Aime toi, le toi le toi

Nous voici à l’ère où le néolibéralisme a gagné une place normative dans de nombreuses sociétés, malgré la contestation de certains humains nostalgiques de la solidarité et de la communauté. Nous voici à l’ère où les lumières projetées sur le ‘moi’ sont davantage exacerbées. Ceci, en grande partie parce que l’individualisme est devenu un leitmotiv presque légitimement arboré par nos dirigeants et insufflé dans nos systèmes, d’une part, et parce que l’on est éperdument incité à s’aimer soi-même et à croire en ses capacités, de l’autre. Chacun est responsable de son destin. Après tout, ‘Yes, we can’. On écope alors d’un conflit, intérieur, certes, mais également vécu par de nombreuses personnes autour de soi. On va à la recherche de son positionnement entre le collectivisme et l’individualisme; on penche vers l’un ou l’autre d’ailleurs selon notre culture du partage, ou encore, de la culpabilité.  On perpétue les moeurs liées au jugement, où cette fois on juge non seulement les autres, mais on s’adonne également à une nouvelle culture de l’auto-jugement et de la remise en question constante de soi-même.  Pourtant, si on démontre ouvertement que l’on s’aime – un peu trop, d’après le verdict construit de la société – cette attitude immédiatement qualifiée d’égocentrisme est traînée à la guillotine verbale des autres qui se feront un plaisir de le pointer et de coller à l’énergumène gonflé que l’on incarne alors, une image peu flatteuse.  
  Plusieurs cas de figure existent. Il est possible d’assumer son individualisme et son égocentrisme sous toutes les formes, sans vergogne ni peur apparente d’être jugé par nos sociétés éternellement loquaces. Ou encore, il est possible que l’on inculque à ses enfants le partage, l’esprit d’équipe ainsi que la compassion envers les autres et que l’on soit en même temps capable de se faire souffrir en se mettant au diapason de la compétitivité institutionnalisée au sein de son milieu de travail, de sa famille ou tout simplement de son entourage. Il est aussi possible que l’on soit très politiquement correct; on coche les cases ‘solidarité’ dans toutes les sphères de sa vie: ‘teamwork’ au travail malgré des cas d’injustice, excès de zèle dans le voisinage même si l’on manque de temps, sacrifiant parfois, son authenticité pour faire bonne figure. Existe-t-il une ‘bonne’ combinaison comportementale pour son bien-être? Que recherche-t-on au milieu de ces bourrasques introspectives?
  Ces conflits intérieurs ne datent pas d’hier, mais prennent toutefois une tendance et une forme particulières à chaque ère. Au sein de la nôtre, l’individu marche sur des oeufs. ‘Tu dois t’aimer plus’, dit-on aux jeunes d’aujourd’hui, mais ‘Mon Dieu, pour qui il se prend avec cet air confiant?’. ‘Tu es courageuse, tu peux être fière de toi’, dit-on parfois, mais ‘tu ne te la pètes pas un peu trop par hasard?’ On voit également au travail, dans les familles, ou ailleurs, le déploiement subtil de techniques servant à rabaisser celles et ceux qui tentent tant bien que mal de s’affirmer plus que la génération précédente, de se positionner, d’assumer leurs propos, de se rendre belle ou beau. Un témoignage récurrent de l’agression passive est la démarche des parents, des patrons, des amis, des conjoints à rendre coupable celle ou celui qui prend soin de sa personne, qui apprend à s’aimer et à se respecter et à assumer les choix qu’elle ou il fait pour son bien-être. Cette agression trouve son expression dans le sens de la culpabilité et du sacrifice – tous deux chers à nos valeurs dites morales, mais plus religieuses. On rend les autres coupables de penser un peu à eux-mêmes. On prône le sacrifice au détriment de comportements sains. On nous a inculqué que le bonheur, l’estime de soi ainsi que la paix intérieure passaient par le don de soi aux autres. Avant le mantra chrétien qui peut certainement se retrouver dans les pages d’autres livres religieux, ‘aimez-vous les uns les autres…’, l’on a oublié de nous inculquer qu’il fallait s’aimer soi-même pour arriver à aimer les autres de manière authentique et inconditionnelle. L’on a aussi oublié que l’être humain avait droit à de la reconnaissance pour ses qualités; on a oublié de lui apprendre à reconnaître sa valeur parce qu’on a voulu l’incarcérer dans le doute pour mieux le contrôler.
  Le corollaire de cette privation de reconnaissance s’avère une confusion chez l’individu. Des mécanismes de défense et d’attaque ont alors remplacé, l’habitude saine de s’aimer soi-même, simplement, sans rage, sans culpabilité : nos poings d’affirmation sur la table prennent la forme de selfies et de messages d’auto-conviction sur les réseaux sociaux, de féminisme non-nuancé, de collectivisme déformé, d’individualisme mal achalandé. La bonne nouvelle, c’est que nous sommes dans une ère où nous sommes plus nombreux à avoir compris qu’il fallait s’aimer soi-même avant d’aimer les autres, que ceci ne se traduisait pas forcément en individualisme-progéniture du néolibéralisme, qu’en nous aimant nous-mêmes nous ferions de meilleurs choix pour nous-mêmes et nous nous entourerions de personnes et de circonstances correspondant à ce qui est ode à la personne que nous sommes.
  Cela dit, il y a bien des leçons à tirer des idéologies sociétales opposées. Des leçons qui peuvent encore nourrir de manière positive l’éducation de la génération à venir. Ceci afin que ces leçons ne soient pas estropiées par nos dirigeants, directeurs d’entreprises ou autres figures d’autorité, à notre insu et à l’insu de nos enfants. Serait-il possible que l’amour de soi ne se concrétise pas uniquement par le sacrifice de son temps, de sa santé, de son énergie ou uniquement par l’amour pour les autres? Serait-il possible de donner les outils nécessaires aux jeunes, pour qu’elles ou ils prennent de l’assurance, ceci dans le respect des autres? Serait-il possible que les jeunes puissent enfin apprendre à s’aimer sans avoir à se convaincre de manière démesurée – ou ‘selfiée’ – de leurs beautés et capacités, ceci parce qu’elles ou ils auront eu l’occasion d’être valorisés pour leurs qualités respectives? Serait-il possible de raviver le sens de la solidarité non pas pour contraindre les pulsions de culpabilité ingurgitées au berceau, mais parce qu’en tant qu’individu on aura découvert l’effet du bien-être et l’on souhaitera apporter son soutien à l’autre pour que celui-ci le découvre? Je dis ‘oui’, je dis surtout, ‘aime-toi’. Je dis également qu’il est temps que l’éducation revisite son jeu à somme nulle: la reconnaissance des qualités d’un individu ne le rend pas égocentrique par défaut. Toutefois, l’absence prolongée de celle-ci tue son estime naturelle de soi. Je vois derrière le selfie d’un individu un cri, un besoin de valorisation non comblé par ses semblables, par ceux qui disent l’aimer. Aussi, la solidarité et le collectif ou – soyons romantiques, l’amour – ne passent pas par le manque d’amour de soi, ni par le sacrifice démesuré de sa personne. Ex contrario. Je vois derrière l’excès de zèle, un autre cri; un besoin de se donner une raison exogène pour s’aimer.

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -