BÉATRICE COLLIN, universitaire: «Faire de Maurice un knowledge hub est un excellent projet»

La professeure Béatrice Collin est une des chevilles ouvrières du partenariat entre ESCP Europe et Talents, la branche responsable des projets éducatifs du groupe Médine SE. Au cours de l’entretien qu’elle nous a accordé lors de son dernier séjour à Maurice, elle partage son point sur le développement de l’éducation tertiaire et de la présence des projets de l’ESCP Europe à Maurice.
Les promotions pour les institutions tertiaires pullulent dans la presse et sur internet. J’ai vu des publicités locales proposant des remises conséquentes sur les tarifs, ainsi que le transport gratuit pour aller suivre les cours. J’ai vu des enseignes d’université aussi grosses et voyantes que de panneaux publicitaires pour des boissons gazeuses. Est-ce que l’éducation supérieure serait devenue une marchandise comme une autre qui doit se vendre dans des foires à coup de promotions ?
— Non, l’éducation tertiaire n’est pas une marchandise comme une autre. Il y a plusieurs choses à considérer. Moi, je fais partie de l’ESPC Europe, une institution académique reconnue, qui emploie des professeurs qui ont des doctorats et qui font de la recherche. Nous sommes une organisation qui ne fait pas de profits.
Mais vous ne pouvez ignorer l’existence d’un marché pour l’éducation supérieure.
— Oui, j’en suis consciente. J’ai vu à Maurice un salon de l’éducation avec une myriade de propositions qu’avec mon oeil académique je n’aurais pas conseillé. J’ai été effrayée quand je suis allée au salon de l’éducation. Moi, avec mon expérience, je vois tout de suite où est le vernis et où est l’authenticité. Il faut que les étudiants et leurs parents comprennent bien que tout ce qui brille n’est pas or. Le marché de l’éducation mauricien est en pleine émergence, tout le monde se précipite et après ça va se réguler.
Il ne vaut pas mieux réguler dès le départ pour éviter que des étudiants fassent de mauvais choix ?
— Ce serait mieux, effectivement, et il faut mettre en place les institutions de contrôle nécessaires. Il faut quand même reconnaître qu’aujourd’hui la population mondiale a un niveau de formation et de connaissances qui est inégal dans notre histoire. La connaissance ou le « knowledge » est quand même au coeur de la révolution que nous sommes en train de vivre. Je trouve fabuleux que les gens soient de mieux en mieux éduqués, qu’ils aient un très bon niveau de connaissance. Mais il ne faut pas oublier que, comme pour la santé, l’éducation n’a pas de prix, mais elle a un coût.
Supposons que je suis un parent qui doit envoyer son enfant faire des études tertiaires. Quels sont les critères que je dois prendre en compte avant de choisir l’institution où je souhaite envoyer mon enfant ?
— Une bonne institution tertiaire, c’est, d’abord et avant tout, une institution académique où il y a un corps professoral permanent, qui n’est pas là que pour enseigner, mais aussi pour faire de la recherche. C’est la définition même d’une institution académique d’ordre supérieure. Deuxièmement, les accréditations de l’institution : par qui ont-elles été données et, tout aussi importantes, quelles sont les reconnaissances des diplômes délivrés.
Comment faire pour trier le bon grain de l’ivraie dans ces salons de l’éducation qui ressemblent à des foires ?
— Il faut toujours vérifier si les diplômes proposés sont reconnus au niveau de l’Etat. Il faut vérifier la validité des accréditations internationales que ces institutions disent détenir. Il faut aussi vérifier les programmes et les heures de cours. Il faut voir qui sont les enseignants. Je suis conscient que c’est difficile, mais c’est un exercice obligatoire pour choisir la bonne institution. Nous, à l’ESCP Europe, avons les accréditations nationales et internationales qui garantissent la qualité de notre enseignement. Il faut aussi tenir compte du fait que l’enseignement supérieur n’est pas que de l’enseignement, mais aussi de la recherche. Nous ne sommes pas là simplement pour transmettre de la connaissance, mais aussi pour en produire, ce qui fait la grande différence entre l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur. Les institutions qui ne sont pas en mesure de pouvoir produire de la connaissance ne sont pas des institutions du tertiaire. Et les institutions qui règlementent ce secteur doivent en tenir compte avant de donner les accréditations nécessaires. Je reviens à votre première question pour dire que l’éducation n’est pas une marchandise comme une autre, pas un simple business, dans la mesure où l’on travaille sur l’humain, surtout de jeunes humains.
Vous êtes professeur associé de stratégie et management international dans le département stratégies, hommes et organisation. Qu’est-ce que cela veut dire en langage non codé ?
—  L’ESCP est une institution européenne qui a des campus en France, en Grande-Bretagne, en Italie, en Allemagne et en Espagne. Nous sommes 130 professeurs permanents qui ne donnent pas seulement des cours, mais font aussi de la recherche et du management de programmes qui représente deux tiers de notre travail. Nous avons 4000 élèves sur nos cinq campus et sommes organisés en huit départements et moi je fais partie de celui qui est intitulé «Stratégies, Hommes et Organisation». C’est un département qui traite des questions autour du management. En commençant par la stratégie : c’est-à-dire donner une direction à l’entreprise ; l’organisation : savoir la mettre en oeuvre et puis gérer les hommes qui vont avec, toutes ces transformations et ces changements. Nous avons des élèves de quatre-vingts nationalités venant d’Europe et du reste du monde. Nous avons beaucoup d’étudiants qui viennent d’Asie et d’Amérique Latine et très peu qui viennent d’Afrique. Cela tient au fait que de plus enplus en Europe on a des limitations sur les visas. Par rapport aux autres nationalités, les étudiants africains sont une minorité par rapport au coût, parce qu’en plus de cours il faut aussi avoir les moyens de vivre en Europe
Est-ce que le programme que propose l’ESCP Europe est différent de ceux que proposent les autres institutions tertiaires?
— Notre école est un modèle unique, la seule en Europe à posséder cinq campus, dans cinq pays différents avec chacun sa culture et totalement intégrés. Nos étudiants sont mobiles entre nos campus et de ce fait mélangés à d’autres nationalités, nous en avons 90, chez nous. Nous proposons une formation profonde, interculturelle, avec des ouvertures vers l’autre et la nécessité de gérer la diversité. Tout cela ne s’apprend pas dans une salle de classe avec un professeur qui donne des concepts. Cela se vit, c’est une pratique qui se construit tous les jours. Nous avons une identité européenne, une ouverture culturelle avec des valeurs humanistes indispensables par rapport à la situation politique et sociale de l’Europe, ces jours-ci. C’est notre philosophie globale autour de laquelle nous construisons des programmes pour répondre aux besoins des entreprises et du monde économique. A partir de là, nous essayons à la fois de donner la meilleure formation conceptuelle, mais aussi pratique parce que nous sommes une « business school ». La base de notre pédagogie est de toujours travailler les allées-retours, entre le concept et la pratique, qui ne doivent pas être étanches,mais mélangés.
Dans la mesure où le « business » est dominé par les Etats-Unis et, de plus en plus, par les nouveaux pays émergents, particulièrement l’Asie, pourquoi est-ce que l’ESCP n’ouvre pas de campus dans ces régions du monde ?
— Notre nom l’indique : nous sommes Européens…
Vous êtes européano-centriste ?
— Pas du tout. Notre identité est européenne et notre perspective vraiment mondiale avec l’ouverture culturelle fondamentale dont je vous ai parlé. Nous n’avons pas de campus en dehors de l’Europe parce que nous avons choisi de travailler avec des développements de partenariats stratégiques au Brésil, en Chine, en Inde et à Maurice.
Combien ça coute un Master à l’ESCP Europe ?
— 16,000 euros pour les cours en sus des frais de logement et de nourriture qui sont autour de1000 euros par mois.
Continuons à découvrir vos compétences. Vous êtes spécialisée en processus de management dans les entreprises internationales ? Traduction s’il vous plaît.
— J’ai eu ma thèse aux Etats-Unis en travaillant justement sur la façon différente dont les entreprises européennes et les entreprises nord-américaines se mondialisaient. Les entreprises européennes arrivent à plutôt bien intégrer les éléments différents de la diversité tandis que les entreprises nord-américaines se contentent de plaquer leur système de fonctionnement sur les autres entreprises. Aux États-Unis, on continue à considérer que le seul système qui fonctionne c’est l’américain, mais tout en commençant à se rendre compte que ce n’est plus tout àfait exact. Aux Etats-Unis, on commence à vouloir savoir comment l’Europe appréhende la mondialisation de ses entreprises. Les Américains se rendent compte que leur modèle s’essouffle et cherchent d’autres façons d’opérer.
Les entreprises européennes réussissent mieux la mondialisation que les américaines ?
— C’est ce que j’ai démontré dans ma thèse. Prenons les entreprises françaises qui sont parmi les plus grandes entreprises mondiales comme L’Oréal, Air Liquide, Lafarge ou St Gobain. Ce sont des entreprises qui sont extrêmement performantes sur le plan international et ont construit une mondialisation tout à fait différente avec les diversités. C’est le rapport à l’altérité de l’autre qui est différent.
L’altérité est considérée comme une valeur dansle Business international ?
— Mais oui. C’est même fondamental. C’est le fait de construire avec l’autre qui va être totalement différent. Sans vouloir être caricatural, je dirais qu’aux Etats-Unis considère l’autre comme soi-même, comme identique, alors que les entreprises européennes considèrent l’autre comme quelqu’un de différent avec qui il va falloir construire et élaborer. Ça, c’est fondamentalement différent. L’Américain impose son modèle tandis que l’Européen va chercher une voie de construction possible avec l’autre.
Vous proposez donc aux Américains un modèle différent. Sur quoi est-il basé ?
— Sur la diversité et l’intégration de l’altérité, du rapport à l’autre. Cela peut vous sembler bizarre à Maurice où vous êtes tellement avancés dans ce domaine que cela vous paraît une évidence. Mais se dire que l’autre est différent, savoir le respecter, le comprendre, ce n’est pas évident en Amérique du Nord et même en Europe. Il y a un changement de « mindset » qui doit s’opérer dans la tête des grands dirigeants et des managers des entreprises.
lEst-ce que ce concept commence à prendre, à se développer en Europe et en Amérique du nord ? Mais tout d’abord est-ce que l’ancien et le nouveau monde sont toujours deux systèmes totalement différents ?
— Le concept commence à prendre et les mentalités à changer. C’étaient deux systèmes totalement différents qui aujourd’hui se rapprochent.
lNous sommes en train de parler du Nord du monde qui va vers le Sud. Est-ce que le processus inverse est envisageable ?
—Mais bien sûr et il va l’être de plus en plus. Et Maurice, que je viens de découvrir, fait partie de l’exemple. Jusqu’à il y a quelques années, Maurice était pour moi, comme pour beaucoup de Français, une île de vacances avec de belles plages. Ensuite, j’ai eu une élève mauricienne qui avait besoin d’entreprendre un travail de recherche pour valider son diplôme. Elle a fait ce travail sur Maurice, ce qui m’a permis de découvrir votre pays alors que je commençais à travailler avec des entreprises françaisessur la notion des « next emerging markets » dont font partie des pays d’Afrique. Tout cela m’a poussé à penser qu’il y avait peut être quelque chose à faire à Maurice où on est à la fois dans un ensemble interculturel, ce qui correspond à ESCP, et où l’onest dans un marché émergeant, ce qui est aussi important pour notre « business school ».
lMaurice serait un cobaye qui mérite une étude ?
— Pas du tout. Il y a ici une forme de vie en société qui mérite d’être considérée. En dépit de vos problèmes – vousen avez surement, comme tout le monde –  pour vous, Mauriciens, le vivre-ensemble avec les autres qui sont différents vous paraît évident, naturel. Ce n’est pas le cas partout dans le monde. Ce n’est pas du tout normal pour l’Européenne que je suis de traverser des villages où les églises sont à côté des temples chinois ou hindous sans oublier la mosquée. C’est unique et vous ne vous en rendez pas compte. Maurice correspond parfaitement à ce que nous faisons à l’ESCP Europe
lMais que veut donc dire le sigle ESCP ?
—  C’est l’acronyme de l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris, la première « business school » au monde puisqu’elle a été créée en 1819. Et dans les premières promotions, on avait déjà des élèves venant des quatre coins du monde. Au 19e siècle on pensait déjà à la mondialisation comme l’ont démontré des études très sérieuses. Il y avait, à l’époque, les grandes écoles créées par Napoléon et les industriels se sont dit qu’ils avaient besoin de gens formés pour faire fonctionner les entreprises qu’ils étaient en train de créer à travers le monde. Par conséquent, le phénomène de mondialisation n’est pas récent, ce qui l’est c’est qu’il touche beaucoup de pays aujourd’hui. Le développement du phénomène a été stoppé par les deux guerres mondiales avant de repartir de plus belle.
lQuels sont les liens de ESCP Europe et Médine SE ?
— Nous sommes l’opérateur académique tandis que Médine est l’opérateur logistique, s’occupe du marketing et de l’organisation selon les critères de notre école. Chaque dossier est étudié par un de nos professeurs et le candidat doit passer un entretien avant d’être accepté. Nous avons commencé un programme pilote avec huit étudiants pour un Master en stratégie, conseils et organisation qui va durer un an et qui donne droit à un diplôme accrédité internationalement et à Maurice.
lQui peut suivre ce cours ?
— Un candidat ayant un Bachelor et quelques années d’expérience professionnelle ou un Master. Le cours actuel est en format part time  et s’adresse à des étudiants qui travaillent déjà. Le cours, qui a commencé en février de cette année, dure un an et en fin de programme les étudiants iront sur les campus de Paris et de Madrid pour terminer. Nous allons faire un deuxième cours semblable qui commencera en octobre et pour lequelnous avons déjà commencé les entretiens des candidats. Au début de l’année prochaine, nous projetons de lancer plusieurs cours : un en « international project management » un autre en « marketing et communication digitale » et un troisième en HR. Ces cours sont en format part time, mais nous souhaitons aussi lancer un format full timepour les jeunes étudiants.
lMondialisation oblige, je suppose que vous devez, quand même, penser au marché régional et surtout africain ?
— Nous ne voulons pas aller dans larégion, nous préférons que les étudiants de cette partie du monde, et de l’Afrique, viennent à Maurice. Les cours en « part time » sont surtout destinés aux Mauriciens ou éventuellement aux Réunionnais, tandis que les « full time courses » sont ouverts aux étudiants de la zone qui auront à passer entre six et huit mois à Maurice avant d’aller terminer le cours à Paris et à Madrid.
lEst-ce que vous faites appels aux enseignants locaux pour les cours ou ils viennent tous d’Europe ?
— Sur le plan académique, il faut que ce soit les mêmes professeurs pour que le diplôme soit validé. Nous faisons appels à des enseignants d’ici sur des questions spécifiquement locales. Il est certain que la dimension humaine du management et des ressources humaines doit être enseignée par un Mauricien qui connaî la législation, les pratiques en cours à Maurice au niveau, disons, du syndicalisme. Nous faisons aussi, selon les sujets, appel à des experts.
lLes cours sont intenses ?
— Ils sont comme tous les cours de l’ESCP :il y a du travail, des papiers à rendre, des dossiers à faire, des examens à passer. Ils sont notés, évalués comme tous nos élèves en Europe.
lSans pratiquer la langue de bois, vous êtes satisfaite du niveau de vos élèves mauricien?
— Ils sont franchement très bons me disent mes différents collègues qui ont enseigné ici. Ils ont un très bon niveau. Ils ont envie d’apprendre et sont très « challenging » avec les profs qui aiment bien des étudiants réactifs à ceux qui ne font que prendre des notes. Ils bossent beaucoup, ce qui encourage les enseignants à aller plus loin.
lÇa change de l’image du système éducatif mauricien où l’élève apprend juste ce qu’il faut, — et souvent par coeur — pour passer les examens. On appelle ça apprendre utile.
— Le phénomène que vous décrivez et qui n’est pas confiné à Maurice, s’observe surtout en primaire et en secondaire. Ce comportement évolue avec la maturité et nous avons des élèves dont la moyenne d’âge est de 30 ans et qui ont une expérience professionnelle. Ce n’est pasdu tout le cas de nos élèves comme le soulignent les professeurs qui travaillent avec eux. Moi, cela fait deux ans que je viens régulièrement ici et je suis très satisfaite du niveau des élèves.
lEst-ce que le prix d’un Master à Maurice est le même qu’enEurope ?
— Non. A Maurice notre Master coûte 12,000 euros sans le voyage en Europe qui est une plus value fabuleuse, mais qui est optionnel en raison des coûts. On est à 12,000 euros ici alors qu’on est à 16,000 euros en Europe. Nous sommes un « non profit organisation », nous ne sommes pas là pour faire de l’argent, mais nous ne sommes pas également là pour en perdre. Nous voulons avoir des comptes équilibrés, mais nous ne sommes pas là pour générer du cash à partir de Maurice. C’est pour ça que nous avons travaillé sur une formule qui soit acceptable aux Mauriciens.
lQue souhaitez-vous dire pour clore cet entretien ?
— Je pense que faire de Maurice un knowledge hubest un excellent projet. Je crois qu’il y a une fabuleuse carte à jouer dans ce domaine pour les cinq ans qui viennent. Et les projets de l’ERCP Europe et de Médine SE s’insèrent parfaitement dans le cadre de ce projet ambitieux.
 
Jean-Claude Antoine

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