Pr Arnaud Carpooran : « la promotion d’une langue nationale favorise l’idée de la construction d’une nation »

L’Université de Maurice (UoM) introduit un BA (Hons) Creole studies dans son programme pour la rentrée 2024/25. Le cours a obtenu l’accréditation de la Higher Education Commission (HEC) en mars 2024. Dans l’interview qui suit, le professeur Arnaud Carpooran, de la faculté des sciences sociales et humaines de l’UoM, et Programme Coordinator du BA(Hons) Creole Studies, indique que ce cours est une suite logique de l’évolution de la langue. Il parle des perspectives d’emploi à l’intention de ceux qui opteront pour cette licence, avec une certitude de pouvoir embrasser l’enseignement à condition de compléter le PGCE.

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Arnaud Carpooran note que jusqu’ici, « une des raisons données pour ne pas l’introduire en HSC était qu’il n’y avait pas assez d’enseignants pour l’enseigner ». Loin de s’engager dans une démarche politique, il reconnait que « la promotion d’une langue nationale favorise l’idée de la construction d’une nation ». Il évoque aussi la dernière publication Lortograf Repiblik Moris, qui est un bilan au regard des orthographes du Kreol Morisien et du Kreol Rodrige, et venant éclairer, préciser, apporter de nouvelles informations et faire des recommandations sur le Kreol Repiblik Moris. Une publication de l’Akademi Kreol Repiblik Moris (AKRM), en collaboration avec l’UoM, le Mauritius Institute of Education (MIE) et le Creole Speaking Union (CSU).

 

Le lancement de Lortograf Repiblik Moris a eu lieu la semaine dernière. Comment le situer dans les travaux en cours sur le Kreol Morisien ?

 

En 2011, avec le projet d’introduction du Kreol Morisien au cycle primaire, le gouvernement avait mis en place l’Akademi Kreol Morisien (AKM), une structure pour finaliser les préparatifs, soit l’orthographe et la grammaire pour cet enseignement. L’AKM avait des Terms of Reference : régler la question de la grammaire et de l’orthographe, former les enseignants, et produire le manuel. L’AKM a complété cette mission et le Kreol Morisien est enseigné jusqu’à la Form V.

À l’époque, on présumait qu’une seule orthographe suffirait à l’ensemble de la République. Or, il y a eu une résistance de la part des Rodriguais et de l’Assemblée Régionale de Rodrigues. Ils arguaient qu’il existe un créole propre à Rodrigues et que l’enseignement d’une même orthographe, phonologique, qui serait privilégié à Maurice aux enfants rodriguais, mettrait en péril l’identité rodriguaise. Ce qui avait causé un problème d’ordre politique entre Maurice, île centrale, et Rodrigues.

Nous avons cherché un mécanisme, notamment avec un travail conjoint entre l’UoM et l’ARR pour nous occuper de la question. Le Mauritius Institute of Education (MIE) a aussi eu des séances de travail pour contextualiser le manuel qui y sera utilisé. L’AKM a changé d’appellation pour devenir AKRM qui tient compte de la République de Maurice dans sa diversité. Le créole rodriguais est à 80% semblable du créole mauricien et la publication prend en considération toutes ces spécificités.

Cette publication est un bilan des 12 dernières années. Nous avons eu pas mal de retours de terrain pour savoir ce qui a marché ou pas, ce qui mérite explication ou clarification. Par exemple, pour le son « in » comme dans « africain » : est-ce qu’on utilise « in » ou « en » à la fin ? Qu’en est-il des autres nations ? Un autre exemple : le son « x » comme dans « examen ». Est-ce que nous gardons « x » comme en français ou anglais, nous mettons « ks » ou « gz » ? Ici, les trois sont possibles. Est-ce que nous maintenons le « h » dans certains mots quand il n’est pas prononcé, parfois, parce qu’il est symbolique comme dans « halim », ou « halal ».

Il y a aussi les toponymes. Quand est-ce que nous les créolisons ou pas ? Au départ, nous avions dit, nous gardons l’orthographe originale mais nous avons remarqué une tendance à les créoliser, par exemple Porlwi, Kirpip. L’objectif : faciliter l’écriture de la langue. Nous venons avec une explication pour savoir quand la créolisation est recommandée – donc si nous ne le faisons pas, cela porte à conséquence – et dans quel cas, les variantes sont permises.

 

Combien de temps avez-vous travaillé sur ces aspects?

 

Nous étions à quatorze et cela nous a pris un an pour écrire les dix-huit chapitres. Nous avons parlé de la situation avant 2011 pour Maurice et Rodrigues, du rapport de 2011 et l’impact de l’orthographe sur le paysage sociographique.

 

Y a-t-il, en perspective, la publication d’une autre édition du dictionnaire ?

 

Pas de sitôt. La troisième édition prend déjà en considération un certain nombre d’éléments qui figurent dans Lortograf kreol Repiblik Moris. À un moment donné, le dictionnaire intégrera toutes ces données. Pour l’heure, nous travaillons sur une version post-dictionnaire qui sera moins volumineuse que le dictionnaire.

Comment se procurer la dernière publication ?

 

Pour l’instant, 1000 copies ont été publiées par le ministère de l’Éducation, de l’Éducation tertiaire, des Sciences et de la Technologie ; et ceux intéressés peuvent en faire la demande auprès du président de l’AKRM, Oomandra Nath Varma. Il sera commercialisé dans un deuxième temps.

 

L’UoM dispensera bientôt un BA(Hons) Creole studies. Est-ce la suite logique dans l’évolution de la langue ?

 

Oui, tout à fait.

 

Pouvez-vous nous brosser un tableau du Kreol Morisien dans le système éducatif à ce jour ?

 

En 2012, la langue créole a été introduite au cycle primaire avec succès avec un taux de réussite de 80% aux examens de fin de cycle, comparé aux autres sujets. C’est très encourageant. L’année dernière, il y a eu les premiers examens au niveau du Grade 11 (School Certificate), et les résultats sont très encourageants. Donc, nous pouvons dire que la présence du Kreol Morisien dans le système éducatif est une Success Story ». Il y a eu une requête pour qu’elle fasse son entrée au niveau du Higher School Certificate (HSC).

Les autorités politiques ont leur position par rapport à la question. Elles estiment que tout n’est pas encore au point pour l’y introduire. Je ne ferai pas de commentaires dessus mais nous pouvons dire qu’il est bien présent aux niveaux primaire et secondaire : aujourd’hui, il est visible et nous l’entendons. Li pe viv so lavi lor plan akademik dan lekol.

 

Le Kreol Morisien au secondaire comprend-il à la fois l’étude de la langue et la littérature ?

 

Au niveau du secondaire, les deux sont combinés. Dans les petites classes, nous nous concentrons surtout sur la langue, et à mesure que nous montons, la littérature est intégrée. Une fois qu’il fera son entrée en HSC comme Main  (matière principale), il y aura un volet littéraire.

Et au niveau de l’université ?

 

Il était déjà présent à l’université depuis un certain temps, et a consolidé sa présence avec le BA (Hons) French and Creole studies, il y a environ dix ans. À cette époque, nous ne pouvions pas prendre le risque de venir avec un BA Creole Studies sans savoir s’il y aurait une demande pour son enseignement au niveau du secondaire et s’il y aurait d’autres débouchés.

Depuis 2018, nous savons qu’il y aura des débouchés. De surcroît, nous apprenons qu’il y a 700 élèves qui prendront part aux examens du SC. Aujourd’hui, l’UoM propose un BA (Hons) Creole Studies, tout court. Le Kreol Morisien s’est bien installé au niveau secondaire et ceux qui optent pour cette licence sont assurés d’un emploi comme enseignant, à condition bien sûr qu’ils complètent un PGCE (Post-Graduate Certificate in Education), au MIE. Les études créoles ne sont désormais plus attachées au département de français à l’UoM. Le Kreol Morisien vole de ses propres ailes. Par conséquent, il faut maintenant mettre en place une structure qui s’occupera d’elles.

 

Qu’en est-il des qualifications requises pour s’inscrire et être accepté dans ce cours ?

 

Avant, lorsque les études créoles étaient attachées au département de français, elles étaient ouvertes à ceux qui avaient fait le français en HSC. Aujourd’hui, tel n’est plus le cas. N’importe qui ayant fait les langues, quelles qu’elles soient au niveau du HSC avec un grade « C » au minimum, en est éligible. C’est nouveau !

 

Effectivement, parce que d’habitude, l’UoM demande que l’étudiant ait un HSC dans la matière choisie pour les études ?

 

Oui, c’est une pratique de l’UoM, mais normalement dans n’importe quelle autre université, ce n’est pas un critère, du moment que la personne a réussi dans deux matières au niveau du A-Level. Il n’est pas nécessaire de faire les langues en HSC pour les étudier à l’Université. Le jour où le Kreol Morisien fera son entrée en HSC, nous toucherons peut-être le programme pour l’inclure comme un élément avantageux ou un critère de sélection.

 

Est-ce que vous prenez en considération ceux qui ont étudié le Kreol Morisien en SC ?

 

Non. Plus tard, peut-être cela pourrait en être un élément avantageux.

 

Est-ce qu’il y aura un Foundation Course pour ceux qui optent pour la licence des études créoles ?

 

Non. Le cours comprend un élément introductif qui prépare à cela. Auparavant, ceux qui faisaient le cours Joint français/créole n’avaient jamais fait le créole avant. Ils ont dû apprendre. Tous seront égaux.

 

Les cours seront dispensés en quelle langue ?

 

Les cours seront dispensés en anglais, en créole ou en français, dépendant du module et selon la discrétion du chargé de cours. En revanche, l’étudiant doit pouvoir choisir de répondre aux questionnaires d’examen en créole ou en anglais ou français, dans certains modules. Dans un cours enseigné en anglais, l’étudiant pourra répondre à certaines questions en anglais, comme ce fut le cas lorsque le cours était rattaché au français.

Les questions seront proposées dans les deux langues. Cependant, il ne pourra pas répondre à toutes les questions dans une des deux langues autre que le Kreol Morisien parce qu’au bout du compte, nous devons pouvoir évaluer sa maîtrise de la langue créole à l’écrit.

Il y aura une note pour cela ?

 

Tout à fait. Il y aura la traduction mais aussi des dissertations et des projets de recherche pour lesquels la langue d’expression sera le Kreol Morisien. C’est l’évolution normale des choses.

 

Combien d’étudiants comptez-vous accepter pour ce premier groupe ?

 

Nous avons projeté une vingtaine, le reste dépendra du marché.

Quels sont les modules qui seront proposés ?

 

Je ne les ai pas tous en tête mais il y aura l’étude de la langue, la littérature, la communication et les médias, la poésie, la traduction… bref, en gros tous les modules qui complèteraient un cours de langue.

 

Outre l’enseignement, quelles sont les perspectives d’emploi ?

 

Pour l’enseignement, c’est une certitude. C’est d’ailleurs une des raisons données pour ne pas l’introduire en HSC : Pena ase anseyan ! Mais il faut qu’ils complètent le PGCE. Ensuite, il y a la traduction et les médias. Ce sont les trois domaines prioritaires visés. Il en aura certainement d’autres.

On revient à l’éternelle question de la crainte que son enfant choisisse le Kreol Morisien : Que lui adviendra-t-il ? Que pouvez-vous nous dire dessus ?

Je n’ai pas de commentaire dessus. J’entends cette question depuis 30 ans. Cela ne m’étonne pas de l’entendre de nouveau. Mais, je peux vous dire que je connais beaucoup de gens qui ont envie que leurs enfants apprennent le Kreol Morisien à l’école, et optent pour cette matière en primaire.

La vraie question est : Pourquoi elle se pose pour le Kreol Morisien et pas pour un autre sujet ou une autre langue ? Il y a une dimension pernicieuse à cette question et je ne veux pas y répondre. Pourquoi nous ne pose pas la même question à un enfant qui fait la chimie, l’économie ou une autre langue ? Elle se pose seulement pour le créole.

Je peux vous dire que les trois quarts des matières que j’ai apprises à l’école ne me servent pas dans mon travail même si elles m’ont permis de me construire.

Si une personne a envie d’enseigner ou d’apprendre le Kreol Morisien, pourquoi doit-elle se justifier ? Je fais partie de ceux qui enseignent le Kreol Morisien à ceux qui s’inscrivent. Qu’il choisisse de le faire pour son développement personnel ou professionnel, cela le concerne. Une personne a le droit de s’intéresser au Kreol Morisien comme une autre s’intéresse aux sciences ou à la fabrication du cerf-volant sans qu’elle ait à se justifier.

Chacun son choix. Les sa piti la trankil ! Se so swa ! Kifer fatig so nam ar sa ? En fait, ceux qui semblent s’en inquiéter, ce sont ceux-là qui ont un complexe vis-à-vis de cette langue et qui le projettent sur les autres. La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres.

Est-ce que cet avancement de la langue Kreol Morisien contribuera à consolider l’identité mauricienne ?

 

Je n’ai aucune vocation politique de faire de Maurice une nation même si je suis heureux de vivre dans un pays en paix, où tout le monde est bien dans sa peau. Le recensement de 2022 a démontré que plus de 90% parlent seulement Kreol Morisien chez eux, au quotidien. Il y a 6% ou 7% qui le parlent avec une autre langue. Le français concerne environ 4%, le bhojpuri… Bref, il n’y a aucune autre langue qui puisse se comparer au Kreol Morisien. Ainsi, s’il y a une langue qui est qualifiée de langue des Mauriciens, sa Lingua Franca, c’est le Kreol Morisien. Si la promotion d’une lingua franca ne peut pas contribuer à faire d’un pays, une nation, et bien il faudra changer la définition du terme nation.

Notre objectif n’est pas de faire une nation, mais dans les faits, la promotion d’une langue nationale favorise l’idée de la construction d’une nation.

 

Le cours intègre-t-il le Créole Rodriguais ?

 

Oui, nous parlons du Kreol Repiblik Moris. Nous tenons compte de cela. Par exemple quand un Rodriguais s’inscrit au MIE pour se former à l’enseignement, c’est intégré dans son cours. La publication bilan fait le point dessus.

 

À quel moment est-ce que nous avions commencé à s’intéresser aux études créoles pour en faire un sujet d’étude ?

 

Le Kreol Morisien a été un sujet d’études depuis longtemps. Charles Baissac en a fait une description depuis 1880 ; mais les Mauriciens contemporains ont commencé à travailler dessus dans les années 60-70. Ils faisaient des études doctorales avec une thèse sur le créole, et venaient enseigner l’anglais ou le français. C’était assez espacé et rare et il n’y avait aucune implication dans la vie courante des Mauriciens.

En 2007-2008, nous avons introduit les Creole Studies avec le Français à l’UoM. Des étudiants ont fait le cours, ont poursuivi avec un master voire un doctorat. C’est ce qui a nourri et a abouti à un Ba(Hons) Creole Studies. Les études créoles sont passées de statut de recherche scientifique à un sujet d’étude, aujourd’hui.   Je le situerai dans les années 2000. Il y a eu un intérêt croissant pour le créole à partir de 2004 avec la publication de la grafi larmoni. Il y a eu beaucoup de textes scientifiques publiés.

En 2012, il est entré à l’école et nous constatons une augmentation du volume de publication depuis. Il est passé d’un sujet académique enseigné à une phase où l’on commence à écrire en créole. Il y a des gens qui écrivent délibérément en créole avec pour but que le texte soit enseigné à l’école plus tard.

 

Comment se porte le Kreol Morisien dans d’autres domaines ?

 

Nous notons un grand intérêt dans plusieurs secteurs, à commencer par les médias. Il y a pas mal de personnes qui se sont inscrites dans le cours sur les Fundamentals. Ils sont des médias, du secteur privé ou public. Ce sont des gens qui sont en contact avec le public dans les domaines de la culture, de la sécurité sociale…

Ils sont souvent impliqués aussi dans des enquêtes de terrain et ils ressentent le besoin d’avoir un outil professionnel pour échanger avec les gens sur le terrain. Ils doivent préparer des questionnaires pour des besoins spécifiques et trouver les mots justes pour traduire des termes qui existent juste en anglais pour l’instant. Nous constatons, un volume de publication accru au niveau des ministères pour faire des invitations, des notices, et des affiches en Kreol Morisien en vue de toucher le plus de monde.

Pendant la crise sanitaire du Covid-19, les notices étaient en Kreol Morisien parce que cela touchait un élément vital. Il y a de plus en plus la volonté d’avoir une version bien écrite des publications en anglais en créole.

Nous poursuivons également le travail entamé au Parlement mais ce sont les mêmes personnes qui y sont engagées, et nous avons seulement 24 heures par jour.

Un projet scientifique de l’enseignement de la physique en créole avait décroché le premier prix d’un concours de la Creole Speaking Union, il y a quelques années. Y a-t-il un travail qui est fait pour les autres matières, dans cette perspective ?

 

Nous aurions souhaité l’entreprendre. La publication de ce projet revient à la commission « Orthographe et terminologie » de l’AKRM. L’objectif est de permettre à la langue d’aller plus loin qu’une matière à enseigner et à apprendre et de devenir un médium d’enseignement d’autres matières comme la physique, la chimie, les mathématiques…

À ce jour, ce texte est une référence de ce qui pourrait être fait à l’avenir. Il servira de modèle à ceux qui souhaiteraient écrire un texte d’économie en créole par exemple. Nous devons bâtir dessus. Personnellement, je ne pourrais pas écrire un livre de chimie en créole parce que je ne suis pas chimiste mais cela peut se faire en binôme avec un chimiste. Cela prendra du temps.

Nous devons trouver une structure appropriée pour encourager les gens à s’engager dans ces projets et avoir la possibilité de les rétribuer. Le but du concours de la CSU est effectivement de les encourager à s’y engager. Nous manquons de ressources pour attirer plus de monde vers ces projets. Nous essaierons à la nouvelle année financière et nous souhaitons pouvoir avoir des publications similaires pour d’autres matières techniques enseignées au collège.

 

Est-ce que l’AKRM, la CSU, l’UoM et le MIE collaborent sur tous les projets ?

 

Tout à fait. Ce ne serait pas logique que des organismes qui militent pour une même cause le fassent chacun de leurs côtés. Le but de l’AKRM est de travailler en concertation avec d’autres institutions.

 

Le mot de la fin.

 

Je suis content du travail que je fais avec mon équipe. Même si je n’étais pas payé pour cela, je l’aurais fait. Je me considère privilégié. Il n’y a pas une année qui ressemble à une autre, chaque année apporte une valeur ajoutée en termes de satisfaction et d’émotions dans notre équipe.

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