Port-Louis, la nuit et l’hiver : Il ou elle, un peu de moi habite le SDF… à quand le déclic d’une chaleur humaine ?

Lorsque le sujet a surgi au sujet des SDF de la capitale dans ce froid hivernal, la première réaction a été : « Encore un de ces drames humains ! » Sur le terrain, cet exercice de partir à leur rencontre s’est révélé encore plus bouleversant.
Comment changer le regard pour qu’on se sente aussi une partie de la solution aux problèmes de ces SDF ? N’est-il pas temps de mettre en place une application mobile pour permettre aux SDF d’appeler un numéro fixe pour se sentir à l’abri du danger, du froid hivernal, d’une maladie, d’un manque de nourriture ? Comment, en 2022, peut-on rester insensible face à ces personnes qui dorment dans la rue sous des étals de fruits et légumes, à cette femme enceinte qui se demande comme elle accouchera. Et quel abri, non pas avenir, pour son nouveau-né? La toilette intime se fait sous un pont ou entre deux étals, la nourriture est devenue une option, des plus aléatoires.
Le pire dans la rue ce n’est pas le froid ou la faim, mais l’isolement relationnel, voire l’indifférence, comme le disent les SDF. Le fait que personne ne leur parle, qu’ils soient invisibles et ignorés. Il est temps d’une grande prise de conscience auprès de chaque Mauricien… Oser la rencontre, franchir cette ligne et créer le lien avec ces personnes sans abri, en nous disant : Il ou elle, c’est un peu de moi qui l’habite.

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Dora (femme enceinte) : « Dir mwa kouma donn lavi lor lari »

Elle est fine et attend son premier enfant. Le visage innocent de Dora tranche avec les questionnements qui la perturbent : « Mo trouv lot personn divan mwa ansint, perdi zot zanfan lopital. Dir mwa kouma loperasion pase, dir mwa kouma donn lavi ? Mo plore, mo mari ki viv lor lari pa konpran, Mo belmer osi viv lor lari, so garçon sa, li bizin konpran kifer enn mama plore. »
Malgré autant de questions, Dora reste cohérente dans ses propos : « Madam pa an koler, ou ti kapav donn mwa enn tigit zi, pa mwa ki demande, tibaba dan vant la, ki pe krie. »
Elle ne cesse de répéter que les gens qui gagnent à la loterie sont des millionnaires. Mais quid de ceux qui, comme elle, vivent de la rue ? « Pa kapav met tou zafer dans problem, me eski li enn maladi sa ansint, kouma pou gagn zanfan la ? Pena cash pou al klinik, lopital. Pa pou get dimoun dan lari. »
Ses mots sont ponctués d’interrogations. Dora ne connaît que des incertitudes. « Ou panse si mo ti gagn loto, mo lavi ti pou sanze. Ki sa ete sa, ena larzan, gagn loto ? Mwa mo zanfan pe krie dan mo vant, enn tigit dile, likozad, svp. »

Edley : « Kan tap laport, dir SDF sa, okipe »

Asthmatique, on peut encore entendre les sifflements qu’il émet et qu’il tente de cacher derrière une bouffée de cigarette. Edley n’en veut plus de cette vie, chercher de quoi manger : « Vire tourne pou gagn manze, molton. Nou bizin enn twa. Ena lizinn ki ferme, ti kapav vinn enn abri. Nou finn gagn zit trwa son. Kan tao laport, dir SDF sa, okipe. Ne pli dir atann pou ekoute, dir kare kare okipe. Nou finn ne dan enn lakaz avek papa, maman, enn konsekans lavi nou vinn SDF. J’invite le ministre Obeegadoo à venir écouter nos doléances. Si sak mamb piblik partaz nou douler, nou pou resi gagn travay san bizin sertifika moralite ek enn twa.
Âgé de 42 ans, ça fait 20 ans qu’Edley est à la rue. Il se dit choqué que lorsqu’il part pour un entretien d’embauche, on lui demande ses relevés bancaires. « Cash pena, pe viv lor lari man, si dimounn pa guet nou lor semin, nou mor. Provok sa mare konsians imenn la, tir SDF dan problem, donn li enn travay, enn twa pou aret mandicite. »

Sandra : « Aboli sertifika moralite, rann nou nou dignite »

À 40 ans, Sandra raconte que son mari l’a entraînée dans la prostitution. En 2020, elle vivait dans une maison, mais sur la demande du propriétaire, elle s’est résolue à rendre les clés. Elle arpente les rues de Port-Louis et lance à qui veut l’entendre : « Kot ale diman sertifika moralite. Bizin aret stigmatizasion. » Sandra a cumulé divers boulots comme Quality Controller, dans une ONG, un supermarché, avant ses déboires.
« Mo mari ti an plin yen, monn fini lor lari, dan prostitision, me aster mo gard mo dignite. » Elle vit sous un abri en carton avec d’autres SDF, et, parmi deux autres femmes. Sandra s’est fait agresser injustement, son bourreau l’ayant prise pour une autre : «Mo finn soufer, me monn refiz al lopital. » Mère d’un fils qui vit chez ses parents, Sandra avoue sa crainte le soir : « Tou kalite kapav zoin. Mo aksepte la mizer, ase prostitision. »
En plein confinement, elle dit avoir subi des coups en tentant de chercher de la nourriture. « Les femmes en particulier, lorsqu’elles sont à la rue, se retrouvent isolées et subissent de grandes violences », martèle Sandra. Sa toilette intime, elle la fait entre deux étals avec un seau d’eau caché entre un drap et des parasols. Autrefois, elle se baignait sous le pont, mais depuis quelques jours, l’eau ne coule plus. Et avec le froid hivernal, elle ne sait pas trop comment s’y prendre.
« Comme Mauricienne, je lance un appel. Que les gens aient un sentiment pour les SDF. Mo pa ti dezir viv sa lavi la. C’est un concours de circonstances. Akoz moralite, pena travay. » Elle peut encore travailler pour peu qu’on lui donne sa chance. « Mo lans enn apel a lotorite, a bann Morisien, vinn get nou, pa met de koton dan zorey. Nou ena bann kont pou rann Bon Die nou tou. Nou bizin bwar, manze. Mais avant on a besoin de regagner notre dignité et c’est à travers un emploi et un toit qu’on pourra retrouver nos marques. »

Kevin : « Si mo koze… fode ou santi mo soufrans »

Il n’est jamais à court d’arguments, Kevin. « Avan ou demann mwa rakonte mo lavi, bizin fer prezantasion pou kone si ou pou kapav konpran mo douler. » Kevin touche à un point sensible, il veut exister de nouveau dans le regard de l’autre dans lequel il a perdu toute confiance. Il raconte avoir été témoin de la mort d’un SDF en plein hiver il y a quelques années. Lui explique être à la rue « par un mauvais choix de vie ».
Il a connu les affres de la drogue. Du coup, son niveau de vie a pris une courbe descendante au point de le conduire sous un pont à Port-Louis. « Depuis 2020, on essaie de faire entendre nos voix de SDF, mais on trouve la porte close auprès des autorités. Les molletons, on les aura à quelques mois avant le début de l’été. Qui se soucie d’un SDF ? Si mo koze… fode ou santi mo soufrans, ou donn mwa solision pou sorti de mo kondision. Ar SDF pli ena lantred, dimoun zis pase, ziz nou. Viv nou soufrans, nou pale sarite, nou le travay, enn twa. Gagn bate ar taiwane enn fwa. Pa kapav dormi lor de zorey aster. La rue est un terrain de violence, de survie. »
Le processus de désocialisation engendre une perte de l’image de soi, de l’idée d’intimité, d’espace privé, de temporalité autre que celle de l’urgence, à savoir où dormir, où manger, où aller aux toilettes, Kevin se dit amoindri, défaitiste, mais garde espoir de s’en sortir. Sa voix prend alors une dimension forte, chaude, narrative avec cette conviction qu’un jour cette voix trouvera un écho favorable et que sa dignité lui sera rendue.

Marie-Ange : « Mo ti bizin fini sorti dan lari »

Mariée à un Suisse décédé aujourd’hui, Marie-Ange vit sous un étal en carton avec son fils, sa belle-fille enceinte et d’autres SDF. Elle avait une situation de vie stable avec son époux, mais depuis son décès, le chaos s’est installé dans sa vie. Elle se dit fatiguée des incertitudes de la vie, soucieuse du devenir de sa belle-fille enceinte, de son fils.
« Dimans, mo al prie Immaculée, apre misie Hugo ki ed nou grandi nou la fwa par la prier, pa manke donn nou enn bon repa. Li ek so madam, zot enn vre rekonfor dan mo detres. » Et ce regard est chargé d’humanité, il permet de savoir qu’on existe aux yeux des autres.
Son quotidien détérioré par la misère, Marie-Ange le vit sans supplice, elle regarde de temps à autre à gauche, à droite comme pour chercher un secours providentiel. « Mo bizin enn lakaz. » Dans sa tête, des projets émergent. « Mo ti bizin fini sorti dan lari depi lontan. Kouma enn travay demann enn lapel, si ou vant vid, ou pa pou kapav reponn. Demann ou patron, dan lari, li parey, si mo pa manze, mo pou tonbe. Si vant kontinie vid, pou ena lamor. » Marie-Ange se voit déjà dans sa maison à cuisiner, faire son thé. Utopie de la vie à laquelle elle s’accroche.

Mathieu : « Lari madam, mo ti madam sa »

Il était sur la rue Madame, Port-Louis, attendant fébrilement qu’un passant glisse dans ses mains une miche de pain recouverte de beurre fondant dont il raffole. Il a la dégaine crasseuse, le crâne dégarni et des rides creusant son visage amaigri, reflet de ses deux jours de disette. Il a bien un prénom, mais quand les gens le désignent, on le nomme SDF. On l’évite car il ne sert à rien. Encore une bouche de plus à nourrir… On éprouverait presque de la pitié, si ce n’est une gêne de devoir trouver une pièce pour qu’il arrête son manège de : « siou ple, enn ti cash, madam, misie. » Appelons-le Mathieu, car les rares fois où quelqu’un daigne l’aborder, il veut bien partager ses petites misères du quotidien. La plupart du temps, les gens font semblant de ne pas le voir, car il est du genre persistant, Mathieu.
Pourtant, il assure ne pas déranger, juste une pièce pour s’acheter un pain, ou une bouteille d’eau pour apaiser sa soif. La rue est devenue son territoire, surtout celui de la rue madame qu’il arpente chaque jour. Quand il prononce ce mot rue madame, il est pris d’un petit rire convulsif. « Mo ti madam sa. » Cela le renvoie à des images de jours heureux en compagnie de sa tendre moitié. Pourtant, elle l’a délaissée à un moment où il avait le plus besoin d’elle. Il reconnaît avoir été un ivrogne, ce qui lui a coûté son emploi. Depuis, il erre dans les rues. Lui, le croyant, a fini par délaisser les bancs d’église, ne s’y sentant plus à sa place. Le mal-être a pris le dessus…
Aujourd’hui, il dépend d’un geste amical pour survivre. Son abri, c’est la rue et par ce temps glacial, il dit avoir pour unique compagnon de fortune un chien errant. « Mo get toutou la, li get mwa. Mo konpran li, li konpran mwa. Parfwa mo ser li dan mo lebra, po aret gagn fre. Mo protez li, li protez mwa. Mo partaz mo dipin ek mo delo ar toutou. Si pena li mo pa exziste. Après mo madam, lamem, li apel rue Madame. »

Bhai Mamade, chanteur : « Bizin atann minwi pou kas la krout »

Il se dit chanteur, Bhai Mamade, et invite même de voir sur YouTube sa chanson. Il dort pourtant dans la rue, sa maison ayant pris feu. Tout a brûlé. Cela fait 15 ans qu’il vit dans la rue et se console le matin de son emploi sur le ruisseau du Pouce comme nettoyeur de toilettes publiques. Ce maigre argent empoché ne lui permet pas de subvenir à ses besoins.
Sous son molleton défraîchi, Bhai Mamade veut bien croire qu’il a encore un petit chez lui : un banc public à Plaine-Verte qui lui sert de lit. Et pour lutter contre ce froid hivernal, il casse la voix à la Bruel en se félicitant d’avoir un jour été adulé comme chanteur. « Mo bizin atann enn bon samaritin parfwa minwi pou kas lakrout. »

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Rue des Pamplemousses, sous les étals

Un froid d’hiver s’abat dans la pénombre sous les étals de fruits, de légumes et de vêtements qui servent de lieux de vente des marchands ambulants le matin et deviennent le soir des abris de refuge. Ils sont une dizaine de sans domicile fixe, blottis dans ces étals délabrés de la Rue des Pamplemousses, à Port-Louis. La pénombre empêche de distinguer leurs visages. Nazeem Toofany est cloué au sol, sur des planches qui lui servent de lit. « Mo lerin inn ize, Dr. dir mwa, mo lezo laans ize. Pli ki enn mwa edemi, mo pe atann pou opere », se lamente-t-il.
Depuis le décès de sa mère, il erre dans la rue et se fait aider par les proches SDF le matin pour évacuer les lieux. Il a jadis travaillé comme maçon. Aujourd’hui, il se plaint du froid hivernal, de la maladie qui le cloue au sol. Plus loin, un autre de ses amis fait entendre sa voix, ses pieds sont ravagés de callosités qui l’empêchent de se déplacer. « Mme, mo bien kontan, ou finn deplase pou ekout nou mizer. Nou bizin ede, enn système de kominikasion pou kapav sorti dan nou problem. Bokou SDF pas mizer. Avec le froid, c’est pire. Parfwa nou pena manze, ni enn kafe so pou bwar », confie-t-il.
Sa voix se fait suppliante, d’autres de ses amis sont dans les mêmes souffrances. « Dimoun pa kone kouma pou vinn nou an ed. Nou zis dir zot, vinn get nou, ed nou sorti dan mizer. On s’en sort parce qu’on compte sur les gens qui nous permettent d’exister. Sinon, on n’est rien. Il faut un numéro de téléphone qui pourra aider un SDF malade. Il faut aussi des points de rencontre, des distributions de repas, on a besoin de ce contact humain pour nous tirer d’affaire. Il faut créer une relation fidèle et régulière pour que la personne SDF se sente entourée. »

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Shahfaraz Rughony : « À la recherche d’une situation d’égalité pour les SDF »

Président de l’association Rays Of Hope de Plaine-Verte, Shahfaraz Rughony est un jeune volontaire qui se bat avec son équipe pour venir en aide aux SDF. Son association prévoit la mise en place d’un site web pour permettre de localiser les SDF dans le besoin. Il se dit également partant pour une application mobile pour permettre aux SDF d’avoir recours à une aide immédiate.
« Il faut surtout arrêter de stigmatiser les SDF. Chez Rays Of Hope, on est venu avec un projet de trois cabines de douches et de toilettes au centre Marie Reine de la Paix qui s’est concrétisé pour permettre aux SDF un droit à l’hygiène. En hiver, beaucoup font face à des complications de santé et quand ils se rendent à l’hôpital, ils ne sont pas pris au sérieux. Pe panse zot vinn rod enn lili pou dormi. »
Il se dit heureux qu’au plus fort du Covid, beaucoup de personnes et d’organisations se soient intéressés au sort des SDF. Mais, dit-il, parfois dans une région, un SDF peut avoir trois packs de nourriture et d’autres non. Il faut une localisation dans les régions. D’où l’apport d’un website pour mieux gérer les demandes d’aide. Il raconte qu’à Plaine-Verte, on compte autour de 80 sans-abri et que les enfants et femmes enceintes sont placés dans des shelters. « Pour rendre sa dignité au SDF, cela commence par le regard que l’on pose sur lui. Il faut savoir que nous venons chercher une situation d’égalité. »

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Diana Flore, du groupe Tonnelle : « Aidons les Mam San Baz à sortir de leur solitude »

« Le groupe Tonnelle s’occupe des Mam sans baz depuis 32 ans, suivant une idée du père Henri Souchon, épaulé à ses débuts par Hugues Sauzier. Il faut vivre avec les SDF pour comprendre la réalité du terrain. En hiver, ils vivent dans une situation précaire sous des étals, sous les ponts, dans des boîtes en carton. On a pu toucher 150 SDF dans la région de Port-Louis. Ce que l’on apporte aux SDF, c’est simplement le fait de pouvoir compter sur des gens, ils ont tous ce désir ardent de sortir de la rue. Il faut leur apporter cette chaleur humaine, seuls ils n’arriveront pas, il faut que tout un chacun réalise que dehors, il y a un homme, une femme, un enfant sans toit, dans le froid attendant une aide. Il faut un mouvement citoyen avec pour mission de lutter contre la solitude des SDF. »

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