Brebis égarée, sauve-toi!

Je suis hors de moi ! Thanatos, serait-ce donc toi ? Depuis quelques semaines, je ne fais qu’entendre de mauvaises nouvelles, entre la volubilité d’un ministre aux pensées assassines, le déracinement forcé des habitants de Quatre-Bornes pour un projet express et hier la mort de deux amants…
Ce trop-plein de bad news me donne le tournis. Oui, information avant tout, et le pays va mal… très mal. Même moi, vautré derrière mon écran d’ordinateur, je le sais. Moi, surtout moi, jeune Mauricien, portant le flambeau du petit tigre de l’océan Indien, je vois que rien ne va.
Mais toute vérité n’est pas bonne à prendre. Aurions-nous dû peut-être accorder un peu plus d’importance aux bonnes nouvelles ? Ah Schadenfreude quand tu nous tiens ! Oui, un mot que j’ai découvert récemment, signifiant le plaisir que l’on ressent face au malheur d’autrui. Les Allemands ont toujours ce qu’il faut dans ce registre-là.
Mais je me demande quel plaisir ai-je à tirer de la photo d’un corps boursoufflé flottant dans la rade de Port-Louis ? Une photo publiée et partagée par des milliers de Mauriciens. Le corps d’un homme qui s’est donné la mort. Il se demandait, comme nous peut-être, pourquoi son voisin a deux Mercedes, une amante de 20 ans et un semblant de bonheur dans sa vie, alors que lui sa femme n’a même pas le temps et l’argent de s’acheter un rouge à lèvres. Il se demandait sûrement comment il va faire pour payer les leçons particulières de son enfant qui ne travaille pas bien à l’école, parce que son camarade a un Iphone 7 et que, lui, il a trois mois de retard sur sa facture de téléphone.
Avis nécrologiques
Mais qu’en sais-je? Les journaux en feront leur une si sa vie était suffisamment intéressante ou alors il passera dans les brèves, un petit entrefilet. Une nécrologie. Comme celle de l’historien Benjamin Moutou passée dans tous les journaux de ce week-end. Un grand homme, amoureux d’histoire, amoureux de son pays surtout, parti trop tôt. Parti bien trop tôt comme ces vestiges de notre patrimoine, telle la School ou encore le QG du PTr, qui s’affaisse de jour en jour. Quel triste spectacle que de voir ce bâtiment pousser son dernier soupir, pendant que les policiers tentent de gérer les embouteillages port-louisiens à l’heure de pointe. Seul, debout au milieu des Volkswagen Polo 1991 et des BMW 2017, le petit policier donne de grands signes. Hey oh ! Comme si les gestes pouvaient arrêter les “sofer morisien”.
« Il est 8h59 monsieur, je n’ai pas le temps de m’arrêter avant la ligne blanche ! »
Presque 200 morts sur nos routes, soit 200 familles en train de pleurer leur ami(e), amant(e). C’est consternant. On s’en rendra vraiment compte quand on y passera nous aussi. On saura alors qu’on aurait mieux fait d’échouer notre examen de conduite plusieurs fois avant de le passer enfin, plutôt que de glisser subrepticement une enveloppe au policier du coin, qui est le cousin de la fiancée d’untel.
Élite ou pas, la supercherie est la même
Je ne sais pas si je dois pleurer, crier ou tout simplement “manz ar li”. C’est un peu ce que l’on nous apprend à l’école. Qu’une succession d’étapes affranchies est égale au bonheur et à la réussite. Qu’après le CPE, le SC, le HSC, la licence, le master, l’on sera enfin heureux. Mensonge. Élite ou pas, la supercherie est la même. Le monde ne tourne pas de la même manière pour tous ici bas.
Derrière mon écran d’ordinateur, je scrute les commentaires sur les réseaux sociaux, je vois défiler devant moi une île Maurice désillusionnée. Une jeunesse qui rêve d’ailleurs, d’eldorado, car elle sait que tout n’est pas bon dans le meilleur des mondes. Non Voltaire, tu ne nous auras pas cette fois.
Intelligentsia, va-t’en
Si l’on essayait quelques minutes de s’asseoir à côté du petit nouveau, de lui parler, de lui dire : « Non, tu n’as pas fait tout cela pour rien. Tu n’as pas passé des centaines d’heures à lire Barthes, Marx, et j’en passe pour faire des polycopiés. Tu es arrivé là parce que tu le mérites. » Si l’on essayait peut-être de briser la glace entre ces deux générations qui s’affrontent parfois, pour des raisons obscures. Une lutte acharnée et insensée pour le pouvoir… Peut-être que les choses seraient plus simples. À vrai dire, une parole réconfortante d’un adulte bienveillant vaut deux joints sur le marché.
D’ailleurs post-scriptum : un jeune qui se drogue ne le fait pas que “pou gagn nisa”. Non, il le fait surtout pour oublier. L’on parle souvent de jeunes des quartiers chauds de familles difficiles qui consomment de la drogue, mais parle-t-on du “fils de”, col blanc, né bien comme il faut, qui va chercher sa dose quotidienne chez son dealer à Résidence Kennedy ? J’en connais plusieurs qui le font pour oublier. Pour oublier que les choses vont mal et que des corps sans vie flottent devant McDo.
« Comment veux-tu que je mette au monde un enfant dans un monde pareil? », se demande-t-elle. Elle a peut-être raison, n’en déplaise aux démographes mauriciens. À quoi bon élever un enfant dans un pays qui lui apprendra à ne voir que le bout de son nez, sous peine d’être jugé “GROS INGRAT”? Un pays qui saccage ses côtes pour des projets d’élevage de poissons prédateurs, de pétroliers ou encore de site pour kitesurfers internationaux…
Intelligentsia, va-t’en… ce pays ne veut pas de toi, ou alors trop fier pour l’admettre, il te laissera partir. Sauf si… si l’on admettait enfin que les jeunes ont besoin de guide. Non en fait, que le Mauricien tout court a besoin de guide, de retrouver ses sources, de se retrouver lui-même, sous cette couche envahissante occidentalisée. « Quel homme d’entre vous, s’il a cent brebis, et qu’il en perd une, ne laisse les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour aller après celle qui est perdue, jusqu’à ce qu’il la retrouve…? »

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