Shakeel Mohamed, whip de l’opposition: “J’envisage de traîner le Speaker devant la Cour suprême »

Notre invité de ce dimanche est Shakeel Mohamed, député et whip de l’opposition. Dans cette interview réalisée vendredi après-midi, il revient sur les circonstances de sa énième expulsion du Parlement. Shakeel Mohamed annonce également les mesures légales qu’il envisage de prendre contre le Speaker.

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l Si vous êtes une des cibles parlementaires préférées des deux derniers Speakers, il faut reconnaître que vous le leur rendez bien. Est-ce qu’il n’y aurait pas dans votre attitude une part de provocation calculée pour vous faire expulser du Parlement et marquer des points politiques ?
— Je ne vais pas au Parlement pour me faire expulser. Mardi dernier, par exemple, j’avais fait des recherches et préparé un discours pour intervenir sur le débat sur le CSG dans le cadre de la motion contre le ministre des Finances. Je ne m’attendais pas à ce que le Speaker réagisse de façon totalement illogique sur certains issues en refusant des questions, en traitant d’autres de «shameful» ou en interdisant au leader de l’opposition de parler. C’est pourquoi je n’ai pu dire autre chose que «this is ridiculous», ce qui m’a valu d’être nommé par le Speaker, sans qu’il me donne le titre d’honorable membre, comme il avait menacé l’opposition de le faire la semaine précédente.
l Le Speaker a dit qu’il ne donnerait plus le titre d’honorables aux élus de l’opposition parlementaire ! Il a le droit de dire ça ?
— Il y a beaucoup de choses que le Speaker n’a pas le droit de faire ou de dire, qu’il fait et qu’il dit ! Par exemple, la semaine dernière, il a dit à des parlementaires du PTr dans la lunch room de l’Assemblée que du fait que nous ne nous mettions pas debout quand il entre dans l’enceinte parlementaire, il allait prendre des mesures. Il a ajouté qu’il a plein de pouvoirs, même celui de nous suspendre jusqu’à la dissolution de l’Assemblée nationale! Nous avons discuté de cela lundi dernier, mais nous ne nous attendions pas à ce qu’il mette ses menaces en pratique et m’expulsant pour quatre séances.
l Est-ce que le Speaker vous a expulsé parce que vous avez dit «this is ridiculous» quand vous avez voulu poser une question ou parce que vous lui avez dit : «You are a walking contempt. A walking disaster»?
— Quand j’ai dit «this is ridiculous», il m’avait déjà expulsé. Il s’est alors levé, a suspendu la séance et a dit : «I will take care of Shakeel Mohamed» C’est après, quand il sortait de l’hémicycle après avoir suspendu la séance qu’il m’a dit: «What you are doing is contempt», et j’ai répondu: «You are a walking contempt. A walking disaster.»
l Combien de fois avez-vous été suspendu depuis le début de cette session parlementaire ?
— Ce n’est pas une fierté pour moi de dire que j’ai été suspendu treize fois depuis le début de la session, commencée en novembre de l’année dernière. J’aurai passé plus de temps hors du Parlement qu’à l’intérieur. Il est évident que je gêne et que j’embarrasse le gouvernement en utilisant toutes les questions posées par mes collègues de l’opposition au Parlement. Des membres du gouvernement ont déjà dit qu’ils préféraient que je sois hors du Parlement, que j’étais extrêmement gênant : un emmerdeur, quoi.
l Mais avant mardi dernier, vous aviez de bonnes relations avec le Speaker, au point de lui envoyer une part de gâteau pour la naissance de votre dernier fils. Il vous a appelé pour vous remercier et, vous le dites sur votre réseau social, pour essayer de vous recruter pour entrer au gouvernement. C’est un joke ?
— Pas du tout ! Ce n’est pas la première fois qu’il le fait. Il a déjà dit que je vais bientôt faire partie du gouvernement MSM et m’a fait, ainsi qu’à d’autres membres du gouvernement, des propositions dans ce sens.
l Est-ce que révéler la teneur d’une conversation privée avec le Speaker n’est pas «unparliamentary» ?
— Absolument pas. J’ai rendu publique cette conversation parce que j’estime qu’il est nécessaire que le public sache comment fonctionne le Speaker, comment il agit en dehors de l’hémicycle pour montrer le danger qu’il représente pour la démocratie parlementaire. Il agit comme s’il avait été nommé pour être le guerrier, le protecteur, le bouclier du gouvernement. Il agit comme si le Parlement lui appartenait en toute propriété et que le leader et les membres de l’opposition parlementaire doivent poser les questions qu’il juge correctes. Quand vous ajoutez à son ego démesuré, son manque de culture et son appartenance politique à peine cachée, le Speaker est une bombe parlementaire à retardement !
l Est-ce que, selon vous, c’est l’affaire Angus Road qui explique le comportement, disons autoritaire, du Speaker?
—  Pas du tout, le Speaker est toujours autoritaire, mais il l’est plus encore pour l’affaire Angus Road qui concerne le Premier ministre et leader du MSM. Il réagit comme un membre d’un parti politique qui fait tout pour défendre son leader.
l Restons sur l’affaire Angus Road. Pourquoi est-ce que l’opposition continue à poser des questions sur cette affaire en sachant que, il l’a déjà déclaré, le Premier ministre n’y répondra pas ?
— Parce que nous faisons notre travail selon les Standing Orders et la tradition parlementaire qui veulent que le Premier ministre doit répondre aux questions de l’opposition. Nous pensons que la transparence fait partie de la bonne gouvernance et que la population a le droit de savoir. La manière dont se comporte le Premier ministre, aidé par le Speaker, dans l’affaire Angus Road, montre qu’il n’est pas transparent, qu’il a quelque chose à cacher et qu’il a peur, ce qui le rend méchant. C’est pour que le public se rende compte de cela que, semaine après semaine, l’opposition pose des questions sur l’affaire Angus Road.
l On entend de plus en plus cette question venant du public : est-ce que l’opposition a un dossier sur l’affaire Angus Road ou est-ce qu’elle pose des questions pour, comme dit l’anglais, «fish for information» ?
— Nous avons un dossier. Je me suis référé mardi dernier à la lettre écrite par Ravi Yerigadoo, Attorney General obligé de démissionner pour les raisons que l’on sait, à propos de l’affaire Angus Road. Au Parlement, le Speaker m’interrompt pour me demander si j’ai une copie vérifiée, certifiée de la lettre à laquelle je fais référence. Savez-vous pourquoi il fait cette demand, parce qu’une copie certifiée désignerait de manière claire l’identité du whistleblower qui a remis copie de cette lettre à l’opposition. C’est une façon de décourager les whistleblowers qui aurait des documents à faire connaître sur l’affaire Angus Road en particulier et la fraude et la corruption en général. D’autre part, le comportement du Speaker révèle que le gouvernement sait que l’opposition a un dossier solide sur l’affaire Angus Road. Je note que personne n’est venu mettre en cause l’authenticité des paragraphes de la lettre de l’ex-Attorney General, que Week-End a publiée dimanche dernier. Pour revenir au comportement du Speaker, il est temps qu’une institution le rappelle à l’ordre.
l Quelle institution ?
— Le judiciaire. J’envisage de traîner le Speaker devant la Cour suprême.
l Est-ce que le speakership n’est pas une institution indépendante?
— Elle est indépendante. Mais la Constitution donne le pouvoir au judiciaire de s’assurer que toutes les institutions du gouvernement, dont le speakership, fonctionnent de manière démocratique, que la démocratie n’est pas seulement décrite dans les textes, mais mise en application. Quand j’ajoute toutes les sanctions que le Speaker m’a fait subir depuis novembre 2019, je suis en droit de me poser la question suivante : est-ce que je jouis de tous mes droits constitutionnels en tant que membre du Parlement? La réponse est non. Je pourrais avoir le sentiment qu’à travers ses décisions le Speaker cherche à m’expulser définitivement du Parlement. Je n’accepte pas qu’un Speaker puisse dire qu’il pourrait me suspendre pour toute la session, c’est-à-dire jusqu’en 2024, sans réagir.
l Cette opinion est-elle partagée par l’ensemble des députés de l’opposition?
— Absolument. Nous en avons discuté entre nous et nous avons peur de la situation actuelle. Nous avons affaire à quelqu’un qui croit qu’il est intouchable et qu’il peut faire ce dont il a envie au nom de sa conception de la démocratie. Pour répondre à votre première question : oui, je suis provocateur, mais je n’insulte pas. Oui, je suis une épine dans le pied du gouvernement, mais c’est mon rôle en tant que député de l’opposition. Mon agenda est d’embarrasser le gouvernement au Parlement. Je comprends que le gouvernement n’apprécie pas ma performance, c’est dans l’ordre des choses, mais le rôle du Speaker n’est pas de défendre le gouvernement. Quand j’étais ministre, des parlementaires, dont Pravind Jugnauth, m’ont posé des questions embarrassantes que le Speaker d’alors n’a pas censurées pour essayer de me protéger, comme c’est le cas aujourd’hui. Le Premier ministre d’alors n’a pas refusé de répondre aux questions en disant que l’ICAC avait ouvert une enquête, ce qui était pourtant le cas. Le concept de la démocratie a évolué depuis que la Constitution mauricienne a été écrite, nous devons être plus libres et plus démocratiques aujourd’hui que nous ne l’étions il y a cinquante ans. Récemment, en Grande-Bretagne, dans l’affaire Miller contre le gouvernement la Cour suprême a ruled out la décision du Premier ministre Boris Johnson de proroger le Parlement.
l Vous vous attendiez à ce que le judiciaire mauricien suive l’exemple de la Cour suprême britannique ?
— Je l’espère, je le souhaite, mais je respecterai sa décision, quelle qu’elle soit. La finalité ici n’est pas de gagner, mais de se lever et de faire face à l’adversité. Car au Parlement l’opposition doit faire face à l’adversité. Je ne veux pas avoir le sentiment de me rendre au Parlement pour aller affronter le gouvernement et le Speaker, comme c’est le cas actuellement. Je souhaite que, comme la Constitution le prévoit, moi député de l’opposition, je puisse aller me battre contre le gouvernement au Parlement avec le Speaker agissant comme un arbitre, pas comme un défenseur du gouvernement!
l Si je vous ai bien suivi, l’affrontement entre l’opposition et le Speaker est loin d’être terminé.
— C’est dommage, mais c’est ainsi. Nous sommes bien obligés de nous défendre. Le Speaker défend le gouvernement qui, à son tour, envoie ses membres le défendre dans des conférences de presse. Parfois en disant tout et son contraire sur les règlements du Parlement. Quand les membres du gouvernement avaient attaqué nommément Joanna Bérenger, j’avais dit qu’ils ne pouvaient pas le faire sans présenter un motion dans ce sens, comme le prévoit l’article 40, paragraphe 5. Alan Ganoo s’était mis debout en tant qu’ancien Speaker pour dire que j’avais tort. Mardi dernier, il s’est mis debout pour dire exactement le contraire. C’est ça qui est inquiétant, que des politiciens d’expérience puissent dire n’importe quoi pour défendre le gouvernement et son Speaker. Tout cela est rendu possible parce que le système de gouvernement n’a pas évolué, n’a pas eu droit à une remise en question pour le moderniser et le rendre plus efficace. Tout système, comme une voiture, doit bénéficier d’un servicing à intervalles réguliers pour bien fonctionner.
l Mais vous savez mieux que moi qu’aucun gouvernement passé, présent et à venir n’a intérêt à revoir le système qui lui permet d’accéder et de rester au pouvoir.
— Vous avez raison : aucun gouvernement n’a l’intérêt, la volonté et le courage de revoir le système de gouvernement dans certains cas dépassé ou inutile. Par exemple, avons-nous besoin d’un président et d’un vice-président dans ce pays? Est-ce que le système électoral, écrit il y a cinquante ans, correspond aux besoins et aux demandes des électeurs d’aujourd’hui?
l Vos questions sont tout à fait pertinentes, mais quel politique actuel va changer quoi que ce soit dans le système ?
— Je me retrouve à 52 ans entre deux générations de politiciens : l’arrière-garde et les nouveaux venus, et j’entends ce que disent les Mauriciens. Nous n’avons pas le choix : il faut changer le système qui retarde l’avancement du pays et, je pèse mes mots, même s’il permet au Parti travailliste de revenir au pouvoir. Si nous continuons dans la même voie, le parti peut revenir au pouvoir. C’est ce que pensent et demandent les jeunes de ce pays et les politiciens de la nouvelle génération.
l Vous pensez que les jeunes politiciens de la majorité qui ne peuvent dire deux mots sans louer le Premier ministre — comme tous les ministres d’ailleurs — et ceux de la minorité qui en font autant avec leurs leaders respectifs vont se lever pour réclamer un changement du système qui leur a permis d’entrer au Parlement ! Comme disait autrefois le leader de l’opposition : arret révé camarade !
— Tout parti politique est, à un moment de son histoire, accaparé par ceux qui ne veulent pas céder la place, et c’est humain, parce que nous pensons tous que nous sommes indispensables et irremplaçables. Ils pensent que sans eux le système et le parti vont s’écrouler et font tout pour rester en place. Les jeunes de la majorité, ainsi que des membres plus vieux, se sentent mis de côté, sans poste de responsabilité, sans pouvoir faire leurs preuves, cantonnés à lire des discours qu’on écrit pour eux. Ces jeunes veulent du changement, mais ils n’osent pas, ils ne savent pas encore comment le dire. En ce qui me concerne, je vais me battre pour le changement du système, même si cela doit me valoir d’autres expulsions encore.
l Est-ce que les partis d’opposition partagent votre analyse?
— Ils n’ont pas d’autre choix. Autrefois, les leaders disaient au peuple ce qu’ils voulaient. Aujourd’hui, c’est le peuple qui dit aux leaders ce qu’il veut.
l Continuons à philosopher : est-ce que le peuple a envie de changement ?
— Bonne question. Il est clair que ce gouvernement a été élu par une minorité, mise à part une marche pacifique dans Port-Louis, le peuple n’a pas fait entendre son mécontentement. Je pense que beaucoup plus de gens qui sont restés chez eux veulent d’un changement, mais ils ne le disent pas encore publiquement. Ceux qui sont au pouvoir et ne veulent pas du changement ont déplacé le débat vers la religion. C’est ainsi qu’on entend dire que les marcheurs sont majoritairement d’une communauté et veulent attaquer une autre, la supposée majorité à Maurice. C’est ainsi qu’on oppose les hindous aux musulmans et à la population générale et qu’on va même jusqu’à essayer de créer des divisions au sein de l’Église catholique. Il faut vivre et penser Maurice.
O C’est ce que déclare régulièrement le Premier ministre dans ses discours publics…
— C’est vrai. Mais où tient-il ce discours ? Dans les réunions des organisations socioculturelles où l’on parle de la possible perte de pouvoir, de guerre nécessaire pour le garder. Si ce langage avait du sens peut-être dans les années 1960 du siècle dernier, ce n’est plus le cas aujourd’hui dans les années 2020. Les gens ont changé et mûri, pas le système de gouvernement.
l Revenons au Parlement. Vous savez que beaucoup trouvent que le leader de l’opposition est trop mou, trop consensuel. Votre opinion ?
— Arvin Boolell est quelqu’un de calme, un gentleman qui fonctionne avec ses caractéristiques. Je crois qu’il sait quand se calmer et quand être agressif, dans les limites des Standing Orders et de son caractère. Mais ce n’est pas facile pour lui de faire face aux insultes du gouvernement, que le Speaker n’entend pas, qui lui rappellent chaque semaine qu’il n’est pas le leader du PTr. Ce n’est pas facile pour lui de faire face à un Speaker qui l’empêche, par tous les moyens, de faire son travail de leader de l’opposition.
l Je vous rappelle qu’en d’autres temps, Paul Bérenger a eu droit au même traitement au Parlement, souvent des élus du PTr.
— Mais Paul Bérenger a un caractère différent et une longue expérience du poste de leader de l’opposition. Ceci étant, Arvin Boolell a des qualités que j’aurais souhaité avoir et il fait bien son travail, malgré les circonstances difficiles.
l Où en est-on avec cette fameuse alliance PTr/PMSD/MMM en gestation?
— Il n’y a pas d’alliance, mais une entente qui nous permet, au niveau parlementaire, de coordonner notre action au Parlement et de préparer et nos questions et nos interventions.
l Dernière question : est-ce que vous partagez l’opinion de votre père Yusuf Mohamed sur l’actuel leadership du Parti travailliste et, selon lui, ses conséquences désastreuses sur l’avenir du parti ?
— Je ne partage pas son opinion, mais il a le droit de l’avoir et de le faire savoir. En ce qui me concerne, le leadership du PTr n’est pas une question d’actualité, dans la mesure où personne au parti n’a déclaré son intention de devenir le prochain leader. La force d’un grand politicien, ce n’est pas de faire et de dire, mais sa capacité de savoir se retirer quand le temps est venu. Il ne suffit pas de savoir se retirer, il faut surtout préparer la relève en occultant le fait que le remplaçant doit faire partie d’une communauté et d’une caste, même si c’est cela fait partie de ce qu’on appelle les réalités électorales mauriciennes. Cela fait aussi partie des choses qui doivent changer dans le système politique dont nous avons parlé.
l Si la question du leadership au PTr se posait, est-ce que cela vous intéresserait ?
— Oui, je serais intéressé.

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