ERWIN UTCHANAH : La pédagogie de l’art

L’art et l’enseignement l’ont conduit à Saïgon. C’est là qu’il travaille en ce moment, après Istanbul, la France et Maurice, où tout avait commencé. Il y enseigne, crée et expose. Ses deux passions, l’homme les a combinées pour en faire son mode de vie, en s’appuyant sur une philosophie peinte aux couleurs du partage.
C’est l’un de ces moments qui se vit à chaque fois dans un mélange d’émotions disparates, mais fortes. Que l’on soit à Maurice, en France, en Turquie ou au Vietnam, la rentrée des classes provoque partout la même excitation.
Sa rentrée 2013, Erwin Utchanah l’a préparée avec cet enthousiasme qui l’accompagne depuis plus de trente ans. Après quelques semaines de vacances en terre natale, Monsieur le Professeur a mis le cap sur Saïgon. Au Vietnam, il compte reprendre le chemin de l’école avec, en tête, des objectifs clés pour l’année. D’abord, poursuivre l’accompagnement de ses élèves en visual arts et les encadrer pour mieux les préparer à la vie. Parallèlement, l’artiste complétera la préparation de la troisième exposition vietnamienne à laquelle il participera prochainement.
Entre-temps, il ne lui reste que quelques semaines pour finaliser le show que donnera Tropical Beat lors du Nouvel an chinois. En rentrant de Maurice, il y a quelques jours, il avait envisagé de ramener ravannes, maravannes et quelques nouveautés musicales pour rajouter des couleurs au groupe de danseuses de séga qu’il a monté avec des amies vietnamiennes.
Menu mauricien.
Ce nouveau projet culturel ne sort pas du cadre de ses habitudes. L’artiste pédagogue le range dans la catégorie des performing arts. À Saïgon, Tropical Beat a reçu un accueil chaleureux et encourageant. Pour que la présentation fût complète, Erwin Utchanah avait fait préparer un menu spécial mauricien dans le restaurant qui accueillait l’événement. La soirée visait à mieux faire connaître ce pays et cette culture sur lesquels on l’interroge si souvent et qu’il a toujours pris plaisir à décrire.
Sur les différents continents où il a vécu, travaillé et créé, cette singularité a constitué un avantage qu’il a su exploiter pour répondre à son désir insatiable d’aller à la découverte des autres. De Maurice à Saïgon, en passant par différentes étapes à travers la France et par la cité magique d’Istanbul, l’homme l’avoue sans ambages : “C’est toujours le contact humain qui m’a fait bouger.”
L’éducateur, artiste philosophe.
À bien y réfléchir, tout cela découle d’une même logique. “L’éducateur est avant tout un artiste. L’artiste n’est pas seulement un philosophe; c’est aussi un homme d’action.” Peu importe l’angle d’attaque par lequel l’aborder, l’aventure qu’est la vie d’Erwin Utchanah lie entre elles les différentes passions de cet explorateur des âmes, qui croit en sa philosophie d’artiste de forger des hommes. L’enseignant se sait investi d’une mission : “Je façonne l’esprit des jeunes.”
L’ancien élève de St-Andrews en avait pris conscience lorsqu’il avait été embauché au collège St-Esprit comme enseignant de Visual Arts en 1982. En ce temps où le pays se construisait, les valeurs intrinsèquement attachées à ce métier lui avaient été léguées par le recteur de l’époque, Cyril Leckning, et quelques-uns de ses collègues. “J’ai réalisé que l’enseignement te donne le pouvoir de modeler l’esprit des jeunes. En même temps, j’ai pris conscience que c’est un couteau à double tranchant : tu peux blesser à vie un enfant ou en faire un grand.”
L’art de réfléchir.
Il n’était “plus simplement question de leur apprendre à manier un pinceau”. Les classes d’art offraient l’occasion “de partager, de discuter, d’écouter, de réfléchir” avec des jeunes, qu’importe le niveau d’intérêt manifesté. “Même s’il n’en donne pas l’air, le jeune écoute et entend tout ce qu’on lui dit. On le croit discret et inattentif, mais il retient les discussions qui peuvent paraître insignifiantes. Souvent, je rencontre d’anciens élèves qui me parlent de conversations en apparence anodines que nous avions eues en classe et qu’ils n’avaient jamais oubliées puisque cela les avait marqués.”
Le partage pouvait alors se faire hors de la salle de classe. Au cours de randonnées, de camps de vacances, d’activités extrascolaires, Erwin Utchanah comprend rapidement l’importance pour un enseignant de participer à la vie de l’établissement, dans le sens le plus large du terme.
International.
Quelques années plus tard, il avait donné l’occasion unique à ses élèves de participer à l’organisation de la biennale d’Istanbul, qui réunit des artistes internationaux dans la cité cosmopolite. L’expérience avait profondément marqué ses jeunes, “qui découvraient le monde de l’art tel qu’il se vit en dehors des salles de classe. C’était le moment pour eux de voir les choses en vrai.” Ces “élèves d’Istanbul” avaient également connu leur moment de gloire à travers les expositions organisées par et pour eux en fin de cycle scolaire.
Ce système, qu’il applique aussi au Vietnam, il l’avait découvert quand, après 14 ans au collège St-Esprit, il avait exercé au Bocage International High School pendant quelques années. Le programme et le curriculum de l’établissement de Moka l’avaient familiarisé avec le système d’enseignement international et lui avaient également permis de comprendre certaines choses : “Qu’importent nos origines, nos convictions religieuses et politiques, nous, enseignants, parlons finalement tous le même langage, car, à travers le monde, les jeunes sont tous les mêmes. Durant la phase de l’adolescence, tous les individus ont la même curiosité pour savoir, pour comprendre les choses, pour grandir. Tout cela rend le travail du prof complexe et passionnant.”
Pionnier.
À Istanbul, les services d’Erwin Utchanah avaient été retenus dans le cadre de la création du département d’art d’un établissement scolaire. Il avait été recruté alors qu’il était à Paris, où sa famille s’était rendue en 2001 pour faciliter les études tertiaires des enfants. Examinateur international régulièrement sollicité par différents établissements durant cette étape française, il avait partiellement mis de côté son métier d’enseignant pour travailler comme sous-Chef dans un restaurant italien. Le temps passé aux fourneaux du Saint Géran avait transformé en passionné de cuisine celui qui avait d’abord été formé à l’École hôtelière.
Istanbul, pièce maîtresse.
Parti pour un contrat de deux ans, Istanbul sera pour lui “cette maîtresse qui m’a tout donné” et auprès de laquelle il demeurera finalement six ans. Face à lui, une magnifique cité en plein essor, qui avait tout à lui offrir : “Son histoire, sa culture, son art. J’y ai découvert les miniatures turques, la poterie, la tapisserie, la langue, l’architecture, la calligraphie islamique, les céramiques, entre autres.” Ce grand mélange culturel lui fournit d’autres possibilités pour construire son programme pédagogique. Ce qui l’oblige à repenser à son pays, “sur lequel tu pleures parce que l’incompréhension y est cultivée et que l’on se ferme à la culture de l’autre”. Une ouverture réelle aurait permis l’enrichissement de tous. Ce disciple de Gandhi et de Martin Luther King rappelle la philosophie de l’open-mindness, qui apprend à accepter que quelqu’un qui vient d’une autre culture puisse lui aussi avoir raison.
Fontaine.
Cela fait longtemps que l’urinoir préparé dans le cadre de l’exposition de la Société des Artistes Indépendants de New York, en 1917, a changé la face de l’art. Cette oeuvre, Fontaine, de Marcel Duchamp, “a redéfini la responsabilité de l’artiste au sein de la société. L’art contemporain lui offre la possibilité de faire réfléchir et de s’exprimer de manière puissante, originale, créative et individuelle”, souligne Erwin Utchanah. Qui cite aussi Ai Weiwei, emprisonné pour avoir exposé les responsabilités du gouvernement chinois dans le décès de plusieurs personnes après un tremblement de terre.
De telles actions l’ont influencé dans son travail d’artiste, qu’il a exposé à Istanbul, et plus tard à Saïgon. Après la période contemplative, par l’encre de Chine, la peinture, l’abstrait, des montages, l’homme décline sa vision de la vie et de la société par des coups de gueule et un certain humour. Mais Erwin Utchanah n’oublie pas que l’art est également une occasion d’exposer et de partager le beau. Dans les différentes expositions collectives auxquelles il a participé, son style a interpellé et marqué les esprits.
Marathon.
Les compétitions où il a été présent quand il s’est mis à la course à pied l’ont confirmé comme marathonien. L’homme pour qui le drapeau mauricien avait été installé au Marathon d’Istanbul a le goût de l’effort et du dépassement de soi. C’est ce qu’il veut aussi inculquer à ses élèves. Il espère en faire des acteurs du changement. Pour inculquer les valeurs souhaitées aux jeunes, “tu dois constamment faire attention à ce que tu fais. Tu dois être un homme averti et t’ouvrir à tout. C’est la raison pour laquelle j’écoute la musique des jeunes; que je suis attentif à ce qui leur arrive et que je me forge des opinions et des convictions”.
Encadrer le jeune, dit-il, c’est aussi accepter que ce dernier fasse des erreurs, qu’il transgresse des règles : “Cela fait partie du processus. L’important est d’apprendre au jeune à se rattraper et à tirer des leçons de ses erreurs. Parce que si l’école est une place où on peut donner une deuxième chance, il n’en est pas de même dans la vie.” À ceux qui se morfondent sur sa bann zenes zordi la, il répond qu’il y a beaucoup d’espoir et de qualité chez les jeunes, “mais qu’on n’en parle jamais”.
Douze ans après, Erwin Utchanah est revenu vers ses racines en décembre dernier avec la ferme conviction de l’artiste que rien ne pourra le détourner de sa mission de pédagogue. En avant donc pour un nouveau marathon, “que je compte courir jusqu’à mon dernier souffle, en m’ouvrant aux autres à chaque étape que je traverserai”.

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