Eric Ng Ping Cheun : « Nous allons vers une dépréciation de la roupie »

Notre invité de ce dimanche est l’économiste Eric Ng Ping Cheun. Dans l’interview qu’il nous a accordée jeudi dernier, il fait un constat de la situation du pays et partage ses réflexions sur les perspectives économiques.

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Commençons cette interview par une demande d’éclaircissement. Dès le début de l’année dernière, les rumeurs ont annoncé que vous seriez candidat aux élections pour le PTr au No 2. Plus tard, il a même été dit qu’en cas de victoire des rouges, vous pourriez devenir grand argentier. Et puis, au Nomination Day, vous n’avez pas obtenu de ticket. Pourquoi ?
– Je savais que vous alliez me poser cette question ! C’est vrai qu’au mois d’avril Navin Ramgoolam m’avait dit qu’il allait me donner un ticket et m’a envoyé travailler sur le terrain au No 2 avec Osman Mohamed. On a travaillé, on commençait même à faire du porte-à-porte et à la veille du Nomination Day, j’ai reçu un coup de téléphone pour m’annoncer qu’étant donné l’alliance du PTr avec le PMSD et le groupe Barbier, il n’y avait plus de ticket pour moi. Je mentirais si je disais ne pas avoir été déçu par cette décision du PTr, bien que pour moi le parti soit plus important que ma petite personne.

Que pensez-vous de cette manière qu’ont presque tous les partis politiques, plus précisément le PTr, d’annoncer les noms de leurs candidats à la veille des élections?
– C’est une manière de créer des frustrations inutiles entre aspirants candidats et un manque de respect pour l’électeur qui, dans certains cas, n’a même pas le temps de faire la connaissance du candidat. Ce dernier n’a même pas le temps d’aller sur le terrain pour se faire connaître. Pour le bien de tous, il faudrait que la liste des candidats soit connue dès la dissolution du Parlement et qu’ils aient le temps de nouer des contacts avec ceux dont ils réclament le vote.

Il y a un an vous avez publié votre huitième livre « La cigale ». Votre objectif était d’espérer de « pouvoir intéresser les Mauriciens aux questions économiques que sont la nécessité de l’épargne et ses conséquences sur la consommation », entre autres. Avez-vous le sentiment que ce message est bien passé et a été mis en pratique par les Mauriciens ?
– Non, ni par les Mauriciens ni par les décideurs politiques. Au contraire, le nouveau gouvernement continue de plus belle dans la politique de la consommation et de l’endettement. D’autant plus que le nouveau ministre des Finances n’est autre que celui qui était le conseiller économique du Premier ministre et qui l’a encouragé à appliquer cette politique. Sa première déclaration publique selon laquelle pour lui l’endettement n’est pas un problème fait plus qu’interpeller. Le ministre des Finances est là en fait pour prôner la rigueur et la retenue, pour décourager les dépenses face aux autres membres du cabinet. Dire que l’endettement n’est pas un problème c’est ouvrir la porte à tous les excès.

Je reste avec votre livre pour vous demander si avec les cadeaux électoraux — pour ne pas utiliser un autre terme plus précis —, nous sommes entrés dans le temps de ce que vous appeliez la « bise économique » qui fera la cigale arrêter de chanter ?
– Je crois que la bise économique arrivera pendant l’actuel mandat gouvernemental. Paul Bérenger a dit que « l’heure de vérité sonnera bientôt » et Arvind Boolell a déclaré que « 2020 sera l’année de la vérité ». Cette vérité économique arrivera pendant ce mandat et il faut s’y préparer, car si le gouvernement ne change pas de politique économique de consommation et d’endettement et continue à pratiquer l’irresponsabilité fiscale, nous allons vers une récession. La pension de vieillesse a été augmentée de 35 %, le salaire minimum a été augmenté, la compensation salariale a été accordée. Avant, on disait que la compensation ne serait accordée que si le taux d’inflation était de 5 %, alors qu’en 2019 le taux d’inflation a été de 0, 9 % ! Je ne suis pas contre les compensations salariales, mais il faut mesurer leur impact sur les petites et moyennes entreprises et ne pas la payer au détriment de l’emploi. Je crois que les PME n’ont pas la capacité de payer une compensation salariale généreuse et une augmentation du salaire minimum qui ne respecte pas la productivité.

Le moment de la vérité et celui de la bise viendront avec le budget ?
– Oui. Le premier budget donnera une indication sur les intentions économiques du gouvernement pour son mandat. Avec ce premier budget, il devra dire comment il compte financer l’augmentation de la pension de vieillesse, qui représente Rs 10 milliards de plus dans le budget pour une année. C’est désormais une mesure récurrente pour chaque budget.

Où est-ce que le gouvernement va tirer ces Rs 10 milliards ?
– Augmenter la TVA serait aller contre la politique du gouvernement favorisant la consommation, et qui affectera davantage la classe moyenne. Augmenter l’impôt sur le revenu, que ce soit celui des particuliers ou des sociétés, représenterait un risque de décourager l’investissement privé. L’introduction de nouvelles taxes — sur la richesse — est à envisager, mais avec des risques de découragement. Ce n’est pas en alourdissant la fiscalité qu’on fera augmenter la productivité et le taux de croissance pour augmenter les rentrées d’argent dans les caisses de l’Etat. C’est un cercle vicieux.

Mais malgré ces menaces qui pèsent sur l’économie le gouvernement semble avoir un moral d’acier et se prépare à faire lire un discours-programme la semaine prochaine qui, selon certaines sources, va concrétiser les promesses faites pendant la campagne électorale.

– Les promesses n’engagent que ceux qui veulent y croire. Souvenez-vous du plan, de la vision pour 2030 présentée en 2015. On avait parlé de la création de 100 000 emplois ; d’un taux de croissance de 5 % ; on avait affirmé que Maurice allait devenir un pays à hauts revenus ! C’est facile d’annoncer, c’est autre chose de mettre en pratique.

En clair, vous n’attendez pas grand-chose, sur le plan économique, du discours-programme qui sera présenté la semaine prochaine ?
– Je n’attends pas un réajustement de la vision économique du gouvernement. Il va continuer la politique commencée et appliqués au cours des cinq dernières années. C’est au cours de ce mandat qu’on va commencer à ressentir les effets de la politique économique appliquée depuis 2015.

Le Mauriciens se rend-il compte de la situation ou est-ce qu’il est encore dans l’euphorie des augmentations de la pensions, des salaires et des fêtes de fin d’année ?
– Le Mauricien est encore dans l’euphorie et croit que tout va bien économiquement et que cela va continuer. La crise économique prend toujours par défaut, c’est une vague dont les effets se faisaient sentir, mais que l’on a voulu ignorer, ne pas prendre en considération. En 1976, tout allait bien avec le boom sucrier et tout d’un coup la crise est arrivée quelques années plus tard. Plus tard personne n’a vu venir la crise provoquée par les Lehman Brothers qui a affecté durablement l’économie mondiale. Ceux qui sont dans le métier savent que la crise couve.

Mais je n’ai pas entendu beaucoup de ceux qui sont, comme vous le dites, dans le métier, faire des mises en garde, tirer la sonnette d’alarme, comme vous le faites. Leur silence est inquiétant.
– On pourrait même parler de silence coupable, à mon avis. On pourrait même, à cet effet, utiliser le titre du fameux livre du philosophe français Julien Benda « La trahison des clercs ». Beaucoup ne veulent pas prendre le risque de se faire mal voir du gouvernement et très peu osent tirer la sonnette d’alarme.

Et je suppose qu’après votre bref passé comme candidat à la candidature on doit vous qualifier d’économiste de l’opposition !
– Quand on ose critiquer le gouvernement à Maurice on est tout de suite catalogué comme faisant partie de l’opposition. Cela explique en partie pourquoi certains professionnels préfèrent garder le silence. Mais de par leurs études et leurs formations, ils ont le devoir de dire la vérité à la population. Que cette vérité soit blessante ou non.

Est-ce que le métro, qui est en vérité le tramway, n’est pas une réalisation qui va permettre d’augmenter la productivité en termes d’économie de temps de transport ?
– Je dirais que la productivité nationale sera, au contraire, affectée par le tramway. Il y a cinq fois plus de personnes qui voyagent en voiture que de personnes qui prennent le tramway. Donc, il y a toujours, en raison des embouteillages augmentés par le  tramway, cinq fois plus de personnes qui continuent à arriver en retard au travail. Il y a 20, 000 personnes qui font le trajet Rose-Hill/Port-Louis en tramway et ont un gain de trente minutes par jour. Mais parallèlement, il y a 100 000 qui continuent à voyager en voiture qui perdent trente minutes dans le trafic, donc également en termes de productivité ! Je ne crois pas que le tramway peut augmenter la productivité sur le plan national dans la mesure où il y a autant de personnes qui perdent du temps dans le trafic. Et je ne parle pas de la rentabilité du métro.

Il n’est pas rentable à votre point de vue ?
– Ecoutez, depuis qu’il est payant, c’est-à-dire depuis lundi dernier, le tramway est surtout utilisé par les personnes du troisième âge, pour qui c’est gratuit. Pour moi, ceux qui prennent le tramway sont ceux qui ont l’habitude d’utiliser le bus, ils ont changé de moyen de locomotion. Le tramway ne génère pas de revenu additionnel pour le pays ni en termes de temps gagné. Par ailleurs, il faudra rembourser le prêt et il est possible qu’il y ait déjà des dépassements dans la mesure où jusqu’à maintenant les coûts de construction du tronçon Rose-Hill/Port-Louis n’ont pas été rendus publics. Pour moi, le tramway est un projet de prestige, pas un projet économique qui apporte des gains ou de la productivité sur le plan national.

Qui est le nouveau ministre des Finances, qui vient du sérail des professionnels de l’économie et qui a été, jusqu’à tout récemment, un homme de l’ombre ?
– Je l’ai connu quand il était à la Chambre de Commerce où il s’occupait des enquêtes d’opinion avant d’aller à la Banque de Maurice. Il a définitivement beaucoup à prouver

Sa première déclaration sur l’endettement ne semble pas vous avoir impressionné.
– Effectivement. Je pense qu’il aura besoin d’être bien encadré par des spécialistes de l’économie.

Seriez-vous en train de profiter de cette interview pour faire acte de candidature ?
– Pas du tout. Je n’ai ni d’ambition ni de désir dans ce sens. Je pense qu’il aura besoin d’être solidement entouré, car beaucoup l’attendent pour son premier budget, qui devra tenir compte de la situation économique du pays.

Quelle est justement, selon vous, la situation économique actuelle de Maurice au début de cette nouvelle décennie ?
– L’humeur des opérateurs est assez maussade. Les business costs ont augmenté avec le salaire minimum, la compensation salariale et la dépréciation de la roupie. Ensuite avec la Worker’s Right Act, il devient de plus en plus difficile de renvoyer un employé en cas de difficulté économique. Il faut souligner que quand il devient difficile de licencier, il est tout aussi difficile de recruter, car on ne veut pas prendre des risques. Il n’y a pas beaucoup de recrutement dans les grosses entreprises, encore moins dans les PME. Il reste le secteur public où, quand on recrute, on augmente la dette publique avec des salaires et des pensions à payer après.

Pour vous, le fait qu’un patron peut facilement mettre à la porte un travailleur est un plus pour l’économie. La loi pour protéger les droits des travailleurs serait mauvaise pour l’économie, donc les intérêts des patrons ?
– Je n’ai pas dit ça. Il faut une loi qui protège le travailleur, mais pas le travail. Parce que dans le monde d’aujourd’hui et les nouvelles technologies, les métiers changent, la façon de faire du business change, il faut donner plus de flexibilité aux patrons pour survivre et innover. On ne peut pas innover dans un environnement plein de rigidités.

Est-ce qu’en donnant plus de droits aux travailleurs, plus de garanties, on ne lui donne pas envie de travailleur plus et mieux, d’innover pour plus de productivités ?
– Oui, en théorie. Mais dans la pratique, je constate qu’il est plus facile aujourd’hui pour un travailleur de changer de tracvail – avec son « portable pension » – que pour une entreprise de licencier un travailleur. Il y a beaucoup de flexibilité pour le travailleur, pas pour l’employeur : c’est ça le problème.

Et malgré cela, le patronat n’a pas vigoureusement protesté au moment de la présentation et du vote de cette loi au Parlement. Moins que vous en tout cas !
– En public, oui, mais derrière le rideau il y a beaucoup de récriminations. De toutes les manières, il y a eu beaucoup de langues de bois autour de cette question.

Quelles sont, de votre point de vue, les perspectives économiques pour 2020 ?
– Nous resterons en dessous du taux de croissance de 4 %. Les marchés seront toujours difficiles à l’exportation, surtout textile. Pour le tourisme, il faudra se battre, revoir la politique d’accès aérien, améliorer l’offre et viser d’autres marchés pour augmenter le nombre d’arrivées. Je ne vois pas d’amélioration de la performance économique par rapport à l’année dernière, sauf si on nous présente un budget de réforme. Pour envoyer le bon signal en termes de discipline fiscale et budgétaire, moins de gaspillage, plus de facilité pour faire des affaires à Maurice, plus de facilités en termes de recrutement d’experts étrangers. Diversifier l’économie mauricienne, moins de bureaucratie et d’administration publique, aller dans de nouveaux secteurs de l’économie, les technologiques informatiques et financières et la biotechnologie, ouvrir l’économie en ce qui concerne la méritocratie dans la fonction publique, mais aussi dans le privé. Plus de diversification et plus de méritocratie dans les conseils d’administration. Après, il faut réinculquer aux Mauriciens une nouvelle attitude pour le travail et l’épargne.

Mais vous l’avez répété, le moto de la politique du gouvernement semble la consommation. Peut-on consommer tout en épargnant ?
– Pas du tout. C’est pourquoi il faut envoyer des signaux forts dans le bon sens. On ne peut venir avec une politique de crédit facile à travers la DBM pour n’importe quoi. Il faut soutenir des projets valables, innovateurs, qui vont créer des emplois durables au lieu de privilégier l’immobilier.

Est-ce que cette politique de l’immobilier pour les étrangers a produit les résultats escomptés ?
– Cette politique a surtout enrichi les promoteurs immobiliers et n’a pas boosté les chiffres de la croissance au niveau national. Pour revenir sur les perspectives, je pense que pour financer les dernières grosses dépenses sociales, nous allons vers une dépréciation de la roupie, pour pouvoir alimenter le special reserve funds qui sera utilisé pour financer les projets publics, les dernières augmentations.

Vous venez d’utiliser un terme tabou à Maurice, « la dépréciation de la roupie ».
– Avec la situation économique actuelle et le ralentissement dans le global business nous aurons moins de devises étrangères dans le pays. La Banque centrale aura à puiser dans son special reserve fund pour financer les dépenses. On sait que ce fonds spécial est alimenté par la dépréciation de la roupie qui nous fait avoir un gain sur le taux avec le dollar. D’après moi, la stratégie du gouvernement est d’aller vers une dépréciation de la roupie pour alimenter le special reserve fund pour financer les projets publics, les augmentations, etc. Si le gouvernement choisit l’option dévaluation, je pense pouvoir dire que d’ici 2025 le dollar américain sera au-dessus des quarante roupies.

Avec cette inquiétante prévision, et pour rester dans le domaine de la fable, on va vous taxer d’oiseau de mauvais augure !
– Je fais une prévision basée sur tous les éléments économiques existants. Sans dépréciation, comment va-t-on financer toutes ces dépenses sociales et les gros projets publics ? On pourrait avoir de l’argent — découlant de la dépréciation de la roupie — pour financer les augmentations sociales et en même temps soutenir l’exportation. Je spécule que le gouvernement pourrait aller dans cette direction. S’il le fait, ce serait utiliser une mauvaise politique économique qui mènerait Maurice vers une grave crise économique.

Est-ce que, malgré ce tableau négatif de la situation économique que vous venez de brosser, vous êtes, comme l’année dernière, optimiste pour l’avenir économique de Maurice ?
– Oui, je suis optimiste dans la capacité des Mauriciens de rebondir face à l’adversité. Nous avons de grands entrepreneurs qui croient dans le pays — et cela est important —, car ils n’iront pas investir ailleurs. Ce qui m’inquiète c’est la tendance vers le populisme des décideurs politiques et leur politique de toujours faire plaisir à la population au lieu de leur dire la vérité. Il faut plus de rigueur et de discipline dans la gestion du pays. Il faut travailler et épargner pour pouvoir récolter plus tard. Il faut un sursaut national pour faire face aux grands défis de l’avenir et dans cette optique il faut que nos institutions financières soient plus indépendantes.

Ces institutions financières ne sont pas indépendantes ?
– La perception générale est qu’elles sont perçues comme n’étant pas assez indépendantes. Il faut mettre à leur tête, en leur sein, des personnes qui savent dire non aux politiques.

On peut trouver ce type d’oiseaux rares à Maurice ?
– S’il n’en existe pas, il n’y a qu’à recruter à l’étranger.

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