INTERVIEW—JIMMY APALAMA: « Les dévots mauriciens ont intégré avec succès la musique et la danse dans l’adoration »

Jimmy Apalama s’est bâti une solide réputation dans les milieux de la musique classique indienne. Depuis le début de l’année, il a donné une bonne quinzaine de concerts à travers l’île et en particulier à la Maison de la Culture Télégoue à Grande-Rivière-Nord-Ouest. Ce natif de l’île de la Réunion est mauricien de coeur pour avoir épousé une Mauricienne. C’est d’ailleurs grâce à cette dernière qu’il a découvert la place de la musique, de la danse dans l’adoration religieuse à Maurice. Dans cette interview, il évoque sa contribution dans la mise en valeur de la musique carnatique et explique la richesse de cette musique qui comme le bharata natyam pour la danse fait partie intégrale du riche patrimoine culturel mauricien. Cette musique est d’ailleurs enseignée au Indira Gandhi Cultural Centre et au Mahatma Gandhi Institute. Jimmy Apalama participe régulièrement à des concerts à la Réunion dont les derniers remontent à fin mai.
Jimmy Apalama, d’où vient votre passion pour la musique carnatique ?
Mon parcours de musicien à Maurice a commencé en 2008 lorsque je suis venu rencontrer mon épouse. Avec elle je parcourais les temples de l’île pendant la période de Govinden, et c’est alors que j’ai découvert que les dévots mauriciens avaient intégré avec succès la musique et la danse dans l’adoration, contrairement à la Réunion où ce sont les rites qui priment. C’est une chance inouïe pour un artiste. Toutefois, j’ai constaté que l’on ne donne pas assez d’importance à Maurice à la musique classique du sud de l’Inde, dite musique carnatique. L’accent est mis sur le bhajanam, la musique dévotionnelle, qui fait appel à la foi et à la ferveur de l’individu. Les règles et les techniques ne sont pas de rigueur.
Pour faire connaître la musique carnatique, nous avons procédé en douceur. Nous avons recherché la collaboration des prestataires du bhajanam, d’une part, et celle d’artistes locaux qui connaissent tant soit peu la musique carnatique. Ces artistes sont Saraspatee Ayasamy, Shohnee-Mani, Padmashree Ramsamy, Amanda Marday, Deven Ayacootee, Soyum Vallamah, Para Vellaydom et Ansuya Annasamy. Nous avons eu aussi la chance de travailler avec des artistes internationaux tels les saxophonistes G. Ramanathan et Janardhan, les chanteurs Ravindren Atchanat et Kumbakonam S. Sankararaman, le violoniste M.K. Jinapalam, tous de l’Inde.
Ensemble nous avons fait le tour des temples de l’île. Mais je dois saluer particulièrement le coup de main que nous avons obtenu de la Maison de la Culture Télégoue (Telugu Saamskrutika Nilayam) et de la Global Rainbow Foundation, dont les présidents emblématiques sont respectivement Narainsamy Sanyasi et Armoogum Parsuramen. Et aussi mon fidèle compagnon Sivaramen Marday, dit Veeren, qui est l’unique joueur de ghatam de Maurice et tout aussi un profond fervent de la musique carnatique.
Vous avez participé à une quinzaine de concerts de musique carnatique à la Maison de la Culture Télégoue, pouvez-vous nous en parler ?
Je dois ici faire les éloges de M. Narainsamy Sanyasi, un authentique passionné de musique carnatique, pour l’accueil à bras ouverts qu’il m’a fait à la Maison de la Culture Télégoue où au moins une quinzaine de concerts de musique carnatique ont été animés par des artistes de renom international avec le concours d’artistes locaux dont j’ai fait mention précédemment. Alors que la musique carnatique se frayait un chemin avec le soutien de la Maison de la Culture Télégoue, nous avons eu la chance de recevoir un soutien spontané de la Global Rainbow Foundation d’Armoogum Parsuramen et de l’Union Tamoule de Maurice dirigée par Ganessen Annavee. Grâce à eux nous avons reçu la visite du virtuose Sankararaman. Sa prestation nous a coupé le souffle. Tout cela est de bon augure et, on le souhaite, permettra un développement vigoureux de la musique classique indienne en terre mauricienne.
Vous avez un diplôme de musique carnatique, que pouvez-vous nous dire de la musique classique indienne et de celui qui en joue ?
Je commencerai par parler de celui qui en joue. Étant donné la technicité, l’histoire, la valeur et la portée de la musique classique indienne, ses adeptes sont très respectés et félicités. Il est même considéré comme un privilège de pouvoir en jouer. Il existe deux styles de musique classique en Inde, l’hindoustani, développée au nord de l’Inde et influencé par les styles arabes et perses et le carnatique, tradition musicale classique cultivée essentiellement au sud de l’Inde.
Alors qu’au nord de l’Inde, la musique subissait des influences venues de l’extérieur, au sud, elle resta inchangée et se perpétua à travers le temps pour donner la musique que l’on connaît actuellement. Son origine remonte au temps védique vers 2000 ans avant J.C. Les différentes nations n’avaient pas encore émergé du stade de la musique folklorique tandis que l’Inde avait déjà développé ce magnifique système musical.
Il existe cependant un certain nombre de raisons qui font que la musique carnatique soit moins connue que la musique hindoustani. Dont sans doute la plus importante, cette relative indifférence des Occidentaux pour cette tradition, laquelle est due aux qualités mêmes de la musique carnatique : elle est d’une très grande richesse mais également d’une grande complexité. De plus, son mode de transmission est demeuré le même à travers les âges : de Maître à élève, suivant la tradition orale. L’étude de l’histoire de la musique carnatique n’est pas seulement de valeur culturelle, elle permet à ceux qui désirent l’étudier de comprendre quelque chose du génie d’une civilisation qui a donné naissance au monde et à cet impressionnant système de raga et tala.
Basée sur une structure mélodique bien définie qui correspond au raga, elle est totalement différente de la musique occidentale qui est fondée, quant à elle, sur l’harmonie.
Dans l’histoire de la musique à l’échelle mondiale, l’Inde fut la première à évoquer un système de solfège. Les notes “Sa Ri Ga Ma Pa Da Ni” sont ainsi mentionnées dans les Vedas, textes sacrés de l’Hindouisme.
Votre instrument fétiche est le mridangam, qu’est-il au juste ?
Le mridangam est un instrument de musique de l’Inde du sud faisant partie des tambours en tonneau. Il est souvent dépeint en sculpture, peinture, et mythologie hindoues antiques, comme l’instrument de choix pour un certain nombre de divinités, dont le très populaire dieu Ganesha et Nandi, le véhicule du dieu Shiva. On dit d’ailleurs que Nandiswara a joué du mridangam pendant la danse mystérieuse de Tândava du dieu Shiva, causant un rythme divin à travers les cieux. Nandi devint alors le patron des percussionnistes. D’après une autre légende, dieu Brahmâ en serait le créateur et dieu Ganesha son premier instrumentiste. Le brave guerrier Hanoumân serait aussi un percussionniste exceptionnel. Le mridangam s’avère en conséquence être l’instrument des dieux par excellence : le “Deva vâdyam”, dit-on.
Datant de 2000 ans, le mridangam résulte de la famille de Bharata, le traité Nâtya-shâstra l’atteste. Selon ce traité, Bharata raconta comment le Mahârishi Swati inventa le mridangam :
« Un jour Mahârishi Swati alla chercher de l’eau au bord d’une rivière sous un temps de pluie. Les gouttes d’eau qui tombèrent et ruisselèrent sur les feuilles de lotus produisirent différents sons. Le Mahârishi observa ce phénomène et s’en inspira pour inventer le mridangam avec l’aide de Visvakarma l’architecte céleste. » Verset 3 à 8 du Bharata Natya Sastra.
Comme il est sacré, on le “nourrit” en lui donnant des offrandes alimentaires, on l’habille de tissus chamarrés, et on fait une prière avant de le toucher tout en allumant un bâton d’encens pour purifier l’atmosphère : ce rituel est universel jusqu’à aujourd’hui.
C’est le principal instrument d’accompagnement rythmique de la danse classique bharata natyam et des chants religieux kâlaksêpam, au sud de l’Inde. Au XIXe siècle, il a été intégré au concert de la musique carnatique.
Qu’est-ce qui a produit chez vous le déclic pour le mridangam et pour la musique tout court ?
Ma passion pour le mridangam a été éveillée lors d’un concert de bhajans du grand chanteur indien Pikthukuli Murugadas, en 1995 à la Réunion. C’est mon oncle Apalama Leopold qui m’avait emmené assister à ce concert, lequel m’avait bien évidemment fasciné. Le lendemain, avec mon oncle nous discutions à ce sujet, et il me demanda si cela m’avait réellement plu et si je voulais apprendre d’un instrument, sans hésiter j’affirmai mon enthousiasme à vouloir jouer. Mon oncle me présenta et m’offrit mes premiers instruments de musique dont le mridangam ! Je commençais alors mes toutes premières leçons de musique particulières avec l’aide d’un professeur indien en la personne de Murali. Malheureusement, il ne séjourna à la Réunion que très peu de temps, seulement un mois ; après son départ pour l’Inde, les cours furent suspendus. Pour ma part, je persévérais et continuais à pratiquer le mridangam seul, en espérant le retour d’un nouveau professeur. Mais hélas, je n’ai jamais eu cette autre opportunité de rencontre jusqu’à la fin des années 1990. C’est seulement suite à un voyage en Inde effectué en 2002, que je décidai de quitter la Réunion pour une formation professionnelle en musique carnatique. Avec l’aide de la région et du conseil général, j’ai pu concrètement débuter ma formation en août 2003 au sein d’une grande institution musicale de l’Inde.
Racontez nous votre parcours en Inde…
En août 2003, je joignis officiellement pour un cycle de trois ans l’Adayar Tamil Nadu Government Music College, grand établissement de musique dont le siège est à Chennaï, la capitale de l’État du Tamil Nadu. Ce cursus est gratifié d’un diplôme de musique. Ma spécialité était ainsi le mridangam, quatre heures de cours exclusivement consacrés à cet instrument quotidiennement plus une option vocale d’une heure. Tout cela, sous l’autorité de trois professeurs renommés dans l’État. En plus du solfège, d’autres cours privés se rajoutèrent chaque jour de 17 h à 20 h sous la houlette de deux autres enseignants, des experts dans cet art et révérés pour leur talent, mes gourous.
À la fin de mes trois années de formation, je fis le choix de rester une année et demie supplémentaire pour acquérir davantage d’expérience et m’entraîner au mieux dans cet environnement musical adéquat. Il m’est d’ailleurs régulièrement arrivé de voyager à travers l’Inde dont tout le sud pour jouer de mon instrument au côté de mes professeurs, amis élèves, ou simples connaissances. Les rencontres musicales improvisées furent pareillement riches, des instants de pur bonheur ! L’Inde bat au rythme de sa culture qui se vit quotidiennement car il ne se passe pas un jour sans un son de musique. Et aussi nombreux soient-ils, les temples ne sont pas les seuls lieux d’expression de cet art. Les salles de concerts abondent effectivement, il en va de même pour les manifestations culturelles, petites ou grandes, l’intensité est toujours élevée.
En Inde, initiation et formation passent nécessairement par les gourous. Qui ont été vos gourous dans votre cheminement sur la voie de la musique sacrée ?
Deux personnalités révérées maîtrisant bien l’art musical du mridangam : Mannargudi A. Easwaren, qui a participé à de nombreux concerts en Inde et à l’étranger pendant plus de 46 ans, il a travaillé durant 20 ans à All India Radio en tant qu’artiste de grande qualité.

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -