Florence Caussé-Tissier : « Maurice a pris toute la mesure des défis complexes du monde d’aujourd’hui »

Dans sa première interview accordée au Mauricien cette semaine, l’ambassadrice de France, Florence Caussé-Tissier, évoque les changements intervenus à Maurice 17 ans après sa première affectation dans l’île comme première secrétaire de l’ambassade de France. « C’est un pays qui a pris toute la mesure des défis complexes du monde d’aujourd’hui, qui nous oblige à des interprétations souvent difficiles ou ambiguës », souligne-t-elle. L’ambassadrice explique que son action durant sa mission à Maurice portera « sur tout ce que nous pourrons mettre en place en faveur de l’environnement, en particulier autour de l’économie bleue, du traitement des déchets et de la préservation du littoral. » Elle plaide aussi pour une culture accessible à tous. « Je crois qu’il faut continuer inlassablement à démocratiser la culture, à la rendre accessible à tous », insiste-t-elle. Florence Caussé-Tissier souligne également que la diplomatie française repose aujourd’hui sur des fondamentaux comme la défense du multilatéralisme et la promotion des droits. « C’est aussi aujourd’hui une diplomatie féministe qui porte des valeurs ayant pour objectif de faire avancer l’égalité homme-femme », dit-elle.

- Publicité -

Dix-sept ans après avoir quitté Maurice, après avoir occupé à l’époque la fonction de première secrétaire de l’ambassade de France, vous voilà de retour dans l’île comme ambassadrice de France. Maurice semble occuper une place importante dans votre cheminement diplomatique ?
C’est vrai. J’ai eu la chance et le privilège d’avoir déjà pu venir dans ce pays magnifique en 2002. J’y suis restée trois ans. Lorsqu’on est diplomate – mais cela vaut également pour beaucoup d’autres métiers – et qu’on consacre quelques années en dehors de son pays, c’est toujours une tranche de vie particulière. Lorsqu’on repart, on laisse un peu de son coeur.

Maurice est une étape qui m’a beaucoup marquée, non seulement parce que c’était ma première affectation à l’étranger, mais également à titre personnel. Lorsqu’on décide son expatriation dans une île aussi lointaine de la France, on sait qu’on ira à la rencontre d’une autre culture, d’autres univers, mais aussi de valeurs et de langue partagée J’avais été particulièrement heureuse lors de mon premier séjour C’est un bonheur de revenir Le philosophe et sociologue Edgar Morin dit que « la vraie nouveauté naît toujours dans le retour aux sources ». Revenir à Maurice 17 ans plus tard, c’est aussi revenir dans un pays qui a beaucoup changé.

Avez-vous retrouvé les mêmes repères après 17 ans ?
Il y a des repères intangibles qui tiennent à des paysages qui m’ont marquée à l’époque et que j’ai redécouverts avec beaucoup de joie. Mais il y a aussi des repères qui ont changé. Il y a 17 ans, toute cette partie d’Ébène était un vaste champ de canne. Lorsque j’y suis passée pour la première fois, après mon arrivée en septembre, je me suis demandée : où est-on ? À l’époque, seule la cyber-tour retenait l’attention. Et maintenant, on voit ce vaste quartier d’affaires. C’est une île qui a beaucoup changé et évolué. Je m’aperçois également, étant maintenant au coeur des dossiers, que le pays a aussi beaucoup changé dans son niveau d’ambition et de rayonnement, au niveau régional et international.

C’est un pays qui a pris toute la mesure des défis complexes du monde d’aujourd’hui, qui nous oblige à des interprétations souvent difficiles ou ambiguës. On voit que Maurice prend toute sa part dans le travail qui est fait et les messages qui sont portés, par exemple en matière de solidarité internationale, en matière d’environnement, en matière de réduction des inégalités… C’est un pays qui se positionne par rapport aux grands enjeux, dont la sécurité. Maurice entend faire entendre sa voix et occuper toute la place qui lui revient dans ce concert des nations.

Vous arrivez à un des moments les plus difficiles de l’histoire contemporaine. L’Europe passe par des moments difficiles, tant sur le plan sanitaire qu’économique, avec des effets inévitables sur Maurice, qui dépend de l’Europe pour son commerce et pour son tourisme. Peut-on dire, à la lumière de tout ce qui se passe, qu’il y aura un changement en termes de priorités ?
Je pense qu’on est à la croisée des chemins. Le président de la République, Emmanuel Macron, disait tout récemment que les défis sont tels que nous ne pourrons nous en sortir les uns sans les autres. Nous sommes dans un monde où il y a des interdépendances. Il faut continuer à amplifier la coopération entre pays, et s’aider mutuellement. Cette crise sanitaire est inédite dans l’histoire du monde contemporain puisqu’elle touche le monde entier. C’est une crise universelle qui affecte non seulement la santé, mais l’économie et l’écologie. Beaucoup de repères sont bouleversés. Ce qui oblige les gouvernements et les autorités à réfléchir au monde de demain pour les générations futures et aux réformes à engager dès aujourd’hui.

Nous évoquions à l’instant la question du tourisme. Beaucoup de pays dans le monde vivaient jusqu’à présent grâce à ce secteur, qui fait partie des piliers de l’économie mondiale. On ne peut pas dire qu’il n’y aura plus jamais d’avions qui voleront et que les touristes ne reviendront pas Je ne crois pas du tout cela. Pour autant, c’est peut-être l’occasion aujourd’hui de commencer à préparer ce monde de demain et voir comment réfléchir sur le reformatage, la réorientation qu’il pourrait y avoir dans ce secteur. On peut travailler sur la question touristique en essayant d’imaginer des options novatrices, des options qui seront celles de demain, en proposant un tourisme qui soit davantage respectueux de l’environnement et qui permettra davantage aux touristes d’apprécier les richesses en termes de culture et de patrimoine d’un pays. Sur cet aspect, Maurice a beaucoup de potentiels et d’atouts à faire valoir.

Les priorités seront-elles redéfinies sur le plan des relations bilatérales ?
Pas vraiment. Il y a une continuité qui fait que des visites et contacts qui se font à très haut niveau donnent des impulsions, des orientations. Et ensuite, quels que soient les ambassadeurs, l’essence même du métier est de se mettre au service de cette relation bilatérale et de se mettre dans le sillage de ce qui est déjà enclenché. Je dois me mettre dans les pas de mes prédécesseurs, parce que tout ceci a de la cohérence et du sens. Quand on décide de travailler entre deux pays, ce sont des actions au long cours qui, parfois, peuvent être impactées en raison de cas exceptionnels, comme la crise sanitaire. On peut aussi rebattre les cartes sur un certain nombre d’actions.

Lorsqu’on a l’habitude de travailler ensemble, lorsqu’on est deux pays partenaires, comme le sont la France et Maurice, il y a des fondamentaux qui sont le socle de cette amitié qui nous lie. Je pense notamment à toutes les actions et le travail que nous menons ensemble dans le domaine de l’environnement, dans le domaine de la coopération, de la recherche, de l’innovation, de l’éducation… Peut-être qu’on mettra davantage l’accent sur la formation professionnelle. On pourrait faire sortir la culture des murs et proposer des actions innovantes permettant d’amener la culture au plus près de la vie quotidienne. C’est quelque chose qui se fait en France. Nous réfléchissons à cette question avec les autorités mauriciennes. On pourrait proposer des séances de cinéma en bord de plage sans qu’on ait besoin de venir à l’institut français pour avoir accès à tel ou tel événement.

L’IFM propose en ce moment le mois du numérique…
En effet, différentes manifestations sont proposées durant le mois du numérique. Il faut que la culture soit là pour tous. Ce qui nous permet, quel que soit l’âge, de grandir dans le savoir et d’ouvrir à chaque fois des fenêtres sur d’autres univers. Il y a d’autres événements qui seront proposés par l’IFM, comme la Nuit des idées, que nous préparons très activement. Cela nous permettra de faire se rencontrer des univers de différents domaines artistiques et de pouvoir, avec le public mauricien, échanger et nous enrichir les uns les autres de toutes ces cultures.

La France est également le premier investisseur étranger à Maurice. Malgré la situation de crise, la coopération dans ce domaine se maintiendra-t-elle ?
Il faut la poursuivre, c’est important ! Il faudra être résilients et faire en sorte que la crise de la COVID puisse être collectivement surmontée, et donc préparer le monde de demain et créer, aujourd’hui, les conditions qui font que des croissances sont possibles dans les deux sens. On n’a pas parlé de la proximité de La Réunion. Or, il faut savoir qu’une soixantaine d’entreprises françaises de La Réunion sont implantées à Maurice. Maurice est par ailleurs le premier pays étranger investisseur à La Réunion. C’est un enjeu également pour la France de pouvoir continuer à faire rayonner les possibilités d’investissements à court, moyen et long termes dans les deux sens, dès lors que les effets de la crise auront été surmontés.

On parlait à l’instant d’enjeux environnementaux et on voit bien comment les deux îles sœurs sont très proches dans ce domaine. Elles se ressemblent fortement tout en étant très complémentaires. Elles peuvent travailler ensemble, notamment sur l’économie circulaire à travers le recyclage et le traitement des déchets. Ce sont des actions qu’il faut soutenir, encourager et stimuler pour verdir les îles sœurs.

Maurice est entrée cette année dans la catégorie des pays à haut revenu. Est-ce que cela signifie qu’il y aura une révision de l’aide apportée par l’AFD ?
L’aide de l’AFD continue. Dans cette crise exceptionnelle qu’est la COVID, la réponse de la France a été exceptionnelle pour que Maurice puisse surmonter toutes les difficultés avec ce prêt de contingence de 300 millions d’euros, qui est un prêt historique. L’AFD va apporter des coopérations techniques pour accompagner Maurice, notamment en vue de l’émergence d’une économie durable décarbonée ou bas carbone. Ce sera un nouveau pas dans la transition écologique de Maurice.

Quand on dit que nos deux pays sont amis, ce ne sont pas des mots creux. On est amis parce qu’on se connaît depuis longtemps, parce qu’on se comprend et parce qu’on se rejoint sur un certain nombre de sujets. Être amis, c’est être là les uns pour les autres lorsque cela va moins bien. Je crois que le geste fort qui a été fait par la France pour Maurice, parce que c’était Maurice, est quelque chose sur lequel l’amitié va encore pouvoir continuer de s’épanouir, pour aller encore plus loin dans ce qu’on peut faire et ce qu’on peut construire ensemble dans ce monde de demain.

Peut-on dire que c’est dans cet esprit que la France a répondu promptement à l’appel de Maurice après le naufrage du Wakashio ?
À partir du moment où Maurice est touchée dans sa chair et son cœur par ce naufrage qui a ému le monde entier, et la France étant aussi tellement attachée à la protection des écosystèmes, il était impossible de ne rien faire. Nous n’avons pas été les seuls, mais nous avons été les premiers. Grâce à cette proximité avec La Réunion, des moyens ont pu être mis en œuvre dans l’urgence pour pouvoir être là très vite. Les relations entre Maurice et La Réunion sont très structurées et sont gérées par un accord-cadre avec la présence, à Maurice, d’un bureau permanent de la Région Réunion.

Il y a eu donc cette aide dans l’urgence à partir de La Réunion. Mais il y aura également le prolongement de cette aide, qui se fera grâce à des aides qui seront apportées par l’AFD orientées sur la capacité à aider Maurice à restaurer sa biodiversité et son littoral, et pour pouvoir accompagner Maurice à travers tous les acteurs impliqués dans cette gestion de crise.

Il est bon de savoir que la situation s’est bien améliorée suite à cette marée noire dans le sud-est de Maurice…
J’en suis très heureuse. Cela participe à cet effort collectif qui montre qu’on est toujours plus forts à plusieurs.

Durant votre premier passage à Maurice, vous aviez manifesté beaucoup d’intérêt pour la coopération régionale. Suivez-vous de près les changements en cours au niveau de la COI ?
Je la suis, bien sûr, parce que France-Réunion fait partie de la Commission de l’océan Indien. Cela fait 30 ans que la France fait partie de cette organisation régionale. Elle est d’ailleurs le premier contributeur. Ce qui témoigne de l’intérêt national. La COI permet aux pays qui en font partie de réfléchir sur les thématiques régionales, qui sont multiples et qui concernent non seulement la question environnementale, mais également tout ce qui touche à l’économie bleue, à la sécurité maritime et à la pêche. Il y a aussi la dimension culturelle et de formation, qui permet ensemble de pouvoir créer des synergies qui permettent de consolider cette très forte identité de l’océan Indien et d’identifier les pistes et les potentiels pour agrandir et élever le niveau de l’ambition que tous les pays laissent à travers cette organisation régionale.

La COI est également un pied à terre pour l’Union européenne, non ?
Bien sûr. Parmi les bailleurs de fonds, il y a l’UE ainsi que l’AFD.

La sécurité maritime fait également partie de votre centre d’intérêt ?
La sécurité maritime en fait partie. Il faut également mentionner la Francophonie, qui est aussi une dimension importante. D’autant que les pays membres ont en commun la langue française. Il y aura bientôt la Journée internationale des professeurs de français, qui sera célébrée le 27 novembre. Ce sera l’occasion de manifester le bonheur de travailler en français. Nous travaillons actuellement sur des activités qui seront organisées en collaboration avec le ministère de l’Éducation.

On évoque souvent la possibilité d’un partenariat Maurice-France pour des investissements en Afrique…
C’est quelque chose de très intéressant et qui participe au rayonnement de Maurice par rapport à la partie continentale africaine, et dans laquelle la France peut avoir aussi un intérêt particulier. On revient encore à cette langue française que nous avons en partage. Ensuite, au niveau de l’enseignement supérieur, il y a des actions qui sont menées, notamment à travers le développement d’un réseau des études françaises, qui se développe en partenariat avec des institutions universitaires mauriciennes. Cela permet d’intégrer des étudiants qui arrivent, entre autres, du continent africain. Ce sont des actions qui vont dans le bon sens. Cela permet de mettre en commun des champs d’innovation et de recherches. C’est un projet gagnant-gagnant pour la France et pour Maurice.

Quels sont les projets dont la réalisation vous tient le plus à coeur pour les trois prochaines années de votre mission ?
Les projets qui me tiennent le plus à coeur porteront sur tout ce que nous pourrons mettre en place en faveur de l’environnement, en particulier autour de l’économie bleue, du traitement des déchets, de la préservation du littoral. Dans le domaine de la culture, je suis convaincue qu’il faudra la rendre accessible à tous. La culture fait grandir le savoir. Ça doit beaucoup nous nourrir, parce qu’on gagne par la suite dans notre capacité à penser le monde ainsi que dans notre rapport à l’autre dans tout ce qui touche à l’altérité. Je crois qu’il faut continuer inlassablement à démocratiser la culture, à la rendre accessible à tous.

Vous êtes la première ambassadrice de France à Maurice. Est-ce que cela veut dire que vous apporterez une touche féminine à votre mission ?
Je suis très consciente que je suis la première femme ambassadrice de la République française à Maurice. Je porte une attention particulière aux questions relatives à l’égalité de la femme sur les questions du genre. Je suis moi-même le produit d’une politique très volontariste menée par la France depuis plusieurs années. C’est en 1930 que, pour la première fois, une femme a été admise à participer aux concours diplomatiques, et la première femme diplomate a été Suzanne Borel, qui était également écrivaine. Lorsqu’elle est entrée au ministère des Affaires étrangères, un de ses professeurs bienveillants lui avait dit : « Vous êtes reçue. Maintenant, il va falloir voir faire admettre ! » Heureusement que beaucoup de chemin a été parcouru depuis.

La première femme ambassadrice du Quai d’Orsay a été au Panama en 1972. Il y a des étapes comme cela qui ont été franchies, et moi-même je me situe dans le sillage de ces femmes pionnières qui ont ouvert la voie. Depuis, le ministère s’est approprié cet objectif de parité. Il porte à une stratégie internationale hommes-femmes pour laquelle un rapport a été remis cette semaine, et qui porte sur quatre ans (2018-2022). La diplomatie française repose aujourd’hui sur des fondamentaux comme la défense du multilatéralisme, la promotion des droits. C’est aussi aujourd’hui une diplomatie féministe qui porte des valeurs qui ont pour objectif de faire avancer l’égalité homme-femme.

C’est un vecteur de la diplomatie française dans le monde. Cela passe par la promotion de l’éducation des filles dans les pays où l’objectif est loin d’être atteint. Cette diplomatie féministe tient également compte la violence faite aux femmes, que ce soit des violences sexistes ou des violences sexuelles. En étant ambassadrice de France à Maurice, toutes ces questions liées à la promotion de la femme et à l’égalité, et pour laquelle la France travaille aussi, recevront de ma part une attention toute particulière.

Il y a également le droit de l’enfant…
Il y a aussi le droit de l’enfant, tout à fait. Il s’agit là des droits fondamentaux qui font partie de l’ADN d’une démocratie et qui comprennent la défense des droits des plus vulnérables. Il s’agira de se positionner en acteur proactif de défense de ces droits.

Une de vos premières activités a été de vous associer au forum organisé par Issa Asgarally à l’occasion de l’anniversaire de Jean-Marie Leclézio, qui attache une grande importance à l’interculturalité. Est-ce un sujet qui vous interpelle ?
C’est cette culture qui tisse des liens et qui permet de nouer des contacts et d’aborder des sujets par des prismes apaisés. L’art est là pour nous inspirer, mais l’art et là aussi pour nous interpeller et continuer toujours de nous questionner. Ce sont des dynamiques positives qui nous incitent à nous remettre en question et nous obligent à toujours se rappeler qui nous sommes, d’où nous venons et, in fine, vers où nous voulons aller.

Il important aussi de savoir comment nous pouvons sensibiliser les jeunes générations pour leur léguer ce monde de demain, et le monde de demain se prépare aujourd’hui. Je crois très fort à cette dimension culturelle et à cette dimension environnementale. Tous les défis sont liés. Chaque génération a sa responsabilité et sa part à apporter pour le rôle qui lui est donné de jouer. Pour ce qui me concerne, j’aurais très à coeur de pouvoir remplir ce rôle avec toute humanité en étant à l’écoute de l’autre. Il n’y a pas de dialogue sans capacité d’écoute.

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -