PORTRAIT: La « mémoire » de Rodrigues se penche sur son présent

Maître d’école à la retraite, Ben Gontran suit l’évolution de la situation politique rodriguaise depuis la varangue de sa superbe maison coloniale, de Port Mathurin. Ben Gontran a publié le premier tome de ses mémoires en 2007. En attendant la parution prochaine du deuxième, nous lui avons demandé son avis sur la situation à Rodrigues
Ben Gontran fut un plutôt bon élève. « Comme il n’y avait que quelques écoles à Rodrigues et que le premier jeep n’est arrivé chez nous qu’en 1964, il fallait beaucoup marcher pour aller à l’école. » Ces longues marches vont permettre à Ben de se débarrasser du handicap avec lequel il était né : le bégaiement. « Comme le matériel scolaire était pratiquement inexistant, nous devions apprendre par coeur les verbes et les tables de multiplications. Pour les mémoriser, on les récitait en allant chercher le fourrage pour les cabris. C’est comme ça que j’ai mis fin à mon bégaiement durant mon enfance et mon adolescence. Je récitais tellement mes leçons et mes devoirs que certaines personnes sont allées voir ma mère pour lui dire : « ou piti la cause to seul are ban cabris dans ravines. » C’est parce qu’il n’était « pas trop bête » que Ben Gontran va devenir un excellent élève. Après ses études primaires, il est nommé pupil teacher, puis student teacher, avant de se préparer à aller suivre un cours à Maurice pour devenir teacher tout court. « Quand je suis arrivé au Teachers Training College, à l’âge de 19 ans, j’étais, comme tous les Rodriguais dans mon cas, terrorisé. Contrairement aux Mauriciens, nous n’avions pas fait d’études secondaires dans la mesure où il n’y avait pas de collège à Maurice. Nous avons été rassurés après la publication des premiers résultats internes : les Mauriciens « signorés » n’étaient pas meilleurs que nous académiquement. » Rentré à Rodrigues en 1954, Ben Gontran commence une carrière d’enseignant, qui lui fera faire le tour des écoles primaires de Rodrigues, et qu’il achèvera avec le titre de maître d’école. Est-ce que Sir Ben, comme l’appelait ses élèves, a été un enseignant heureux ? « Totalement. Une bonne partie des enfants Rodriguais sont passés dans mes classes et je pense qu’ils n’en ont pas gardé un mauvais souvenir. Je le dis parce que ces élèves, qui sont aujourd’hui des grands-pères et des grands-mères, se souviennent encore de moi et viennent me rendre visite ou me saluent quand ils me croisent. » Pourquoi a-t-il mis fin à sa carrière en prenant une retraite anticipée ? « J’avais complété mes trente ans et demi dans le service, ce qui me donnait droit à une retraite complète et puis la retraite me permettait de me livrer à une de mes grandes passions : la plongée sous-marine. » Une passion que Ben Gontran ne pratique plus depuis qu’il a subi une opération au genou, il y a quelques années : « Sans soute une séquelle de ces longues marches que j’ai dû faire dans mon enfance pour aller à l’école. » Son immobilisation forcée lui a donné le temps de faire des recherches pour le premier CD sur les danses traditionnelles de Rodrigues et d’écrire le premier tome de ses mémoires qui est aussi le premier livre sur l’histoire contemporaine de Rodrigues. Le deuxième tome, qui raconte surtout l’évolution de la politique à Rodrigues de l’indépendance à nos jours, sera prochainement publié et, selon son auteur, fera beaucoup de mécontents. Pourquoi ? « Parce que je raconte tous les événements politiques qui se sont déroulés depuis le refus de l’indépendance et, croyez-moi, ce n’est pas toujours glorieux pour les politiques rodriguais. » Quel est le regard que Ben Gontran pose sur la politique dans son île ? « J’observe la politique à Rodrigues depuis que j’ai l’âge de raison, comme tous les Rodriguais d’ailleurs. Comme la majorité d’entre eux, je suis déçu de nos politiciens qui sont censés être nos représentants et défendre les intérêts de notre île. Cela a commencé avec le PMSD de Gaëtan Duval qui avait diabolisé Sir Seewoosagur Ramgoolam à l’époque de l’indépendance. Il avait poussé les Rodriguais à voter contre en leur disant qu’avec l’indépendance on allait fermer les églises, interdire l’élevage des cochons et imposer le port du langouti aux femmes. Les Rodriguais ont voté à 97% pour le PMSD aux élections de 1967. Duval est ensuite venu à Rodrigues féliciter les Rodriguais pour avoir bien voté contre Ramgoolam, avant d’aller faire une alliance avec lui pour entrer au gouvernement ! Cette trahison du PMSD a donné une autre signification au parti de Duval : Parti Malpropre Sorti Dehors ! » Est-ce Ben Gontran n’a jamais songé à faire de la politique active ? « En 1976, l’Organisation du Peuple Rodriguais, qui venait de naître, m’a proposé d’être le colistier de Serge Clair pour remplacer le PMSD, dont les Rodriguais n’en voulait plus. Ma mère n’a jamais voulu en entendre parler; elle m’a dit : mo piti tout dimoune apé cause ou en bien couma maitre d’école, couma ou alle faire politique la moitié dimoune pou cause ou haïr ou. Et elle a jouté : si ou oulé mo mort avant l’heure alle faire politique. Je l’ai écouté. Elle avait raison. » Ce qui ne va pas empêcher Ben Gontran d’aider l’OPR et même de faire partie du bureau politique de ce parti dont le leader est considéré comme le père de l’Autonomie. Un version que Ben Gontran ne partage pas entièrement. « A bien voir, Serge Clair a été surtout le champion de l’autonomie à chaque fois qu’il était dans l’opposition. Il a commencé à parler de l’autonomie en 1983 quand son colistier France Félicité, a été nommé ministre de Rodrigues. Il en parle tout le temps et en 1985, avec plus de force encore, quand il pousse l’OPR à quitter le gouvernement. A l’insu de France Félicité, qui était ministre, qui l’apprend par la presse, et qui, du coup, forme le RPR, qui est devenu le MR par la suite. Tous les partis politiques rodriguais sont nés du mouvement de rejet du PMSD qui a connu des évolutions et surtout des scissions qui nous mènent à la situation politique actuelle. »
« Vous croyez que les Rodriguais ferment leurs maisons avec plaisir pour aller squatter dans des bidonvilles à Maurice et travailler comme enflés camion, maçon, manoeuvre, ouvrière ou bonne ? « 
Quel est le regard que Ben Gontran jette sur la politique actuelle ? « Ma conviction profonde est que tous les politiciens qui viennent dire qu’ils vont travailler pour l’avancement de Rodrigues, travaillent surtout pour eux-mêmes, en fin de compte. Ils travaillent un petit peu pour Rodrigues et beaucoup pour eux-mêmes. Ils veulent tous avoir le plus d’argent possible le plus vite possible comme tous les politiciens. » A lire la presse rodriguaise, on dirait que le pays passe par une période de grande effervescence politique. « Ce sont les politiciens qui donnent cette vilaine image de la politique rodriguaise. Le tapage, le combat verbal — surtout dans la presse partisane — est entretenu par les politiciens. Les Rodriguaiss sont de tous les bords politiques et en dehors des agents, ils ne passent pas leur vie à se battre contre leurs adversaires. Ils n’ont pas le temps de le faire occupés qu’ils sont à essayer de gagner de quoi vivre et faire manger leur famille. Ils n’en viennent pas aux mains à cause de la politique. Ils vivent ensemble et ce sont les politiciens qui ne peuvent pas se sentir. Surtout quand ils ont été dans le même parti. On n’a qu’à lire les « journaux » politiques qui sont des feuilles à palabres et à dénonciations des turpitudes des anciens amis. Heureusement que la population n’entre pas dans ce délire, ce déballage de péchés commis ensemble à l’époque. » Est-ce que les jeunes se retrouvent dans ce tamassa politique ? « Les jeunes vont dans les réunions politiques, qui est une des grandes distractions ici. Comme ils sont plus éduqués, j’espère qu’ils n’épousent pas cette manière de faire la politique. Je crois qu’ils sont plus préoccupés par leur avenir, leur éducation, le chômage, la place de Rodrigues dans la République qui sont de vrais problèmes. » La place de Rodrigues dans la République ? « Il ne faut pas oublier que Rodrigues n’a jamais demandé à faire partie de Maurice, ce sont les circonstances de l’Histoire qui l’ont fait. Nous avons subi une longue série d’occupations : des Français, des Anglais, puis des Mauriciens, car les Anglais nous ont fait devenir une dépendance de Maurice qui était, elle-même, une colonie. Quand vous vivez dans une île dont on vous apprend, dès l’enfance, qu’elle est une dépendance, cela veut dire, quelque part, que le Rodriguais dépend du Mauricien. Ce mot dépendance a fait beaucoup de mal à Rodrigues. Dans la mesure où nous faisons désormais partie de la République de Maurice, nous devrions avoir un traitement égal aux Mauriciens. En tant que partie intégrante de la république, Rodrigues ne doit pas être négligée comme c’est le cas actuellement. » Quelle est la solution à ce problème ? « La solution doit venir à la fois de Maurice et de Rodrigues. Les Rodriguais et leurs « dirigeants » ne revendiquent pas assez de Maurice sur ce chapitre. »
Pour Ben Gontran, il y a également un autre problème qu’il faut régler rapidement pour l’avancement de Rodrigues. « Il y a peut-être deux cinquième des Rodriguais qui vivent à Maurice pour essayer de trouver du travail. Il n’y a pas une seule famille qui n’a pas un ou plusieurs de ses membres à Maurice. Il y a 40 000 travailleurs étrangers à Maurice et des milliers de Rodriguais qui, dans ce cas précis, sont considérés comme des Mauriciens. Vous croyez que les Rodriguais ferment leurs maisons avec plaisir pour aller squatter dans des bidonvilles à Maurice et travailler comme « enflé camion », maçon, manoeuvre, ouvrière ou bonne ? Croyez-vous qu’ils seraient partis s’il y avait du travail dans leur île natale ? » Est-ce que Ben Gontran a de l’espoir pour Rodrigues. « Oui, si nous avons des politiciens qu’il faut. Mais malheureusement, ceux d’aujourd’hui sont trop à couteaux tirés, chacun voulant son boutte. L’espoir, c’est que des jeunes créent un nouveau parti qui sorte vraiment du lot et commence vraiment à travailler pour l’avancement du pays. Pas uniquement au niveau du discours mais de celui de l’action; qu’ils élèvent la voix, tapent sur la table au lieu de jouer au mouton avec le gouvernement mauricien et avec Navin Ramgoolam pour éviter de froisser sa susceptibilité. » Pourquoi ne pas entrer dans l’arène pour mener ce combat ? « Il me semble que je vous ai bien dit que ce sont des jeunes qui doivent mener ce combat, non ? Je ne suis pas de ceux qui disent qu’il faut céder la place aux jeunes et ne bougent pas d’un pouce. Même quand ils ont largement dépassé l’âge de la retraite ! »

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