Comment le Réunionnais a éclaté sa bulle en 2 petites semaines…

PATRICK SINGAÏNY
Écrivain et essayiste
De la Réunion

Le Réunionnais, jusqu’ici, n’avait jamais eu de chance: une abolition de l’esclavage ratée (parce qu’enrayée par le lobby des « grands » planteurs), une départementalisation détournée de son but initial (parce qu’au lieu de faire disparaître la figure du gouverneur qui entretenait la plus extrême inégalité entre les deux seuls camps possibles de l’époque – les possédants et les très pauvres -, il a donné lieu à l’établissement d’un modèle de société dans lequel le Réunionnais est passé de forçat du sucre à un piteux automate entièrement programmé pour consommer des marchandises importées par les anciens et les nouveaux possédants). Jusqu’ici, le Réunionnais n’avait jamais eu l’occasion de s’interroger sur lui-même dans cette optique improbable de faire surgir un quelconque projet endogène de développement de son île. Il n’aura connu de lui et en lui que la surdétermination de la violence. Violence consubstantielle au monde inhumain de la plantation. Violence en réalité toujours exercée envers lui-même, hier comme aujourd’hui. Violence alternée avec son insoutenable propension à la soumission, d’où, jusqu’ici, cette infinie application qu’il a toujours mise à faire sien tout modèle venu d’ailleurs, tant il est à ce point persuadé, écrasé par ses croyances erronées sur lui-même, qu’il n’est et ne représente pas grand-chose, lui et sa culture dont il sent pourtant qu’elle n’en peut plus d’être maintenue dans l’aliénation.

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Jusqu’ici son surmoi était occupé uniquement par la figure tutélaire de l’Hexagonal. Et c’est cette figure-là qui lui a permis de braver ses entraves habituelles et ainsi pouvoir s’offrir une chance historique de s’en abstraire dans un contexte de dégagisme et de recherche effrénée d’une démocratie sans corps intermédiaires que connaissent actuellement les « grands » pays occidentaux. La chance ne pouvant exister tant qu’on ne la saisit pas, c’est ce qui fut fait avec hardiesse dès le 17 novembre dernier.

En somme voici ce qui s’est passé et continuera sans doute à perdurer, très probablement sous d’autres formes d’expression souhaitons-le plus apaisées et stratégiquement encore plus constructives: pour la première fois de son histoire le Réunionnais a pris subitement le chemin de la conscientisation et a enfin commencé à se révéler à lui-même, en ayant saisi une chance aussi rare qu’une totale éclipsée solaire.

Littéralement une seconde naissance s’est produite dans les cris et le tumulte, comme il sied à tout enfantement. Ainsi donc, il y aura sans aucun doute un avant et un après de ce mouvement citoyen sans précédent, qui certes a pris racine dans le mouvement des Gilets Jaunes hexagonal quand celui-ci n’était encore que balbutiant, mais qui cette fois a dépassé l’appropriation mimétique habituelle en la rendant à la fois positivement subversive et potentiellement créatrice.

Le Réunionnais a ainsi passé deux semaines à stopper le rythme de sa vie quotidienne et à la parasiter, comme pour s’en abstraire.

Deux semaines passées à vociférer un désir de changement de tous les paradigmes, un élan libertaire qui au fil de ces jours historiques l’a conduit à vivre autrement, et finalement à se rappeler les gestes de solidarité qui ont fait advenir ce qui a fondé la réunionnité (une identité propre qui a émergé à partir de l’arrêt de l’engagisme en 1933 et durant la fin de la seconde guerre mondiale, lorsque le peuple d’alors a subi un interminable blocus et les plus extrêmes privations; une époque obscure et paradoxalement créatrice, qui avait engagé chacun, au-delà des différences en présence, à faire corps face à l’indigence, la faim et la maladie). Ainsi donc, les grandes vertus de ses deux semaines de barrages pourraient se résumer à ce juste profit : nous avoir permis de nous rappeler, du fond de notre mémoire commune, qui nous sommes, d’où nous venons et ce qui conviendrait de construire en termes de projet de société. Car la crise actuelle n’est pas sociale mais sociétale. Il serait même plus juste d’en parler comme d’une sorte de révolution en marche face à ce qui est devenu ouvertement intolérable : une société qui depuis ses débuts cultive une fracture entre ceux qui possèdent et ceux qui survivent, entre ceux qui parviennent à tirer leur épingle du jeu et ceux qui savent ne jamais avoir eu d’horizon.

Le pays n’ayant jamais été pensé comme un lieu de développement endogène, même des mesures très exceptionnelles – dont d’ailleurs ni l’Hexagone ni l’Europe ne pourraient se permettre – ne suffiraient pas à aider le Réunionnais à maintenir le style et le train de vie à la hauteur des diktats d’un mode d’existence à l’européenne. En revanche, le Réunionnais aura compris durant ces deux semaines de privation et les autres qui suivront (car une période de récession est à venir) quel tragique phénomène perfore continuellement son panier: le cliquetis de la machine à surconsommer qui vous laisse croire à des chimères telle que la continuité des prix entre l’Hexagone et le pays. Les lobbys d’aujourd’hui, comme les lobbys de jadis sont bien trop forts et ne se le permettront jamais, tant ils sont chevillés aux rouages d’un système englobant qui nous a toujours enserrés dans leurs marges colossales. Mais que nous importe que ces marchandises continuent à être chères ou moins chères, puisqu’en réalité elles ne sont pas destinées aux plus humbles que nous sommes.

Si le pays ne veut plus être docilement une île à surconsommation qui, à coup sûr, court ventre à terre à sa perte, il saura retrouver durablement les gestes simples qui nous ont toujours honorés : l’entraide avec les voisins, le partage systématique quand on a en trop, la confiance placée dans sa boutique de quartier, l’amour de la terre et de ce qu’elle peut nous offrir si on la respecte.

En somme un savoir être qui résulte de la culture et de l’identité réunionnaise, deux piliers de la réunionnité qui auraient dû demeurer étrangers à cette folie du tout-à-acheter, entretenue peu ou prou par l’ensemble des médias (eux aussi soumis à ce même système sordide propre aux économies de comptoir mais qui, il faut le saluer, ont joué un rôle primordial dans la compréhension citoyenne du mouvement, oscillant entre le sensationnalisme et l’empathie).

Il était du devoir de la ministre de tenter de venir à l’écoute de tout un peuple pour le moins exaspéré et surtout en colère. Il était du devoir d’un préfet de tenter d’assurer la viabilité du « territoire » et la sécurité de chacun. Il était du devoir d’un recteur d’académie de tenter de donner à l’élève un sens républicain au tumulte. Il était du devoir des politiciens de tenter de justifier leurs options politiques. Et à présent il serait du devoir des manifestants et de l’écrasante majorité des sympathisants de ce mouvement sociétal sans précédent de comprendre que dorénavant la balle est fondamentalement dans leur camp : changer de vie sera possible à partir du moment où nous commencerons par consommer autrement. Le Réunionnais parviendra à transformer sa vie quotidienne en ayant intégré une économie des solutions doublée d’une économie collaborative. Il suffirait d’établir un autre rapport à tout ce qui vient d’ailleurs. TOUT. En commençant de prime abord par ne compter que sur nous-mêmes et notre génie propre, comme l’ont fait bravement nos aînés. Peu importera la qualité de nos productions économiques et culturelles que certains, surtout parmi les nôtres, ne manqueront pas de railler par couardise ou par honte de soi. Peu importera puisque celles-ci ne porteront plus la marque de la « lèpre hideuse des contrefaçons », et puisqu’on sera fier et digne dans un monde à notre mesure. Un nouvel ordre de grandeur issu d’un autre format, probablement bien plus éloigné que ce que nous croyons connaître des normes européennes, lesquelles ne devraient plus nous apparaître comme canoniques.

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