ADI TEELOCK, HISTORIENNE : « La création de la MCB étroitement associée à l’évolution du paysage économique du pays »

À l’occasion de la célébration du 175e anniversaire de sa création, la Mauritius Commercial Bank a publié un magnifique ouvrage de 600 pages intitulé « Un pays, un peuple une banque ». Cette publication, qui retrace l’histoire de l’institution bancaire, porte la signature de Malenn Oodiah pour la direction de projet et d’Adi Teelock pour la réalisation. Il est organisé en trois parties. La première est consacrée à l’histoire économique, qui adopte une approche multidimensionnelle en ce sens qu’elle s’intéresse aussi bien à l’activité économique propre qu’aux phénomènes migratoires etc. La deuxième donne la parole à quelque 50 partenaires du groupe MCB qui exercent dans plusieurs secteurs d’activité et finalement la troisième partie est consacrée à l’histoire de la banque. Dans un entretien qu’elle nous a accordé, Adi Teelock nous en parle.
La réalisation de cet ouvrage vous a nécessité combien de temps de travail ?
Cet ouvrage est composé de trois parties : une histoire économique de 1722 à 2013, le développement de la MCB de 1968 à 2013 et une série de 50 portraits de partenaires de la banque. En tout, l’équipe qui a réalisé cet ouvrage a travaillé pendant une vingtaine de mois, de la conception à l’envoi à l’imprimeur. Il faut cependant préciser que la partie sur l’histoire économique a bénéficié de l’apport de travaux de recherche effectués par Malenn Oodiah et moi-même depuis les années 1980. La réalisation de 600 pages de textes, d’iconographies, de chiffres ne peut être l’oeuvre d’une seule personne. Il y a eu une équipe-noyau pour la partie histoire économique qui occupe les deux tiers du livre et qui comprenait, entre autres, Priya Bahadoor, une jeune diplômée de l’Université de Maurice qui a été mon assistante de recherches, et Jimmy Yan qui avait la tâche de collecter la majeure partie de l’iconographie à partir de laquelle une sélection a été faite. Plusieurs autres personnes ont contribué de diverses manières au contenu de cette partie ainsi qu’aux deux autres. Ce qui est primordial dans la réalisation de ce genre de projet d’envergure, c’est l’organisation et la planification. Sans ces deux atouts, un tel projet, dont Malenn Oodiah a assuré la direction, ne peut aboutir dans les délais dans une relative sérénité. La coordination efficace de l’apport de tous les intervenants requiert rigueur et focussing.
Comment se sont passées les recherches ? La MCB dispose-t-elle d’archives suffisamment riches ?
Chacune des parties du livre a demandé une approche et une méthode propres à son caractère et à sa nature. L’inclusion de la partie sur l’histoire économique où un zoom est fait sur la MCB quand cela est pertinent, part du constat que depuis la parution en 1988, dans le cadre des 150 ans de la banque, du livre de Maurice Paturau, Histoire économique de l’Île Maurice, il n’y a pas eu d’ouvrage qui fait un tour d’horizon de l’évolution du paysage économique de Maurice depuis les origines. Pour l’écrire, nous nous sommes appuyés, pour beaucoup, sur ce que l’on appelle des sources secondaires, c’est-à-dire, des livres et autres ouvrages disponibles sur les différentes périodes, mais aussi sur des sources primaires comme les rapports officiels ; pour la banque, nous disposions de procès-verbaux de la MCB jusqu’en 1956, sur les rapports annuels et autres publications de la banque depuis les années 1960. Il existe aussi bien sûr le livre 150 ans de Jeunesse de Marcelle Lagesse paru en 1988. Le volet MCB 1968/2013 repose sur les diverses publications de la banque et sur le contenu d’interviews avec des personnes concernées. Quant aux portraits, on a voulu que ce soit le reflet de la diversité des activités économiques et de la taille des entreprises.
Avez-vous eu à compléter vos recherches à l’étranger ?
Non, je n’ai pas eu à voyager. Pourquoi se déplacer quand on a l’Internet et le téléphone ! Les interviews pour les portraits des partenaires étrangers de la MCB – ils sont quatre dans le livre – se sont déroulées ici lors du passage de l’un, par téléconférence ou téléphone pour les trois autres.
Quels sont les nouveaux éléments historiques qui ont émergé de vos recherches ?
Comme je vous l’ai dit, la documentation utilisée pour faire ce livre provient en grande partie de sources secondaires, tels les livres ou autres publications d’historiens ou économistes, donc il n’y a pas beaucoup, en termes de nombre, d’éléments nouveaux. Toutefois, des résultats de certains travaux effectués antérieurement restés inédits jusqu’ici sont présents dans ce livre. Je pense en particulier au lien immigration/démographie/économie de la période de l’immigration indienne. Il y a aussi des éléments nouveaux qui concernent le paysage bancaire et la MCB, surtout pendant les années 1880 et la période de crise des années 1930 ; je pense également à l’activité économique des années 1880 à 1940/50 sur laquelle j’ai eu à faire une recherche complémentaire à la source. La nouveauté dans ce livre, c’est également l’approche globale qui est adoptée, c’est-à-dire qu’il aborde autant d’aspects de la vie économique que possible – on y évoque aussi bien l’activité économique propre que tout ce qui y est lié tels le développement infrastructurel, les plans de développements, les phénomènes migratoires… C’est aussi la périodisation de ce parcours de 300 ans de la vie économique en dix tranches historiques couvertes par dix chapitres. On y voit chacune des phases de l’évolution, y compris à travers l’iconographie, d’une économie dépendante de la monoculture de la canne à sucre à une économie de services.
L’histoire de la MCB est étroitement associée à celle de Maurice. Est-ce votre sentiment ?
Il ressort clairement que l’histoire de la MCB et celle du pays sont intimement liées, mais il ne faut pas oublier que l’histoire de Maurice est plus longue que l’histoire de la MCB de quelque 150 ans ! Mais depuis sa création, la MCB a été étroitement associée à l’évolution du paysage économique du pays, et le livre en rend compte. Dans le préambule de l’acte de société de la banque de 1838, les initiateurs de la Banque Commerciale, telle qu’elle se nomme au départ, parlent des principes « justes et libéraux » qui guident l’établissement d’une banque dont la raison d’être est de servir l’extension des activités « commerciales et autres » que l’époque voit naître. Et depuis cette date oui, l’histoire de la MCB et celle de Maurice sont liées. L’activité commerciale grandissante, surtout tout l’import et l’export liés à la production du sucre et à son exportation, nécessitait l’établissement d’une institution bancaire qui offrait les facilités et les services requis. Pour prendre un autre exemple, c’est la MCB qui a dès le départ soutenu, et fortement, le démarrage de la zone franche manufacturière et pas en termes financiers uniquement. Il en a été de même pour le tourisme, les IRS, le secteur énergétique etc. Elle a joué, et joue toujours, un rôle de premier plan dans le soutien aux PME.
Comment la MCB a-t-elle contribué au développement du pays ? Peut-on parler de banque patriotique ?
Je ne m’autoriserai pas à utiliser le terme de “patriotique” pour qualifier l’action de la MCB car cela introduirait un jugement de valeur de ma part que tout historien doit se garder de porter quand il étudie un sujet. Le métier d’historien exige d’établir une distance entre le sujet étudié et soi. Nos opinions, nos convictions, notre idéologie, nos valeurs en tant que personne ne doivent pas interférer avec notre travail. La seule valeur qui entre en jeu est la conscience professionnelle, notre conscience tout court. Je n’ai pas, en faisant le récit de l’évolution du paysage économique, à faire intervenir mes opinions sur le sujet. Chaque lecteur est libre de faire sa propre analyse, sa propre interprétation. Ce livre n’a pas pour objet de faire une critique de la politique économique, ni d’étudier les conséquences de telle ou telle politique ou décision sur la société ou l’environnement par exemple. Il y touche bien évidemment, mais sans s’y attarder. Cela demanderait une étude, ou plutôt des études complémentaires. Je considère que, vu l’absence d’ouvrages informatifs sur l’histoire économique du début du 18e siècle à nos jours, il est utile de fournir une matière de base globale que chacun peut utiliser et sur laquelle chacun peut réfléchir.
Par rapport à l’esclavage, comment peut-on situer le rôle de la banque ? En parlez-vous dans le livre ?
Comment parler de l’histoire depuis le début du 18e sans parler de l’esclavage ? Bien évidemment, le livre en parle. J’ai mentionné plus tôt des périodes historiques ; deux de ces périodes sont celles où le mode de production est basé sur le travail servile. Jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1835, à part les affranchis et autres personnes “libres”, la main-d’oeuvre est composée d’esclaves ; donc l’activité servile a irrigué une très large part de l’activité économique, et par là même, toutes, ou presque toutes, les unités économiques alors en existence. La question de savoir si la MCB a été créée avec l’argent de la compensation payée aux propriétaires d’esclaves et/ou si elle en a bénéficié sous forme de dépôts plus tard est une question qui mériterait d’être posée avec cette donnée en tête. Pourquoi cette focalisation sur la compensation ? Est-ce que nous ne posons pas un regard sur le passé avec des yeux d’aujourd’hui quand nous le faisons ? Quand la MCB est créée en 1838, l’esclavage est aboli depuis trois ans. Il existait déjà depuis quelques années une autre banque, celle d’Adrien d’Épinay, qui se nomme Bank of Mauritius. Qu’est-il advenu de l’argent de la compensation qui commence à être décaissé par Londres en 1836 ? Pour moi cette question a, du point de vue historique, un intérêt certain, et j’en veux pour preuve la mise en place d’une équipe de recherches de l’Université de Londres pour se pencher sur la question de savoir ce qui est advenu des quelque 20 millions de livres sterling payées par la Grande Bretagne aux propriétaires d’esclaves de toutes ses colonies au moment de l’abolition. Dans le cas de la MCB, une telle recherche, si elle devait être menée, requerrait la disponibilité de livres de comptes depuis le 1er septembre 1838 à… quand ? Puis, un recoupement avec la provenance des dépôts effectués etc. Il s’agit là d’une recherche qui devrait faire intervenir, si tant est que la documentation existe toujours, une équipe pluridisciplinaire composée d’historiens et de comptables ou d’économétriciens, entre autres. Mais tant qu’une telle recherche n’est pas menée et ses conclusions connues, nous ne pouvons, en tant qu’historiens, nous contenter de bribes d’informations pour nous prononcer de manière catégorique. Aussi, outre le fait que la question n’a pas de pertinence par rapport au propos du livre, je ne me prononce pas, sauf pour rester dans des généralités.
Pour décrire ce parcours économique de 300 ans, je me suis attachée plutôt à étudier le contexte historique de chaque époque ; dans ce cas précis, celui d’une transition d’une économie basée sur l’esclavage à une économie de plantation ayant un fonctionnement plutôt de mode capitalistique. Pour moi, et ceci est assez clairement établi, la création de la MCB répond à ce besoin d’un maillon indispensable au bon fonctionnement d’activités économiques en expansion et de ce nouveau mode de production qui se met en place.
Faites-vous mention des moments difficiles qu’a connu la banque ces dernières années ?
L’ouvrage retrace l’histoire économique de Maurice, avec en filigrane l’implication de la MCB dans ce parcours. Il ne retrace pas l’histoire de la MCB comme a pu le faire Marcelle Lagesse dans 150 ans de Jeunesse en 1988. Le développement de la MCB de 1968 à 2013 se décline en 12 thématiques qui vont de l’évolution du capital humain à la modernisation des structures en passant par le service à la clientèle et le financement des activités. La MCB a connu des moments difficiles ces dernières années, mais pour rester dans le propos du livre, seule une mention de ce qui est connu comme l’affaire MCB-NPF (c’est la seule qui aurait pu trouver une place dans une des thématiques) est faite car il s’agit d’une affaire qui est toujours devant une cour de justice.
Avez-vous d’autres projets de ce genre en perspective ?
Oui, je suis déjà sur un autre projet en lien avec la vie économique. Pas d’une aussi grande envergure, mais tout aussi passionnant. Mais ce n’est pas le moment d’en parler, n’est-ce pas ?

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