Éloge du temps et de son cortège de désastres

Il n’est pas simple de prendre son carnet et sa plume et trouver la force d’écrire. Le spectacle du monde, ici comme ailleurs, est désolant. Il n’est pas utile d’en faire le résumé. C’est en temps réel et en flux continu que tous les médias et Internet nous gavent d’images et de sons de la misère du monde. Nous en sommes saturés au point de nous interroger sur la pertinence d’en parler. À quoi bon? Cela changerait quoi? Le monde est ainsi fait… Et ce n’est pas quelques mots de plus qui changeront les choses. Pourtant, malgré ou peut-être à cause de la sinistrose ambiante, on ressent le besoin de respirer, d’échapper à ce climat délétère et, à l’encontre des vérités tragiques de notre temps, de continuer à y croire. Au progrès. En notre devenir. Croire aussi et surtout, en l’homme. Y parvenir n’est pas toujours simple.
Je prends ma plume et je décide d’explorer le champ des possibles. Pour échapper à l’ennui. Au temps. Au désespoir. Pour continuer à croire.
Ne pas parler de politique. Prendre de la hauteur. Échapper un instant à la folle course de l’actualité. Refuser l’aigreur. Être, un instant, dans l’émerveillement et l’étonnement. Pour échapper au cynisme et au défaitisme. Être moins critique de soi, des autres, du pays, du monde, d’aujourd’hui et du contemporain. Être juste. Se réconcilier au tout. Au monde. Aux êtres. À soi-même. Rire. Des autres. Se moquer de ses propres travers. Bref, pour un instant, se faire philosophe et penser la vie et le devenir. Ambitieux programme de l’auteur de ces lignes au moment où il prend la plume au matin du lundi 31 juillet.
Ambitieux, car tout est politique: les écrits comme le silence; la sphère intime comme l’espace public.
Ambitieux aussi, car il est difficile d’échapper à la morosité ambiante, de s’extraire de la mélasse de l’actualité, de refuser le cynisme et l’aigreur (car, c’est désormais au quotidien que nous sommes trahis par nos politiques).
Ambitieux également car il est difficile d’avoir du recul et de se dire que ce n’était pas mieux avant tant le spectacle est médiocre, pathétique chaque jour dans la sphère politique comme dans la sphère sociale.
Non, décidément, non, il n’est pas simple d’être optimiste ou tout simplement de rire quand nos guignols de l’info à nous semblent, semaine après semaine, se démener pour aller encore plus loin dans la gabegie au mépris de la bienséance, du respect des institutions ou tout simplement d’une éthique minimale en tant que politique, en tant que simple citoyen, en tant qu’honnête homme; il n’est pas simple de penser avec légèreté et allégresse la vie et le devenir quand ils affichent un tel mépris et une telle désinvolture face aux enjeux qui nous guettent.
Pourtant, il est urgent de retrouver le rire, la quiétude, la joie, l’idée que tout est possible, que l’idée du progrès n’est pas qu’une vaste fumisterie; l’idée que tout ne va pas si mal, l’idée qu’il est encore possible de faire autrement, l’idée qu’on a le droit d’être optimiste; l’idée, enfin, qu’on a le droit et le devoir d’être naïf et de croire aux utopies.
Cela est urgent, car avoir une utopie, se raconter des histoires, plus prosaïquement, rêver, constitue notre principal facteur de motivation. Penser à des lendemains meilleurs fut la condition même de la survie de l’espèce humaine. Cela reste d’actualité. Encore plus aujourd’hui, malmenés que nous sommes par un quotidien qui stresse, désespère et étouffe nos velléités de bonheur et d’espérance.
Alors quelle est la voie ? Comment faire pour retrouver ce rire salutaire de l’enfance, cette innocence, ce délire conscient qui nous a inspiré mille idées folles ayant transformé nos vies et rendu la survie de l’homme possible malgré ses faiblesses intrinsèques? Comment faire, à l’ère de la suspicion généralisée, à l’ère des crises systémiques, à l’ère du cynisme et d’un certain nihilisme, de continuer à croire, de continuer à avoir la foi en notre espèce et en notre devenir?
Peut-être tout simplement, déjà, en revenant à l’essentiel et ce qui s’apparente à la banalité. Tout commence en regardant les étoiles…
Les savants grecs se demandaient d’où venaient leur fixité et leur éclat. Le point de départ de la philosophie, qui ne s’appelle pas encore ainsi, est très concret. Il naît de l’étonnement et nous ramène brutalement à notre juste place. Dans le grand tout, dans cette immensité qu’on a cessé de contempler, on n’est que poussière; on n’est pas grand-chose et la vie n’est qu’une comédie où des êtres insignifiants jouent à être plus importants qu’ils ne le sont réellement.
Il est donc nécessaire de s’arrêter un instant, de plonger en soi puis de s’extraire de cet espace intime si ridiculement dérisoire et se laisser prendre par la complexité prodigieuse du réel. Cela est un exercice puissant de relativisation. Nous allons mal. Le monde va mal. Nos politiques sont médiocres et incompétents, mais tout est relatif.
Il faut ensuite tenter avec vigueur de réconcilier nos désirs et cette réalité protéiforme; il faut tenter de réconcilier nos aspirations les plus profondes et le « cosmos ». Cette adéquation du tout, tel qu’il est et tel que nous l’espérons, exige l’ascèse et le travail car rien n’est donné et il faut cesser de mentir aux gens en leur promettant le bonheur facile.
Mais il faut aussi, seconde condition, pour que cet accord ne soit pas simplement éphémère (car d’évidence, mes désirs et le réel ne seront pas toujours forcément en phase car, pour paraphraser Héraclite: tout change), mais solide et même durable jusqu’à la fin de notre vie, apprendre et se résoudre à changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde, comme nous l’enseignent les stoïciens.
Pour cela il faut apprendre à savourer le présent, à pratiquer le carpe diem, l’amour de ce qui est là, ici et maintenant. Pour citer Luc Ferry, « Le passé nous tire en arrière par un sentiment puissant, la nostalgie du bon vieux temps, tandis que le futur nous fait échapper au moment que nous vivons par une autre passion tout aussi forte, l’espérance. Or, le passé n’est plus, le futur pas encore, seul le présent est et, comme dit Sénèque, à force de le fuir, “nous manquons de vivre”. Il faut dès lors apprendre à dire « oui » au réel, quel qu’il soit ».
Carpe diem est moins une invitation à la débauche qu’à vivre chaque seconde comme si elle était la dernière, sans le souci de ce qui obsède habituellement les hommes et encore plus aujourd’hui  : l’argent, les honneurs, la possession, les richesses, le pouvoir…
Mais, savoir « cueillir le jour », autrement dit, profiter du moment présent, c’est seulement une des dimensions de la sagesse d’Épicure. L’épicurisme n’est pas un « présentéisme » : il apprend à jouir aussi du passé (c’est ce qu’Épicure appelle la gratitude) et même de l’avenir, lorsqu’il est l’objet d’un « espoir fondé ».
Oui, être en adéquation avec soi et le monde nécessite aussi d’aimer avec acharnement le passé et notre histoire car le passé nous dit qui nous sommes et est une condition d’une rencontre sereine avec l’autre. Mais il faut aussi aimer ce néant qui n’est pas encore – l’avenir – car demain est là où on passera le reste de notre vie… Vivre le présent n’abstient pas d’aimer les souvenirs et une certaine idée de l’espérance.
En bref, il s’agit d’aimer tous les temps. Hier, demain et…aujourd’hui.
Le monde va mal. Il n’est pas nécessairement vrai de dire que c’était mieux avant. Il n’est pas non plus possible d’être dans la certitude que demain ce sera beaucoup mieux. Mais ainsi va la vie. Cela dit, elle est singulière et ne dure pas longtemps. Le mieux c’est d’apprendre à la vivre et à l’aimer. L’éternité ne dure que l’instant d’une vie. La nôtre.
En prenant ma plume, hier matin, je voulais échapper au temps. Il a fini par me rattraper avec son cortège de souvenirs, d’espérance et désastres contemporains. Tant mieux: c’est bien la preuve que je suis encore vivant.

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