Albert Cohen, un voyageur en Humanité 

DAVINA ITTOO

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« Ils sont venus avec des glissements et des rires.

Ils ont dit

Otons les vieilles toiles et les poussières.

Au matin je me suis éveillé pleurant sur ma pauvre âme. »

Ils sont venus, ceux qui ont proclamé la hiérarchie des races et la montée du nationalisme. Ils sont venus avec des glissements sinueux et des rires moqueurs sur la scène d’une Europe affaiblie par la Première Guerre mondiale. Ces fragments poétiques de Paroles juives d’Albert Cohen, publiés en 1921 alors qu’il n’a que 26 ans, retranscrivent son désarroi. La Deuxième Guerre et son cortège de massacres ne sont pas encore advenus mais les signes de la dérive et de la déviance se propagent vite dans une Europe encore vacillante. Lorsqu’il débarque à Marseille à l’âge de cinq ans de sa Corfou natale, Albert Cohen ne sait pas encore qu’il fera bientôt la plus terrible des rencontres sur le port de la ville ensoleillée. En effet, alors qu’il n’a que dix ans, il se heurte au visage grinçant de l’antisémitisme: « Tu es un youpin, hein ? (…) je vois ça à ta gueule, tu manges pas du cochon, hein ? Tu es avare, hein ? Je vois ça à ta gueule, tu bouffes des louis d’or, hein ? » lui lance un camelot. Albert Cohen prend conscience à ce moment-là qu’il appartient à la lignée des Juifs, ceux que les médisants qualifient péjorativement de « youpins ». Des années après, il dira que « le plus grand don que l’exil ait apporté aux juifs est une extraordinaire expérience. Nos yeux ont vu ; nos yeux savent. Nous avons trop erré sur les routes, nous connaissons trop les vanités, les hypocrisies, les défaillances, tout le cortège de la misère humaine ».

Sa prochaine œuvre, Projections ou Après-Minuit (1922) témoigne de cette fragilité de l’édifice européen. L’Europe est tour à tour « jeune et naïve et croyante » et une « désabusée » qui « pleure, puis secoue ses cheveux coupés ». L’Europe, jadis Samson vainqueur, est désormais hantée par la présence sinueuse d’une Dalida mortifère… Que faire face à la menace ? Adhérer à la Société des Nations est peut-être la solution, pense Cohen. Créée en 1919, la SDN s’est donné pour objectif d’empêcher le retour de la guerre et d’œuvrer à la conciliation internationale. Dans Belle du Seigneur, publié des années après la Deuxième Guerre en 1968, Solal, le personnage principal, évolue dans ce microcosme babélien et dénonce les dysfonctionnements flagrants de cette institution qui plus tard deviendra l’ONU. La SDN est dépeinte comme l’endroit le plus représentatif du refus de l’Autre. Les employés y sont catégorisés par classes hiérarchiques et leur lutte ne s’étend jamais jusqu’aux frontières d’un idéal politique mais se confine à la sphère limitée de leur ambition de pouvoir.

Sur quel front le combat doit-il alors être mené? C’est sa rencontre en 1921 avec Haïm Weizmann, président de l’Organisation Sioniste Mondiale et futur président d’Israël, qui sera déterminante. L’avènement du sionisme peut largement s’expliquer par la naissance des préjugés raciaux particulièrement virulents en Allemagne et en France et par la multiplication des pogromes en Russie en 1881-1882. En 1922, Winston Churchill, alors secrétaire d’État britannique aux colonies, affirme que « la Palestine ne sera pas transformée en foyer national juif mais que ce foyer sera fondé en Palestine ». Décision britannique qui aura de lourdes conséquences et de graves répercussions jusqu’aujourd’hui…

Albert Cohen est d’avis que « la création d’une résidence nationale pourra résoudre le problème juif dans le monde entier ». Il constitue ainsi un comité pour fonder La Revue Juive. Ce groupe sera constitué de  personnalités éminentes, comme Sigmund Freud, Albert Einstein, Max Jacob entre autres. Dans sa Déclaration, Cohen affirme que « notre destinée est d’être des voyageurs en Humanité ».

Cependant, l’Europe ne sera pas épargnée de la barbarie. En effet, d’un côté, il y a « les combattants de l’Homme, cette créature nouvelle apparue sur terre depuis quelques siècles et par la grâce des dix commandements » et de l’autre il y a « la bête allemande en sa forêt » suivant les « méchantes lois de nature ». Selon l’auteur, les doctrines nazies s’apparentent aux « animales lois de meurtre et de rapine lois d’impureté et d’injustice ».  Il suspecte Nietzsche d’avoir contribué à la dérive meurtrière des nazis et déjà lorsqu’il écrit Combat de l’Homme en 1942, il en a le pressentiment : « Oui, ils savent ou pressentent qu’ils sont le peuple de nature et qu’Israël est le peuple d’anti-nature porteur d’un fol espoir que le naturel abhorre et d’instinct ils abominent le peuple contraire qui sur le Sinaï, a déclaré la guerre à la nature et à l’animal en l’homme et de cette guerre, la religion juive et la religion chrétienne portent le témoignage ». Imiter les lois de la nature revient à se livrer à un libre déferlement des pulsions et des instincts puisque la nature n’obéit à aucune loi si ce n’est à celle de la domination du plus fort. Les croyances cohéniennes s’opposent ainsi à celles de Nietzsche qui écrit dans l’Antéchrist : « Qu’est-ce qui est bon ? Tout ce qui élève dans l’homme le sentiment de la puissance, la volonté de puissance, la puissance elle-même (…) Qu’est-ce qui est plus pernicieux que n’importe quel vice ? La compassion active pour tous les débiles et tous les malvenus – le christianisme ». Ainsi, les regroupements de réfugiés juifs dans des ghettos sombres, l’angoisse permanente de l’exil et la lente déshumanisation des juifs abondent dans la trame narrative : « Soudain, il y eut une grande rumeur dehors et en même temps que le martèlement des bottes retentit le chant allemand, chant de méchanceté, chant de la joie allemande, joie du sang d’Israël giclant sous les couteaux allemands. Weden Judenbrut unter’m Messer spritzt, chantaient les jeunes espoirs de la nation allemande tandis que de la cave voisine s’élevait un autre chant, chant à l’Éternel, grave chant d’amour, surgi du fond des siècles, chant de mon roi David ».

Tantôt « habillé en Juif avec lévite longue et phylactères », tantôt dépeint comme un Moïse errant qui porte les tables de la Loi à travers le chaos de l’Histoire, Solal incarne la lutte de Cohen. Christ stigmatisé au milieu de la foule antisémite, roi ensanglanté dans un Berlin antisémite, « fils de l’homme » évanescent, « serviteur souffrant » d’un peuple persécuté et « cavalier blanc » apocalyptique, Solal est la figure du juif errant par excellence.

La révolte s’articule également envers ce Dieu indifférent à la souffrance humaine : « O Dieu, j’ai vu Ton œuvre et je n’ai pas craint de Te lancer un irrespectueux regard. Et si Tu attends que je Te félicite ou Te remercie, Tu peux toujours attendre. Tu nous fais trop souffrir. Ainsi je blasphème (…) », énonce Cohen dans Carnets 1978. C’est tout le procès de Dieu qui éclate dans les dernières œuvres. « J’aime mieux l’enfer plein d’égarés, de roulés d’avance, de malchanceux, de sincères devenus athées pour avoir trop cru et trop attendu de Sa bonté », s’écrie Solal désespérément. Une révolte luciférienne se profile : « Car si tu es Dieu, je suis homme. » Un véritable questionnement se met en place autour de la souffrance humaine, de la perpétuité du Mal et de l’existence de Dieu.

Mais Albert Cohen, ce n’est pas uniquement l’éternel révolté ou l’incroyant pessimiste. C’est également le poète qui chante les débuts exaltants de la passion amoureuse et ses chutes vertigineuses, sur les accents du Cantique des Cantiques. « Soutiens-moi avec des raisins, fortifie-moi avec des pommes car je suis malade d’amour », s’exclame Solal lorsqu’il rencontre Ariane.  La récurrence biblique témoigne du lien mystérieux qui unit passion charnelle et passion spirituelle. En voyant la souffrance de Solal, Ariane « nue prit sur ses genoux l’homme nu. Elle baisa les deux plaies, le calma, le berça […]. Elle regardait le beau corps blessé et il lui semblait tenir sur ses genoux un grand fils évanoui, irresponsable, frappé par les hommes, condamné, trop vivant, irrémédiablement vaincu ». Se métamorphosant en Vierge Marie pleurant le Christ dont le corps martyrisé a été descendu de la croix, Ariane incarne alors la Pieta de Michel-Ange. Cohen raconte souvent les persécutions sous le signe du Calvaire christique : « Derrière moi dans cette forêt de la montagne et pourquoi me clouer non c’est moi qui me cloue à cette porte d’une cathédrale dans la montagne moi qui perce mon flanc avec un clou de la cave un des longs clous qu’elle m’a donnés en souvenir moi qui dans le vent noir impérissablement clame que le jour du baiser sans fin sera moi qui me cloue ». Judaïsme et Christianisme se mêlent étroitement, les deux grandes religions témoignant de la marche de l’humain sur Terre et de son désir ardent de rédemption. Au seuil de la mort, Ariane interroge Solal : « A voix basse et fiévreuse, elle lui demandait s’ils se retrouveraient là-bas, souriait avec un peu de salive moussant au bord des lèvres, souriait qu’ils seraient toujours ensemble là-bas, et rien que l’amour vrai, l’amour vrai là-bas et la salive maintenant coulait sur son cou, sur la robe des attentes ».

« C’est vous qui êtes le sel de la terre » , disait le Christ à ses disciples. Cohen dira : « le sel doit être répandu et non concentré ». Il est d’avis que si Israël doit trouver sa place parmi les nations grâce à une identité politique, Israël doit aussi rester parmi ces nations. Tout se passe comme si l’expérience millénaire de la diaspora était garante de la véritable identité du peuple d’Israël. Ce n’est pas la recherche d’un esprit juif qui l’obsède mais la présence multiple de « sédiments déposés par les sages sur la pensée et le cœur d’Israël errant ». Albert Cohen entretient donc un rapport paradoxal à la notion même d’un retour à Sion, pays mythique dont il préfère rester résolument éloigné. La Déclaration ne témoigne pas de ressentiment anti-européen et se veut l’apologie de « l’Occident adorable », « l’Europe, visage intelligent du monde », que « nous avons de hautes raisons d’aimer ».

Né dans un siècle où les tragédies s’accumulent, où la destinée humaine vacille entre sursauts d’espérance et tendances nihilistes, où les hommes se désistent et résistent, Albert Cohen ne cessera d’être le chantre d’un activisme militant qui se traduit dans ses nombreux textes de résistance. Exilé à Londres, aux côtés de De Gaulle, il luttera à travers ses écrits pour contrer l’invasion tortueuse d’une idéologie dangereuse. Ses interrogations fiévreuses envers ce Dieu qui demeure obstinément silencieux témoignent de son oscillation permanente entre le désir ardent de croire et le désenchantement du réel : « Oh Dieu Tu es et cependant Tu acceptes que cette douleur existe. Quel mal T’a fait ce vieil abandonné pour que Tu le châties si injustement? Que T’avons-nous fait pour que Tu sois aussi dur avec nous? De quel droit nous frapper ainsi pendant nos pauvres années de vie? ». On croirait alors entendre le Satan de Victor Hugo qui du fond de l’enfer exhale son amour pour Dieu et la souffrance qui en découle : « Horreur sans fond ! Je suis l’éternel des ténèbres. Je suis le misérable à perpétuité… »

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