Ganessen Chinnapen (économiste) : « Maurice a besoin d’un GM capable de prendre des décisions audacieuses »

Économiste spécialisé en développement économique et finance internationale, et membre du Global Development Institute de l’Université de Manchester, Ganessen Chinnapen explique que nous nous dirigeons vers un ralentissement de l’économie mondiale en 2020. Le paysage économique international devient de plus en plus instable, incertain et complexe, alors que localement quelques indicateurs économiques requièrent une attention particulière, selon lui. L’économiste souligne que le pays a besoin de réformes et que le système de retraite actuel n’est pas viable dans le temps.

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Quelle est votre analyse de l’évolution de l’économie mondiale depuis ces dix dernières années ?

Aujourd’hui, après un cycle de dix ans, l’économie mondiale présente des fondamentaux similaires à ceux de 2009, avec plusieurs défis auxquels nous devons nous adapter. Et nous devons nous préparer aux chocs extérieurs émanant des tensions géopolitiques et des guerres commerciales entre les États-Unis et les pays à l’économie émergente de l’Est comme l’Inde et la Chine et le Brexit.

Nous entrons dans une période préélectorale. Quelle est votre analyse de la situation économique actuelle sur le plan local, et de l’impact que le projet Metro Express, notamment, aura sur l’économie ?

Comme vous le savez, il y a toujours eu un décalage entre les priorités politiques et les réalités économiques. Tous les partis politiques aspirant à se tenir debout lors des prochaines élections devraient comprendre les réalités économiques et les défis auxquels le pays est confronté avant de faire toute promesse électorale. L’économie mauricienne a bien résisté bien que la croissance économique ait été lente depuis la période postérieure à la crise de 2009. Cependant, nous avons quelques indicateurs économiques qui requièrent une attention particulière, tels que le niveau de la dette publique actuelle du pays, qui avoisine les 64% du PIB et l’élargissement des déficits commerciaux de Rs 124 milliards, représentant 23% du PIB, qui doivent être réglés au plus tôt.

Les investissements du secteur privé sont également très sombres face à l’incertitude persistante de l’environnement des entreprises. Nous ne devrions pas affaiblir nos fondamentaux économiques en faisant des promesses électorales irréalistes qui pourraient ne pas être financièrement viables. Quant au Metro Express, il est trop tôt pour évaluer son impact économique en termes d’utilisation, d’occupation et d’abordabilité du prix, mais l’un de ses effets positifs est qu’il va présenter une modernisation des transports publics à Maurice.

Ce n’est pas un secret que ces dernières années nous n’avons pas eu de ministre des Finances entièrement dédié à ce job, car le nôtre est également Premier ministre. Donc, il avait d’autres priorités. Diriez-vous que la gestion de l’économie a été négligée ?

Le Premier ministre a préféré garder le portefeuille des Finances pour veiller à la mise en œuvre de son modèle et de ses initiatives socio-économiques. Il a pu mettre en place quelques initiatives louables, telles que le salaire minimum et l’impôt négatif sur le revenu. Il s’est davantage concentré sur la nécessité d’élever le groupe à faible revenu et d’assurer l’inclusion sociale. Mais sur le plan économique, il était urgent de revoir nos priorités économiques. Nous avons besoin de réformes dans le secteur de la canne à sucre, où nous avons perdu notre compétitivité. Nous avons également besoin de réformes dans les secteurs touristique et manufacturier après la fermeture de quelques usines de textile. Nous avons besoin d’une réforme fiscale cohérente pour assurer la viabilité financière des fonds publics et, plus important encore, pour que le système de retraite universel existant soit financièrement viable pour les années à venir.

Nous sommes face à une situation économique mondiale extrêmement compliquée en ce moment, caractérisée par la VUCA (volatility, uncertainty, complexity, ambiguity) avec les marchés financiers suspendus au Brexit, qui a pris des allures de feuilleton télévisé ces dernières semaines… Quels pourraient être les effets du Brexit sur Maurice ?

Le paysage économique international devient de plus en plus instable, incertain et complexe. De nombreuses grandes économies du monde, comme la Grande-Bretagne et les États-Unis, ont déjà entamé des procédures pour revenir au nationalisme et réduire leurs politiques d’ouverture commerciale. C’est la raison d’être du Brexit et des tensions commerciales géopolitiques persistantes entre les États-Unis, les économies de l’Asie du Sud-Est et l’Inde. Le Brexit aura un impact sur l’économie mauricienne. La livre sterling devrait connaître une baisse de valeur pendant au moins les deux prochaines années, tandis que les politiques du Brexit sont en cours de restauration et que les exportations en livre et en euro chutent. Nos exportations vers le Royaume-Uni et l’UE devraient chuter. Cela aura donc un impact négatif sur nos exportations, ce qui entraînera une chute des recettes d’exportation. Le Brexit affectera également nos recettes touristiques.

Il y a eu le ralentissement en Chine, le retour au nationalisme comme vous venez de le mentionner, les protestations populaires, la guerre commerciale. Le monde a décidément beaucoup changé…

Il est fascinant d’observer comment le paysage économique international est en train d’être redessiné avec l’émergence économique de la Chine, de l’Inde et de la Russie. Dans le même temps, les États-Unis ne veulent pas perdre leur compétitivité commerciale et ont déjà commencé à appliquer des mesures protectionnistes en imposant des droits de douane aux importations chinoises et indiennes. Désormais, tous ces pays exercent des représailles et attendent avec intérêt d’adopter des mesures de protection du commerce similaires en déplaçant leur attention de la mondialisation vers le nationalisme. Cette focalisation sur le nationalisme ne devrait profiter qu’aux grandes économies. Les petites économies insulaires telles que la nôtre, qui est fortement dépendante des importations, devraient être durement touchées sur le plan de la balance commerciale.

Sommes-nous au bord d’une récession économique mondiale ?

Je dirais plutôt que nous nous dirigeons vers un ralentissement de l’économie mondiale; Singapour a déjà déclaré une récession, avec une croissance qui devrait atteindre 2,3% en 2019 et seulement 1,9% en 2020. Je note qu’il y a trois chocs d’offre négatifs qui pourraient déclencher une récession mondiale d’ici à 2020. Tous reflètent des facteurs politiques ayant une incidence sur les relations internationales entre la Chine et les États-Unis. Le premier choc potentiel provient de la guerre des changes et du commerce sino-américain. Le deuxième concerne la lente guerre froide entre les États-Unis et la Chine sur la technologie, ces deux derniers luttant pour la domination des industries du futur : l’intelligence artificielle, la robotique et la 5G. Et le troisième risque majeur concerne les approvisionnements en pétrole. Bien que les prix du pétrole aient baissé ces dernières semaines et qu’une récession déclenchée par une guerre commerciale, monétaire et technologique déprime la demande énergétique et fasse baisser les prix, la confrontation des États-Unis avec l’Iran pourrait avoir l’effet inverse. Nouriel Roubini, économiste en chef à la Maison blanche, a confirmé cette affirmation en expliquant que « toutes les conditions sont réunies pour une récession mondiale en 2020. En effet, 2020 est un véritable point d’inflexion. »

Revenons sur le plan local. Depuis 2014, on aura noté quelques notes de conservatisme dans la gestion économique du pays, notamment lorsqu’on voulait paralyser l’industrie du jeu, et à travers une réticence à ouvrir le pays aux professionnels étrangers, ou encore avec Uber – utilisé dans le monde entier – mais qui a été victime des lobbys de taxis localement. De manière générale, pensez-vous que le conservatisme est propice à l’expansion économique ?
Il est regrettable de constater que nous fonctionnons toujours et que nous sommes influencés par les lobbys, les grèves de la faim et les manifestations pour de nombreuses initiatives qui n’ont pu être concrétisées. Uber, par exemple, aurait pu être traité différemment en y intégrant le réseau de taxis avec une discussion et une négociation plus ouvertes. Le problème à Maurice, c’est que souvent lorsqu’un projet novateur est annoncé, il y a une perception d’insécurité de la part de certains “stakeholders”, comme c’est le cas avec les chauffeurs de taxi. Ils y voient une entrave à leur potentiel commercial, alors que, dans le cas d’Uber, cette initiative aurait pu complémenter leur business. Nous devrions pouvoir transformer les défis en opportunités si nous voulons réaliser un autre miracle économique. En l’état actuel des choses, Maurice a besoin d’un gouvernement agile, audacieux, qui devrait être en mesure de prendre des décisions audacieuses dans l’intérêt de la nation, même si cela pouvait être impopulaire et avoir un impact politique.

La compagnie d’aviation nationale affiche des pertes de Rs 1 milliard. Air Mauritius doit-elle être “profit oriented” et doit-elle continuer à être contrôlée par l’Etat ?

Air Mauritius est dans une situation déficitaire en raison de plusieurs facteurs externes principalement liés à une dure compétition sur le plan international, une politique d’accès aérien ouvert qui a considérablement augmenté le nombre de compagnies aériennes pouvant opérer dans notre région, et surtout en raison des risques du taux de change auxquels Air Mauritius a dû faire face depuis la crise de l’euro et l’instabilité du prix du carburant. En outre, la majeure partie des recettes d’Air Mauritius sont en euro, tandis que les transactions d’Air Mauritius se font principalement en dollar, ce qui représente une perte de valeur en devises au cours des cinq dernières années. Les prêts contractés pour l’acquisition de sa flotte ainsi que d’autres propriétés ont eu pour effet d’accroître considérablement le coût opérationnel de la compagnie aérienne nationale.

Avec un environnement commercial en rapide évolution, incertain et complexe, il est capital qu’Air Mauritius adopte des stratégies agiles, et surtout mise sur l’excellence dans le service à la clientèle grâce à l’innovation. Il est également temps que la compagnie déploie ses ailes à la recherche de nouveaux marchés et de nouveaux débouchés. Idéalement, Air Mauritius doit être gérée de manière indépendante et sans aucune intervention et interférence politique, ce qui n’a malheureusement jamais été le cas depuis sa création ! La compagnie a actuellement besoin d’un plan de restructuration au niveau de son fonctionnement et de ses stratégies pour assurer sa viabilité financière et sa croissance future.

Nous vivons à l’ère des “fake news” et des “leaks”, qui ont des effets désastreux sur l’image de notre centre financier notamment, et ce alors que certaines autres juridictions ont recours à de puissants lobbys – médiatiques notamment – pour nuire à notre réputation à l’échelle mondiale. Que peut et que doit faire Maurice pour maintenir sa réputation ?

Ces fuites d’information sont purement infondées. Maurice est un centre financier offrant un environnement stable et attrayant pour faire des affaires en Afrique. Nous respectons les normes internationales avec un cadre juridique et judiciaire solide. Nous réunissons toutes les conditions pour devenir un IFC de classe mondiale. Aujourd’hui, le secteur des services financiers représente 11% de notre PIB et emploie directement plus de 10 000 personnes. En outre, la crédibilité de Maurice comme un IFC a été reconnue dans le Rapport sur l’investissement dans le monde de 2019 de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), dans lequel Maurice est mentionnée, ayant un rôle important dans les flux d’investissement intrarégionaux en plus de générer des investissements de qualité dans les pays africains et asiatiques. C’est vrai que nous devons faire face à des défis sur le plan de la réputation de notre pays, à la suite de mauvaises perceptions générées.

Les améliorations constantes que nous avons apportées en matière de transparence, de conformité aux normes internationales et notre attractivité en tant que juridiction hautement spécialisée dans certains services financiers sont encore peu connues. Le fait que Maurice soit également membre des WAIFC (World Alliance of International Financial Centres) depuis juillet 2019 montre le sérieux et le service de qualité que propose le pays dans ce secteur. La Financial Services Commission doit promouvoir les critères tels que la qualité et la transparence ainsi que les performances réalisées par le pays en tant qu’IFC.

Une dernière question. Vous avez fait allusion au système de retraite qui doit être viable. Le dernier budget a annoncé une hausse de la pension de vieillesse. La pression gonfle sur les finances publiques et le FMI ne cesse de recommander le ciblage. Quelles sont les limites à ne pas franchir dans ce domaine ?

Nous sommes actuellement en plein déséquilibre démographique mondial avec une croissance accélérée du vieillissement de la population. Cela est également applicable à Maurice où nous avons actuellement 212 400 citoyens représentant 17% de la population totale qui sont enregistrés en tant que retraités. Ce chiffre atteindra 23% d’ici 2030, ce qui est alarmant. Nous devons préparer l’économie mauricienne à cette transformation démographique. L’idéal serait d’aligner la pension de vieillesse sur le salaire minimum, mais cela ne peut être mis en œuvre qu’avec une réforme solide et audacieuse de la pension. Notre système de retraite actuel ne sera pas financièrement viable dans les années à venir. Nous devons dès à présent revoir le système et procéder à des réformes réfléchies et intelligentes permettant une viabilité financière. Le ciblage des retraites est un élément clé de cette nouvelle réforme afin que l’État ne puisse financer que les personnes dans le besoin et leur assurer une bonne qualité de vie. La clé est que le gouvernement doit faire preuve de prudence financière et promouvoir la discipline financière dans la gestion des fonds publics.

Propos recueillis par Magali Frédéric

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