Ce que les yeux ne voient pas…

Une exposition d’artistes mauriciens est actuellement en cours à la Mairie du 6ème

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EMILIE CAROSIN

arrondissement à Paris. Portée par l’association France-Maurice et deux artistes de renom, elle rassemble une dizaine d’artistes mauriciens établis à l’étranger ayant déjà exposé en Europe. Au-delà du « prestige » que peut représenter pour certains une exposition sur le sol français, qui plus est parisien, l’exposition met en évidence certaines réflexions essentielles sur l’état et l’avenir de notre culture mauricienne. Après tout, l’une des fonctions principales de l’art n’est-elle pas de proposer des représentations symboliques d’une culture à un moment donné de son histoire et de questionner son devenir ?

L’exposition initialement pensée pour faire résonner le 50e anniversaire de l’indépendance de l’Île Maurice rassemble des artistes mauriciens de différentes origines ethniques. L’occasion de rappeler que depuis plusieurs années la diversité ethnique se compose naturellement dans les manifestations artistiques. J’aime à penser que l’art porte l’espoir d’une éventuelle “représentation naturelle” de notre diversité ethnique sur le plan politique même si la transposition n’est malheureusement pas si simple, notamment à cause des enjeux économiques et politiques que cela représente. Des enjeux peu présents dans le cadre d’une manifestation artistique et culturelle étant donné la précarité du secteur artistique dans notre pays, encore majoritairement financé par le mécénat. L’attrait touristique que peut représenter l’art et la culture ne semble pas encore assez évident pour les autorités de notre pays. Et ce malgré le succès évident de manifestations artistiques comme le festival Porlwi by Light ces dernières années.

Revenons à l’exposition et aux réflexions suscitées par certaines œuvres de l’exposition en espérant que ma focalisation sur certains artistes, n’en offensera pas d’autres dont le travail est tout aussi pertinent et valable pour la construction de notre identité et culture mauricienne. Mais s’il y a bien un domaine où l’on peut se permettre d’être subjectif, c’est bien en Art. Voici donc mon regard subjectif sur les questionnements que soulève cette exposition par rapport à notre culture en construction.

Commençons par ce qui semble le plus évident : les toiles de Robert Maurel connues pour leur exquise luminosité mettent en avant des scènes de la vie mauricienne parlantes pour chacun d’entre nous : les salines, la pêche au filet, les lavandières… Une de mes amies m’a confié y retrouver la véritable île Maurice. Je me suis demandé si dans quelques années son fils dirait la même chose. Car si ces images sont familières pour notre génération et les générations passées, il y a des risques que pour les futures générations, elles n’existent plus que dans les tableaux de Robert Maurel. La lumière jetée sur ces actes du quotidien constitutifs de notre patrimoine national, semble de plus en plus confinée à ces toiles qui à elles seules ne peuvent porter la richesse de notre culture. Ces toiles nous rappellent qu’il est de notre devoir d’assurer la survie et le rayonnement de ces gestes qui font partie intégrante de notre culture insulaire.

Culture insulaire? Culture métissée? Ce sont les questionnements explicités par Didier Wong dans ses toiles. Comme pour s’assurer qu’on comprenne le message, l’artiste nous rappelle par écrit les combats actuellement menés à l’Ile Maurice. L’air de dire que malgré la distance, la solidarité qui nous anime sur ces causes est bien réelle et que nous ne nous laisserons pas faire : Aret Kokin nou laplaz, get mwa bien, leve do mo pep ! Sous l’apparente jovialité véhiculée par les couleurs vives, les questions soulevées sont bien réelles. Pouvons-nous nous rassembler pour faire exister (ou survivre) notre culture, notre art, notre patrimoine ? Qui sommes-nous ? Laskar, Sinwa, etc. Comment faire exister notre métissage qui peine à transparaître tant ces différentes appellations sont présentes dans notre langage. Comment reconnaître notre africanité dans nos apparences diverses ? L’art pourra-t-il nous transporter au-delà de ces questionnements identitaires ?

Comme une réponse apportée par Christopher Babet dans son travail qui dérange et met certaines personnes mal à l’aise à cause de la vérité qui en transparaît (Facebook : Kreyolo mounn). Il faut dire que la démarche tellement audacieuse peut sembler incompréhensible pour certains : danser nu sur une toile. Heureusement une vidéo rend accessible le rituel artistique créé par Kreyolomounn et on prend alors conscience d’une voie possible pour assurer la survie et l’avènement de notre identité mauricienne et pour toucher ce que nous avons de plus profond et universel. Cela demande de laisser de côté nos possessions et nos préoccupations matérielles pour mettre notre corps au service de l’expression de notre être authentique, émancipé et libre de créer notre avenir au rythme de cette musique qui a permis à nos ancêtres de survivre et de construire notre pays malgré la souffrance qu’imposait l’asservissement. L’artiste nous rappelle à travers la toile réalisée à Haïti que nous ne sommes pas les seuls à vivre cela.

La conscience de notre passé douloureux est représentée dans la toile de Pierre Argo qui nous rappelle que l’indépendance a été possible grâce à l’organisation d’une partie de la population qui a été pendant de nombreuses années oppressée. En l’espace d’une toile, les membres fondateurs oubliés (ceux qui ont construit notre pays de leurs propres mains) sont placés au même niveau que les personnalités politiques. La présence de la foule si enthousiaste contraste avec les inégalités sociales encore trop importantes : notre projet social a encore un long chemin à parcourir pour assurer que chaque enfant ait accès à une éducation de qualité qui lui permette de s’approprier les symboles de notre culture pour la faire grandir. La mer présente en bas de toile, nous rappelle que nous sommes tous venus d’ailleurs, que nous sommes à présent dans le même bateau et qu’il est de notre responsabilité d’agir en conséquence.

Nous sommes tous concernés et confrontés aux mêmes risques. J’ai tenté dans mon installation vidéo de mettre en avant un de ces risques “le racisme” (Facebook : masquedemasque). Travaillée à partir de la contribution de 14 Mauriciens, l’installation révèle la peur que nous avons de l’autre et les possibilités que nous avons pour la dépasser, enlever nos masques et aller à la recherche de l’autre comme être authentique et digne. Je pense que notre avenir en tant que nation repose, entre autres, sur notre capacité à en prendre conscience et à « manger » nos peurs pour traiter chacun comme être digne de contribuer librement et significativement à notre identité et culture communes.

Cinquante ans d’indépendance, c’est aussi l’occasion de rappeler que notre République se doit d’être protectrice et garante de notre patrimoine culturel et de notre identité en devenir. Cela se manifeste dans le soutien financier et structurel que l’Etat apporte aux artistes, à la production, à la diffusion et à la valorisation de leurs travaux sur le plan local et international et dans l’investissement dans l’éducation artistique et culturelle de nos futurs citoyens. Maintenant que nous avons reçu le “titre” de miracle économique africain, nous donnerons-nous aussi les moyens et l’ambition d’une culture mauricienne consciente de notre passé colonial et revendicatrice de notre appartenance créole et des liens qu’elle entretient avec d’autres îles ? Ouvrirons-nous les yeux pour devenir ce miracle culturel anticipé et porté par tant d’artistes depuis des années, et qui dépasse notre seul territoire ?

Des perspectives en ce sens sont aussi ouvertes par Serge Selvon, expert de l’histoire de l’art mauricien qui travaille depuis de nombreuses années sur la représentation de notre identité « mascarine » qui dépasse l’île Maurice et rejoint les îles voisines (www.sergeselvon.de). Kamladevi Beejadhur nous fait percevoir la beauté des rituels, de la danse, du mariage mixte; Geneviève Bonieux nous questionne sur la relation que nous entretenons avec la nature (www.bonieux.com); Rishi Jogoo fait ressortir la souffrance vécue suite aux désastres naturels et aux crises humanitaires; Jean-Claude Antelme met en valeur notre patrimoine local et architectural, et Jay Sonea cherche à faire revivre les couleurs de nos drapeau. Des réflexions qui sont possibles grâce à l’émancipation de notre nation.

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