ARCHIVES: La mémoire, monwar !

Certains de nos lecteurs se souviendront peut-être de ce titre que le magazine reprend pour la troisième fois. En 1989, il avait été lancé comme une expression de réjouissance pour annoncer que Ti Frer serait prochainement enregistré par Ocora Radio France, et que sa voix resterait en héritage. À 89 ans, Ti Frer aurait enfin son propre album.
Week-End/Scope avait été étroitement associé à la production du CD du chanteur que la rédaction avait contribué à sauver de l’oubli.
Trois textes pour en parler : Le sage du séga, La voix de nos racines et Le vieil homme et sa terre. Trois angles pour raconter le griot, rencontré dans son village quelques jours à peine avant son 89e anniversaire. “Et, soudain, il s’anime. Oubliée, la cécité qui rend le pas hésitant, la surdité entravant le dialogue. Le passé ressurgit et Ti Frère le revit pour s’y accrocher. Enn liv laviann ti 25 sou, les mots retrouvent leurs vraies valeurs. L’effeuillage de la mémoire s’accompagne de petits flottements, espaces blancs qui laissent deviner la mémoire d’antan. Car il est fier, Ti Frère, fier de sa terre, fier de ce qu’il représente aux yeux de tous, fier des gens qu’il a côtoyés”, écrivait GMD, en introduction au dossier consacré au personnage qui faisait la couverture de notre 21e édition (28 avril-4 mai 1989)
Voix de la révolte.
“La voix de la révolte. La nôtre. Contre l’indifférence, l’abus, l’exercice folklorique fait autour de la personne de Ti Frère. Soixante-cinq années de chansons n’ont pas changé grand-chose dans sa vie, sinon d’avoir été décoré MBE par la reine et d’être invité à Réduit… Les droits d’auteur ? N’y pensons pas, même si lui, fataliste, y pense : “Mo sagrin mem, me ki pou fer.” Le griot de Quartier Militaire, la voix de nos racines, l’autre Chacha de l’île Maurice, nous laisse un héritage fabuleux du patrimoine et de l’histoire du pays à travers plus de deux cents ségas. À quand la vraie reconnaissance ?” s’interrogeait M.F.
J.F. avait, pour sa part, donné la parole aux habitants de la région, qui parlaient volontiers de cette “voix chevrotante empreinte de la même chaleur; une voix qui n’a pas fini de chanter les petites anecdotes de la vie mauricienne au grand air”.
La chute du reportage consacré à Alphonse Ravaton rappelait une réalité cruelle : “Ti Frère, sans fausse modestie, sait qu’il est un des plus grands ségatiers de l’île Maurice. Il ne possède aucune cassette, aucun disque de ses chansons. À ses héritiers, il ne laissera que le souvenir de sa voix, ses chansons maintenant accompagnées de la seule musique saccadée de sa canne d’aveugle.”
Sans la publication de ce reportage, Maurice aurait perdu un héritage à jamais.
Maillon marquant.
Quelques semaines plus tard, la bonne nouvelle est annoncée. Radio France déléguera une équipe à Maurice pour procéder à l’enregistrement des chansons de Ti Frer. Le service Ocora Radio France, chargé de la collection de musiques traditionnelles à travers le monde, avait décidé de répondre à l’appel lancé par Lucien Putz dans l’édition du Nouveau Virginie de mars et par Week-End/Scope.
Passionné de musique, Putz avait découvert Ti Frer quelques années plus tôt à travers une cassette pirate de mauvaise qualité. Il était tombé sous le charme du vieil homme, qu’il avait par la suite rencontré. C’est lui qui avait entrepris les démarches auprès de Radio France : il leur avait envoyé plusieurs documents.
L’hommage rendu par WES à Ti Frer fut décisif : “Ce numéro, avec une superbe photo en couverture, a été le maillon manquant pour décider Ocora Radio France”, soulignera, plus tard, Lucien Putz.
“À 89 ans, aveugle, perdu dans les brumes de notre mémoire-passoire, se remettant d’une opération chirurgicale subie la semaine dernière, Ti Frère occupera enfin la place qui lui revient. Celle que nous lui devons tous. La tradition, le patrimoine et l’histoire du pays : que le triangle vibre toujours sous la voix syncopée de Ti Frère”, écrivait votre magazine dans sa 30e édition.
Kan pare dir.
En août 1989, Ti Frer est dans les champs de cannes de Quartier Militaire. Une photo publiée dans WES le montre à côté de Percy Yip Tong, coordonnateur de l’opération, et d’Alliramy Brochand. Née Runghen, d’origine mauricienne, cette dernière est coordinatrice de l’équipe envoyée par Radio France.
Un micro a été posé devant Ti Frer. Son fils Henri, son petit-fils Gino, son frère Ange ont pris ravannes et maravanne pour l’accompagner. Ti Frer ne saura résister à l’envie de se saisir de son triangle. “Kan pare dir”, lance le griot à l’équipe d’Ocora. L’enregistrement peut commencer, le CD de Ti Frer sortira dans quelque temps…
Et pour conclure, WES écrivait : “L’histoire n’aura pas de fin. Elle se perpétuera à travers les âges, remaniée sans doute mais, là, tangible. La mémoire, monwar !”

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