Alain Muneean (Abaim) : « Les bonnes pratiques sociales sont mises à mal par un individualisme social et culturel »

« Le sort de la langue bhojpuri nous interpelle profondément, car cette
marginalisation représente un recul dans la diversité culturelle »

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À l’heure où le monde se déchire dans une sorte de vision manichéenne et tronquée de l’humanité, il existe encore, ici-bas, des personnes, des collectifs, des associations qui continuent leur combat sans relâche pour un retour aux sources. Le respect d’autrui, la célébration des cultures et du patrimoine ou encore la transmission des valeurs sociales et humaines sont autant d’éléments sacrosaints à la survie de l’Homme… Dans le cadre du 20e anniversaire de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, Week-End a posé quelques questions à Abaim, groupe incontournable de la scène culturelle locale. Alain Muneean, responsable de la section culture et développement d’Abaim, nous répond.

L’on célèbre, cette année, le 20e anniversaire de la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Que dit cette convention ?
Effectivement, cette convention de l’UNESCO, datant de 2003 et ratifiée par Maurice en 2004, reconnaît de manière explicite le rôle et l’importance du patrimoine culturel intangible pour la survie et dans le développement de l’humanité dans toutes les sphères de vie possibles et imaginables. Elle définit clairement ces sphères en les mentionnant explicitement comme suit : l’oralité (langues indigènes, contes, poésie, sirandanes, etc.) ; les arts de la scène (chant, danse, musique théâtre, mimes, etc.) ; les pratiques sociales (rites, rituels autour d’événements tels que la mort, les naissances) ; la nature et l’univers (l’environnent, les plantes, la médecine traditionnelle, les croyances) et l’artisanat traditionnel (fabrication d’objets utilitaires et d’ornement, fabrication d’instrument de musique).
La convention prévoit une rencontre intergouvernementale chaque année où sont discutées et approuvées, entre autres, les demandes d’inscription d’éléments sur la liste mondiale de L’UNESCO. À Maurice, le séga typique, le geet gawai, le séga tambour et le séga chagossien sont inscrits sur ces listes. Ces rencontres prévoient aussi d’accréditer des ONG actives dans le domaine du Patrimoine culturel intangible (PCI) pour soutenir l’action de L’UNESCO. C’est dans cette optique qu’Abaim a obtenu cette accréditation en 2020.
La convention met énormément d’accent sur les pratiques culturelles au niveau des communautés de base de la société en privilégiant le rôle des praticiens et l’approche des droits humains de même que la diversité culturelle. La convention a ceci d’intéressant qu’elle fait fonctionner en son sein un forum d’ONG qui se rencontrent en même temps que les États-parties.

Et justement, que dit Abaim ?

Abaim se retrouve totalement et de manière naturelle dans cette convention de par les domaines dans lesquels elle est active maintenant depuis 41 ans. La convention, en accréditant Abaim, valide nos actions dans le domaine social, psychopédagogique et culturel auprès des enfants, des familles, des communautés de base, au niveau local, national, régional et international. La multidisciplinarité du contenu de la convention nous offre un cadre intéressant qui nous permet de faire reconnaître l’intelligence, le savoir-faire et l’efficacité de ceux qui sont à la base du progrès de l’humanité là où ils ou elles vivent ou survivent. C’est ainsi que nous avons pu, à travers des collectages créatifs respectant les détenteurs des savoirs primaires, monter des corpus d’apprentissages avec les apprenants. Ces expériences ont même par la suite été documentées en format livre, CD, DVD et sont utilisées dans le circuit scolaire. Cette convention représente pour Abaim un « safe heaven », un point d’ancrage au niveau mondial pour soutenir de manière durable nos actions pour que la culture devienne vraiment un outil de développement durable.

Comment se manifeste le patrimoine culturel immatériel à Maurice ?

Le patrimoine culturel immatériel s’inscrit dans le schéma que nous avons décrit plus tôt. Pour Abaim, l’enjeu de la langue maternelle a été et est toujours un enjeu décisif pour un développement intégral de l’individu. De gros progrès ont été réalisés avec l’introduction du kreol à l’école, mais nous croyons que son utilisation comme médium d’enseignement est certainement la voie à suivre pour plus de progrès y compris pour toutes les autres langues. Le sort de la langue bhojpuri nous interpelle profondément, car cette marginalisation représente un recul dans la diversité culturelle et appauvrit l’ensemble de l’humanité. La représentation des arts de la scène dans les circuits manque cruellement la dimension de la tradition culturelle du patrimoine intangible. Elle n’est pas non plus bien lotie côté média audiovisuel. Les bonnes pratiques sociales qui représentaient des socles durables dans le temps ont été et sont mises à mal par un individualisme social et culturel. Cela a été préjudiciable à notre inconscient et notre intelligence collectifs qui ont tellement contribué au progrès de l’être humain. L’artisanat traditionnel souffre encore de la mercantilisation plus encline à importer les produits artisanaux qu’à reconnaître les valeurs intrinsèques de nos artisans locaux.

Le mois dernier, Abaim avait accueilli des chercheurs étrangers pour parler du patrimoine vivant dans l’éducation formelle. Qu’est-ce qui en découle ?

Nous avons creusé davantage nos pratiques en les comparant avec celles de nos partenaires de la Finlande et du Népal. Cela a été une occasion exceptionnelle d’analyser ces pratiques en présence de spécialistes avec cette expérience d’avoir mis en œuvre des actions basées sur le patrimoine culturel intangible de leur pays. Cela nous a donné l’occasion de nouer et de renouer des liens avec les institutions éducatives et culturelles du pays, avec des échanges fructueux qui demandent à être inscrits dans des partenariats qui soient durables. La dimension recherche académique a pris une forme intéressante et se poursuivra avec une visite au Népal l’année prochaine. Le personnel, les volontaires, les enfants et les parents d’Abaim de Beau-Bassin, Le Morne et Grand-Baie ont eu l’occasion d’être exposés aux enjeux des PCI avec les dimensions cocréation artistiques et recherche appliquée. Leur implication a été saluée par nos visiteurs.

Ces derniers temps, il semble y avoir une plus grande prise de conscience sur le patrimoine, qu’il soit culturel ou naturel. Qu’est-ce qui pourrait expliquer cela, selon vous ?

Plusieurs facteurs peuvent y avoir contribué : les faiblesses de la politique de globalisation ou encore la pandémie du Covid qui a remis en question le modèle économique mondial. La pandémie a ainsi forcé le modèle des structures de santé publique à mettre plus d’accent sur l’utilisation de la médecine traditionnelle et les pratiques d’exercices physiques et de méditation. L’on peut aussi évoquer le changement climatique requérant un nouveau modèle de développement économique à travers l’économie créative. Il met plus d’accent sur le tourisme durable tablant sur les expressions culturelles authentiques des peuples. De même que l’existence de la convention relative aux PCI argumentant de manière lucide les enjeux culturels pour le développement.

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