Ashok Subron : « La ‘gratuity’ sera suspendue à l’humeur du ministre et des bailleurs de fonds »

Ashok Subron, porte-parole de la General Workers Federation (GWF) et de Rezistans ek Alternativ, revient sur l’adoption de la Covid-19 Act et de la Quarantine Act. Deux lois votées « en quatrième vitesse et sous couvre-feu sanitaire », déplore-t-il. Selon lui, ces événements « démontrent que le pays est en train de basculer dans la dictature ». Il déplore par ailleurs les amendements à la Workers’ Rights Act, qui sont venus « effacer d’un trait de plume toutes les avancées obtenues en faveur des travailleurs après de longues années de lutte ». Il regrette aussi que « ceux qui seront licenciés sous ces nouvelles lois ne soient pas garantis d’une compensation », car « le PRGF a été achevé » et « c’est le ministre qui a maintenant le pouvoir de décider ». Il plaide également pour « une nouvelle politique qui place la vie et la biodiversité au cœur de l’action ».

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Quel est votre constat de la situation une semaine après l’adoption de la Covid-19 Act et de la Quarantine Act ?

Je constate que la crise sanitaire s’est transformée en crise sociale. Quand nous sommes allés voir le Premier ministre, Pravind Jugnauth, mercredi dernier, j’ai réalisé que nous avions atteint un point de basculement. Nous sommes entrés dans une dynamique néo-fascisante. Vous réalisez que des amendements touchant aux droits fondamentaux ont été amendés sous couvre-feu ? Du coup, on réalise que dans la stratégie du gouvernement, la question sanitaire est devenue secondaire. Les conséquences sociales et économiques sont gérées de manière dictatoriale.

Il y a des conditions prévues pour entrer dans l’état d’urgence. Le Premier ministre peut l’étendre à 21 jours mais, après cela, il faut passer par le Parlement. On a été bel et bien engagé dans une forme de dictature. Aujourd’hui, les Mauriciens réalisent qu’il y a 330 000 personnes qui travaillent selon l’humeur du commissaire de police, alors que nous sommes sous « curfew ». Ils ne peuvent sortir de chez eux, à part pour aller travailler et revenir. C’est dans ces conditions que le Covid-19 Bill a été voté. Il ne serait pas drôle non plus que le « curfew » soit maintenu au-delà du 1er juin.

Regrettez-vous d’être parti voir le Premier ministre sur le Covid-19 Bill ?

Non, je ne le regrette pas. Je crois qu’il était de notre devoir d’aller le voir pour lui dire ce que nous pensons. Nous sommes aussi partis pour lui tendre une main, pour lui dire de ne pas aller de l’avant avec ces amendements très graves. Il y a des choses qui devaient faire partie du projet de loi et qui ne le sont pas, et d’autre part, on y voit des choses qui ne devaient pas y être. Cependant, je peux dire que sa réponse a été terrible et caractérise ce qui s’est passé pendant la pandémie. Par exemple, quand nous avons évoqué la « night shift allowance » pour les « frontliners », il a répliqué catégoriquement que « pena kas dan lakes » ! Il a raisonné comme un patron, pas comme un chef d’État. L’impression que m’a donnée le Premier ministre est qu’il est en train de perdre le contrôle. Le pouvoir est entre les mains des oligarques économiques.

Le gouvernement dit qu’il faut consentir à des sacrifices, car les temps sont difficiles…

Dans la société mauricienne, le sacrifice ne peut venir uniquement de ceux qui n’ont que leur force de travail pour manger. Ce sont ceux qui possèdent les richesses et ceux qui contrôlent les appareils d’État avec des bénéfices mirobolants qui doivent faire des sacrifices. Malheureusement, c’est le contraire qu’on voit actuellement. Il n’y a rien dans la Covid-19 Act pour que ceux qui détiennent les richesses fassent des sacrifices. Par exemple, on croyait que les hôtels étaient mis à disposition gratuitement pour la quarantaine, dans un élan patriotique. Mais il y a eu des réclamations de plus de Rs 125 M au gouvernement ! Ar zot, zafer, zafer !

Aujourd’hui, on a socialisé la crise. On a mis le fardeau de la crise sur le dos des travailleurs. Le gouvernement a pris les dispositions « for the few not the many ». Alors que les travailleurs perdent leurs droits, les riches, on leur demande seulement « enn ti sarite » à travers le Covid-19 Fund. On n’a pas hésité à prendre l’argent de la caisse publique pour le Wage Assistance Scheme. De l’autre côté, on voit que toutes les avancées qu’on avait faites sur les lois du travail ont été détruites. La coïncidence fait que la Workers’ Rights Act était la dernière loi votée par le gouvernement avant les élections et que la Covid-19 Act est la première loi votée après. Le gouvernement a rendu caduc le Portable Retirement Gratuity Fund. Soit dit en passant, ce n’était pas le cas dans la première version du projet de loi. Le gouvernement est venu supprimer la contribution de l’employeur, représentant 4,5% du salaire de l’employé dans le fonds, chaque mois, et qui était déjà en vigueur depuis la Government Notice 39, le 19 février dernier.

Les articles 95, 96 et 97 de la Workers’ Rights Act concernent le paiement des contributions patronales pour la « gratuity » lors d’un licenciement, une retraite ou un décès. Ces dispositions étaient toujours là dans la première version du projet de loi. Dans les deux derniers amendements qu’on a apportés à la section 127, on a intégré les articles 6(a) et 6(b). Dorénavant, la « gratuity » de 15 jours par année de service que les travailleurs avaient, même avant l’entrée en vigueur du PRGF, est remise en question. Ces amendements donnent le pouvoir au ministre pour déterminer le taux de « gratuity » et son mode de calcul. En d’autres mots, les 15 jours basés sur le « Remuneration » existant avant le PRGF sont remis en question totalement. Maintenant, c’est le ministre, par décret, qui décidera.

Qu’en est-il de la préservation de l’emploi ?

On a dit que la Covid-19 Act empêcherait les licenciements. Mais la loi fait provision uniquement pour la période où l’entreprise bénéficie du Wage Assistance Scheme. C’est-à-dire de la mi-mars à fin mai. À partir du mois de juin, on verra ce qui va se passer. Déjà, le processus est en marche. On a vu ce qui s’est passé avec Beachcomber. Le groupe hôtelier a fait une demande pour réduire le salaire de ses employés. Au So Sofitel également, il y a des menaces sur l’emploi. Une fois qu’on a enlevé le filet de protection, la dynamique anti-travailleurs a été enclenchée.

On verra bientôt ce qui se passera avec Air Mauritius. À mon avis, les amendements à l’article 72A ont été faits pour répondre au diktat d’Air Mauritius. Il y est dit qu’en cas de licenciement, le ministre peut faire une exception, éliminer les procédures de négociation avec les syndicats pour aller directement au Redundancy Board et obtenir un « award » dans 15 jours. De même, on a inclus des provisions pour le « leave without pay », avec un retour au travail sous de nouvelles conditions. Ces amendements ont été taillés sur-mesure pour Air Mauritius et le secteur du tourisme. D’ailleurs, les informations qui sont tombées ces derniers jours l’ont confirmé.

De même, je trouve que cela a été un acte très pernicieux de prendre tous les secteurs de services essentiels pour les mettre dans le « Third Schedule ». Aujourd’hui, les travailleurs du transport, du port et du « scavenging », entre autres, sont menacés. Et comme je l’ai déjà dit, c’est le ministre, en s’appuyant sur les amendements à l’article 72A, qui décidera comment la « gratuity » sera payée. Il n’y a donc aucune garantie contre le licenciement et les années de service. La « gratuity » sera à l’humeur du ministre et des bailleurs de fonds du gouvernement. On a sacrifié les droits des travailleurs.

On ne comprend pas non plus la logique du gouvernement en réduisant les « local leaves ». Ce qui veut dire que ceux qui ont respecté le couvre-feu, qui sont restés chez eux parce que le règlement sanitaire l’imposait, vont perdre leurs congés pendant les 18 prochains mois. De plus, ils devaient être présents sur le lieu de travail à chaque fois que l’employeur le leur a demandé, et s’ils se sont absentés une seule fois, ils perdent tout. J’attire l’attention également sur le « Work From Home », qu’on cherche à généraliser. Cela va se faire sous un nouveau contrat, permettant à l’employeur de faire une dérogation sur une série de droits.

Concernant la « gratuity », y a-t-il aussi des risques pour ceux qui partent à la retraite ?

Il y a une incertitude à ce sujet. Pour l’heure, ce qu’on sait, c’est que le PRGF a été achevé, et donc que les patrons ne vont pas contribuer au fonds de pension. Mais il y a toujours l’article 109 de la Workers’ Rights Act. Je dois préciser que c’est la GWF qui avait insisté pour que cela fasse partie de la loi, « over and above » les dispositions qu’il y avait sur le « retirement and death », afin de s’assurer que les travailleurs ne touchent pas moins avec le PRGF. Jusqu’ici, on n’a pas touché à cette partie de la loi. Donc, l’employeur devra payer ce qui est prévu dans les sections 109 et 110 en cas de retraite ou de décès. Cependant, cette partie ne concerne pas le licenciement. Ce qui veut dire que lorsqu’un employé est mis à la porte, il perd également les 15 jours par année de service, qui étaient calculés sur les « total earnings ». Donc, comme on le voit, le licenciement massif était bel et bien à l’agenda quand on a fait ces amendements. C’est un manque de respect total envers les travailleurs.

Ces amendements ne sont-ils pas temporaires ?

À part la réduction des « annual leaves », qui s’étendra sur une période de 18 mois – ce qui est quand même absurde –, il n’y a rien de temporaire. Une fois qu’on a licencié et que les travailleurs ont perdu leurs années de service, ce n’est pas temporaire. C’est cela qui est central dans la nouvelle loi. C’est la question de « gratuity ». Ce qui est encore plus révoltant, c’est qu’on vient suspendre les droits des travailleurs alors qu’on ne prévoit aucune mesure pour ceux qui possèdent les richesses. Je ne vois aucune mesure contre les CEO qui touchent jusqu’à Rs 19 M par an !

De plus, tout ce qui est supposément temporaire a aussi tendance à devenir permanent. Que s’est-il passé avec l’Industrial Relations Act, qui avait été faite dans un contexte précis ? Cela nous a pris 35 ans pour changer cette loi. Idem pour la POA sous le couvre-feu sanitaire. Cela nous a pris 25 à 30 ans pour changer cela. Il faut faire très attention.

Le rapport du PRB est aussi attendu cette année. Pensez-vous qu’il y aura des « sacrifices » à ce niveau également ?

Il est clair que le gouvernement fera en sorte que les travailleurs portent le fardeau de la crise. Qu’ils soient du public ou du privé. D’ailleurs, on a vu que la réduction des « annual leaves » s’appliquait aussi pour les travailleurs du secteur public. Ce qui est sûr, c’est que la crise était là déjà avant le Covid-19, notamment avec la dette et les difficultés dans certains secteurs, comme l’hôtellerie. La pandémie est venue exposer les faiblesses de leur modèle économique. On vient aujourd’hui se servir de la crise pour passer le fardeau de leur faillite sur les travailleurs. N’oublions pas qu’il y a également 200 000 à 250 000 « self-employed » dans le pays dont l’avenir est aussi incertain. Mais pour le 1% que constituent les plus riches, il n’y a pas de crise. À l’image de ceux qui réclament Rs 125 M à l’État parce qu’ils ont mis leurs hôtels à disposition pour la quarantaine.

Les propriétaires n’ont pas payé leur part à la maintenance de la société. Leurs taxes ont diminué constamment ces derniers cinq ans. Vous réalisez que les 50 compagnies les plus riches, qui ont enregistré Rs 160 milliards en dividendes, n’ont payé que Rs 8,5 milliards de taxes ? Cela donne une indication de l’injustice de la fiscalité. Tout ceci conduira à une explosion sociale.

Vous prévoyez justement une mobilisation citoyenne. Quel en est l’objectif ?

Depuis l’adoption de la Covid-19 Act et la manière dont cela a été fait, une grande colère gronde dans le pays. Comme nous étions sous couvre-feu sanitaire, cette colère n’a pu se manifester. Nous avons mis en place une plateforme, appelée « Konversasion Solider », regroupant plusieurs organisations, pour une action collective. Le but est de permettre au peuple de s’exprimer. Nous avons émis un formulaire, où les citoyens donnent leur opinion sur la manière dont cela peut se faire. On a vu déjà les premières conséquences de la Covid-19 Act. Il y a un ras-le-bol.

L’idée n’est pas seulement de protester contre les mesures gouvernementales, mais aussi de porter une nouvelle vision. Il faut une nouvelle politique alternative, où l’alimentation, l’écologie, l’énergie verte et l’emploi, entre autres, auront une place importante. La mobilisation sera porteuse de cette nouvelle vision. Il ne faut pas tourner en rond. Nous viendrons avec des revendications, par exemple un « Universal Minimum Grant ». On se demande aussi s’il faut continuer à subventionner l’industrie sucrière ou s’il ne faut pas plutôt soutenir la mise en place de fermes agri-solaires.

Nous sommes aussi pour l’utilisation soutenable de nos ressources marines. La Covid-19 nous a montré les conséquences de la dépendance sur l’exportation. Dans six mois, si les frontières restent fermées, nous n’aurons plus à manger. Donc, nous ne pouvons nous contenter d’exprimer notre colère. Toute action doit mener au progrès. Tout le monde est invité à y participer. On peut le faire à travers notre page Facebook et celles des autres organisations membres de la plateforme.

La GWF a contesté le Work Access Permit. Allez-vous tout de même en faire une demande pour pratiquer vos activités ?

Il faut comprendre qu’il y a une illégalité qui s’est développée pendant le couvre-feu sanitaire. Le commissaire de police ne peut faire de dérogation concernant les secteurs de services essentiels. Nous avions fait un affidavit pour contester la légalité du Work Access Permit, mais il a été « withheld » car nous allions vers la fin du couvre-feu sanitaire. Nous nous préparons à loger une plainte à la Cour suprême si le couvre-feu est étendu, car nous maintenons que ce permis est illégal. D’autant qu’avec la nouvelle Quarantine Act, il y a de nouvelles implications. C’est une question de principe. Le commissaire de police est là pour « enforce » la loi. Ce n’est pas son rôle de décider qui doit aller travailler ou pas. C’est ainsi qu’on a vu des compagnies sucrières demander aux gens de venir travailler, parce qu’il fallait faire du « sanitizer », ou encore dans le « free port », il fallait débarquer des produits de luxe. L’État doit se décider sur ce qui est essentiel ou pas.

Business Mauritius a mis la pression sur le ministre des Finances afin de pouvoir préparer sa propre liste de services essentiels. L’État a laissé le soin au commissaire de police d’émettre des Work Access Permits, en ajoutant une catégorie « other » et qui ne correspondait pas aux Regulations avec la liste des secteurs dans le service essentiel. C’est ainsi qu’Alteo a obtenu son permis pour faire les gens venir gratter de la peinture sur l’usine. Le Work Access Permit est l’instrument des travaux forcés. Le gouvernement a été pris entre deux feux : maintenir le « curfew » et faire travailler 360 000 personnes pour satisfaire Business Mauritius. Il devra assumer ses responsabilités s’il y a une résurgence de Covid-19.

Quant à savoir si nous allons nous-mêmes faire une demande pour le Work Access Permit, nous verrons en temps et lieu. Je dirais aussi que des fois, on peut bien contester les augmentations de prix, mais on est obligé de manger. Tout comme il y a beaucoup de personnes qui ont contesté la carte d’identité biométrique, mais qui ont été contraintes d’aller refaire leur carte au dernier moment. Personnellement, j’attendrais d’avoir plus de visibilité sur ce que le gouvernement compte faire après le 1er juin pour décider de ce que je vais faire.

Quelles leçons pouvons-nous tirer de la pandémie ?

La pandémie nous a fait réaliser l’importance de la vie. Elle doit désormais être au centre de toutes nos actions. La pandémie est une conséquence de l’agriculture industrielle, de la destruction de la biodiversité. On sait que la famille SARS a ses origines dans l’agriculture industrielle. Le capitalisme, tel qu’il est, entraînera la mort. J’ajouterai que le capitalisme global qui a dominé le monde est entré dans une phase moribonde. On est en train de développer des relents de « nécro-capitalisme ». On est en train de sacrifier la vie de millions de personnes sur la planète pour faire redémarrer le système. Nous sommes dans une phase dangereuse de l’humanité. La société est devenue un grand centre de concentration. Il faut réagir face à la dictature, face au « nécro-capitalisme ». Il ne faut pas oublier non plus que nous sommes en pleine crise écologique. Le coronavirus est venu nous rappeler la nécessité de placer la vie au centre de toutes nos actions. Car la vie est menacée. Face au « nécro-capitalisme », il faut privilégier les « bio-politics », qui font de la vie, de la biodiversité, le point central des actions. Il faut soutenir les institutions publiques comme les hôpitaux, le « scavenging », pour le maintien et la régénération de la vie. Or, ce qu’on voit, malheureusement, c’est que la loi des travailleurs a été dévaluée pour faciliter le licenciement.

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