INTERVIEW: L’Europe était vouée à l’échec dès le départ, selon Edoardo de Pedys

Fin intellectuel italien, Edoardo de Pedys a dirigé l’organisme qui gère l’industrie italienne. Il a ensuite pris de l’emploi dans une compagnie pétrolière internationale, ce qui l’a conduit à travailler dans plusieurs pays européens et aux États-Unis. Économiste, Edoardo de Pedys est également l’auteur de livres sur ce sujet et sur certains aspects de l’histoire de l’Église catholique. Au cours de cette interview qu’il nous a accordée la semaine dernière à Rome, Edoardo de Pedys a commencé par une analyse économique de l’échec prévisible de l’Europe. Il a terminé par une brillante réflexion philosophique sur l’avenir du monde.
Vous êtes collectionneur de degrés académiques : vous en avez un en droit, un deuxième en économie et un troisième, qui ne date que de dix ans, en littérature moderne. Qu’est-ce qui vous pousse à étudier ?
Quand j’ai commencé à travailler je devais m’occuper d’économie, sujet que je ne connaissais pas. J’ai donc étudié l’économie pour savoir ce que je devais faire et j’ai trouvé le sujet tellement intéressant que j’ai décidé de m’inscrire pour un diplôme à l’Université de Stanton, aux États-Unis. Ce cursus m’a permis de mettre en pratique sur le terrain la théorie que l’on m’enseignait à l’université. J’ai été le responsable de la Cofinndustria, l’organisme qui gère l’industrie italienne, et cette connaissance de l’économie m’a beaucoup aidé. Dans les années 70, j’ai rejoint Exxon, une compagnie pétrolière internationale, où j’ai occupé plusieurs postes de responsabilité dans différents pays. À ce niveau, j’ai souvent eu des discussions avec les responsables de gouvernement sur des sujets économiques.
Est-ce que, selon vous, les politiques comprennent le langage de l’économie ?
Ce sont surtout les sociétés privées qui comprennent bien le langage de l’économie. Les politiques ont plusieurs interprétations de l’économie. Les gauchistes ne pensent qu’à la redistribution des revenus sans penser à la manière de les créer. Les libéraux, quant à eux, pensent toujours à la création des revenus sans penser à leur redistribution. Le challenge est de trouver des politiques suffisamment équilibrés pour concilier les deux points de vue. Ce n’est pas facile.
Vous faites partie d’une espèce rare, surtout à notre époque. Vous n’avez pas cru à l’Europe économique dès le départ ?
Quelques temps après que l’euro a été inventé et mis en place, j’ai écrit un article sur le sujet. Je disais que la monnaie doit représenter l’économie réelle — y compris l’économie souterraine d’un pays — ce qui n’était pas le cas dans le cadre de l’Europe. À l’époque, les différents pays qui entraient dans l’Europe et avaient adopté la monnaie unique, l’euro, avaient des économies différentes. C’était donc une monnaie unique pour des pays qui avaient différents niveaux économiques. C’était déjà un paradoxe. J’ai alors écrit que cette monnaie unique était artificielle, par rapport à la situation économique réelle des pays, que des problèmes allaient fatalement surgir, que le système ne pourrait fonctionner.
Est-ce qu’à l’époque, cet argument a été entendu, discuté, contesté ?
Cet article est passé complètement inaperçu ou a été superbement ignoré. Certains de mes amis m’ont dit que j’étais, au choix, fou, ou d’un pessimisme désespérant.
Tout cela était probablement dû au fait qu’on n’aime pas écouter ceux qui sont porteurs d’une vérité qui dérange et que l’on appelle les prophètes de malheur.
Malheureusement, j’ai été un prophète de malheur. J’aurais préféré avoir tort, mais ce n’est pas le cas.
Quand les politiques et les économistes créent l’euro, personne ne réalise qu’on va mettre en marche une machine qui fatalement va exploser un jour ?
Le but, au départ, était d’arriver à donner à tous les pays membres le même niveau économique. Si la politique avait été menée comme il fallait, l’Europe serait devenue une copie de la fédération des États-Unis d’Amérique. Mais personne ne le voulait en Europe, surtout pour des raisons pratiques. Il aurait fallu un parlement central, une banque centrale, comme aux États-Unis, où la politique nationale est faite au niveau fédéral avec des institutions — la présidence, le Parlement, la Chambre des Représentants, le Sénat, la Cour suprême, la Banque fédérale entre autres —, et le pouvoir régional géré localement. Les politiciens des différents pays européens concernés savaient que l’avènement de cette Europe fédérale allait leur faire perdre leur pouvoir. En Europe, on a voulu avoir la fédération tout en conservant l’indépendance de chaque pays à tous les niveaux. C’est ainsi que faisant partie de la même organisation et utilisant la même monnaie, les pays ont continué à se développer et à gérer leur économie selon des méthodes et avec des résultats différents. Je ne parle même pas des instruments qui font qu’ici une décision peut être prise immédiatement alors que là-bas elle doit passer par toute une série de procédures. On voit aujourd’hui les résultats désastreux de ces politiques. On peut comprendre que l’Allemagne, qui a mené une politique de rigueur économique qui porte ses fruits, n’ait pas envie de payer pour la mauvaise gestion de leur économie de la Grèce ou de l’Italie.
Donc, on peut dire qu’au départ, au niveau politique, l’Europe était une belle idée mais que les problèmes sont survenus au niveau de l’application économique ?
Cela ne pouvait être autrement. On s’est retrouvé avec une fédération dont chaque membre avait sa politique économique et leur situation reflétait cette politique. Les institutions créées pour administrer l’ensemble de l’Europe, dont la banque européenne, ne pouvaient pas, n’avaient pas le pouvoir d’intervenir dans la gestion économique de ces pays. La Banque centrale ne pouvait pas prendre de décision pour l’ensemble d’une fédération où un pays membre pouvait souffrir de trop d’inflation alors qu’un autre était en déflation.
Le concept était bon, mais pas son application économique, qui était d’ailleurs inapplicable.
Il y avait d’excellentes choses dans ce concept. Je mentionnerai, par exemple, l’ouverture des frontières et la libre circulation des gens et des biens dans l’espace européen. Mais au niveau économique et fiscal, c’est un désastre.
Ce qui est arrivé à la Grèce, à l’Espagne, au Portugal et à l’Italie au niveau économique, pour ne citer que quelques pays, était-il prévisible ?
De mon point de vue, oui. Ce résultat était prévisible aussi longtemps que chaque pays de la zone européenne conservait chacun sa politique économique et son système fiscal. Il faut ajouter à cela que les politiciens ont pour objectif de prendre le pouvoir et de le conserver. Par conséquent, les politiciens des pays européens ont soutenu les initiatives leur permettant de garder le pouvoir dans leurs pays respectifs et pas celles qui allaient dans le sens du fédéralisme et qui, à terme, allaient se retourner contre eux et leurs positions acquises.
Pour résumer : sans une unique loi politique, économique et monétaire l’Europe ne peut pas fonctionner ?
Sans ces conditions le fonctionnement de l’Europe en tant que fédération est impossible, selon moi. Je suis pessimiste pour l’avenir de l’Europe depuis sa création. Permettez-moi de faire un saut dans l’Histoire. Il y a des centaines d’années, l’Italie était divisée en petits états qui avaient chacun leur économie. Pour grandir, se développer, les petits états et communautés ont dû unifier leur monnaie pour pouvoir commercer avec leurs voisins. Cela marche dans un seul sens. Dans un livre écrit il y a plus de vingt-cinq ans, j’avais fait un rappel de ce qui existait dans l’Europe du Moyen Âge. Les universités enseignaient dans une seule langue : le latin ; la connaissance et les valeurs enseignées étaient les mêmes dans tous les pays. Il y avait également, comme aujourd’hui, des multinationales sous la forme des banquiers et commerçants lombards qui circulaient dans la zone. Ils utilisaient des espèces de lettres de créance qui s’échangeaient dans tous les pays européens et qui étaient donc une espèce de monnaie unique. Ce système a fonctionné pendant des années.
C’est la copie de ce modèle du Moyen Âge qui pourrait sauver l’Europe moderne de l’implosion qui la menace ?
Je le crois. Mais je suis convaincu que les politiciens ne le voudront pas parce que, je le répète, l’institution d’une autorité politique centrale pour déterminer les politiques de l’Europe va leur faire perdre leur pouvoir.
Dans cette perspective de blocage que va-t-il se passer selon vous ?
Franchement je ne le sais pas. Tout peut arriver. À l’heure actuelle, il n’y a pas un seul pays en Europe capable de prendre le leadership et d’organiser la communauté pour faire face aux autres blocs économiques qui se mettent en place en Asie — avec la Chine et l’Inde — et en Amérique Latine. Le seul moyen de sauver l’Europe est de l’unifier et pour ce faire il faut prendre des décisions difficiles et courageuses. Dans le contexte actuel, je ne vois pas les dirigeants politiques aller dans cette direction.
Est-ce la même situation qui prévaut en Italie ?
C’est pratiquement la même chose dans tous les pays européens. En Italie les politiciens ont plus d’ambitions de nature personnelle que pour le pays. Ils ne pensent pas en terme de pays ou de société mais en terme de conservation du pouvoir. Pour ce faire, au lieu de penser au bien collectif, d’essayer de se regrouper autour d’une solution globale, ils s’enferment dans des logiques d’affrontement et refusent d’admettre, parfois en défiant toute logique, que leurs adversaires peuvent avoir raison. La solution réside dans la main des électeurs, quand ils prendront enfin conscience qu’ils doivent donner le sens de direction aux politiciens au lieu de se contenter de les suivre aveuglément.
Les électeurs citoyens ont aussi leur part dans ce qui se passe actuellement en Europe ?
Évidemment. C’est un problème de société mondial. Le citoyen ne joue pas son rôle et laisse le politicien faire à sa place. Pire, il ressemble de plus en plus au politicien qui fait tout pour conserver son pouvoir et réaliser ses désirs, même s’ils vont à l’encontre des droits des autres ou de la communauté. Nous sommes arrivés à un stade où ce qui importe, c’est nous, nous et nous et notre satisfaction et la réalisation de nos désirs. Nous ne parlons que de nos droits non respectés et jamais du fait que nous ne respectons pas ceux des autres, de nos voisins. Comment voulez-vous qu’une société qui a atteint ce niveau puisse trouver les ressources nécessaires pour se reprendre, avoir le sursaut nécessaire.
La situation que vous décrivez n’existe pas qu’en Italie : on la retrouve pratiquement dans le monde entier. Serions-nous arrivés à la fin d’un cycle de la civilisation ?
C’est très possible en ce qui concerne l’Europe, mais je ne peux pas en dire autant pour le reste du monde. Il y a trois ans de cela, je me trouvais à Hong Kong qui est, comme vous le savez, le bras capitaliste de la Chine, une île qui est exactement comme les États-Unis. Tout fonctionne à Hong Kong car tous, y compris les autorités chinoises, respectent les lois et jouent le jeu de la démocratie. Combien de temps est-ce que cela va durer ? Je ne le sais pas. Que va devenir Hong Kong quand la Chine sera devenue,  et elle en prend le chemin, un Etat résolument capitaliste ? Pour le moment, un peu moins d’un tiers de la population chinoise profite de l’ouverture vers le capitalisme. Mais quand le reste de la population voudra sa part du capitalisme la Chine risque de se retrouver avec les mêmes problèmes que connaissent actuellement les pays occidentaux. Oui, je crois que nous sommes arrivés à une fin de cycle qui est en train de changer fondamentalement la face du monde. Les Américains et les Européens sont passés d’une société dominée par une élite à une société de masse, qui veut avoir tout ce qui lui était jusqu’alors refusé.
Ce n’est pas une évolution normale ?
Oui. Mais cette évolution vers une société de masse a modifié pas mal de choses dont les valeurs qui servent de base à la société. Quand j’étais jeune, il y avait de règles qui étaient respectées par l’ensemble de la société. On savait ce à quoi on avait droit et les moyens pour les obtenir dans le respect des droits des autres. Aux États-Unis, aujourd’hui encore, on respecte le concept que pour obtenir quelque chose vous devez le mériter, travailler pour l’obtenir. Ce n’est plus le cas en Europe où l’on se concentre sur ses droits en oubliant ses devoirs et le respect des autres. Je me dis que quand les habitants de la Chine, de l’Inde et des grands pays d’Amérique Latine, comme le Brésil, vont se retrouver en position de vouloir profiter, comme le font aujourd’hui les Européens, du système, nous serons arrivés à la fin d’un cycle.
D’un cycle ou carrément d’une ère ?
Peut-être bien d’une ère. La civilisation européenne a repris les valeurs, principes et vertus qui viennent de l’ancienne Rome, comme le respect de la parole donnée. C’est un ensemble d’enseignements qui apprennent à se comporter comme un homme, dans le sens noble du terme, au sein de la société. C’est une manière de vivre où chacun avait sa place, son rôle, son dû et où tous respectaient les lois qui permettent à la société de fonctionner. Ces valeurs n’existent plus ou, plus exactement, sont de moins en moins respectées aujourd’hui, chacun faisant ce qu’il veut et utilisant tous les moyens possibles pour satisfaire ses désirs. Quand la Chine et l’Inde seront suffisamment développées pour devenir une société de masse dont chaque membre voudra tout avoir, tout posséder et le plus vite possible, le monde tel que nous l’avons connu n’existera plus.
Est-ce que le penseur japonais Francis Fukuyama avait raison d’écrire que l’humanité est arrivée à la fin de l’Histoire ?
Je ne suis pas d’accord avec Fukuyama sur ce point. Nous ne sommes pas à la fin de l’Histoire, mais à celle d’un de ses chapitres fondamentaux. L’Histoire va continuer, à mon sens, mais je ne saurais dire dans quel sens. Je crois que le fait que la Chine et l’Inde soient originaires de riches civilisations et traditions culturelles pourraient donner un nouveau sens au prochain chapitre de l’Histoire.
Et quid de la civilisation chrétienne qui a régenté le monde pendant plusieurs centaines d’années…
La civilisation chrétienne repose sur le fait que ceux qui en font partie naissent avec le péché. Par conséquent, les chrétiens doivent passer leur existence pour racheter le péché originel, ce qui fait d’eux des sujets passifs. Ils attendent que leurs églises leur disent quoi faire pour effacer ce péché originel. Ce fait fondamental ne pouvait que mener la civilisation chrétienne à son déclin face aux autres civilisations.
Le communisme aurait pu donner naissance à une grande civilisation ?
Je ne le crois pas. De la même manière que la civilisation chrétienne reposait sur le péché, le communisme reposait sur l’obéissance. Le communiste devait obéir aux camarades dirigeants. Quand on prive quelqu’un de sa liberté de penser, quand on lui apprend à obéir, quand on décide à sa place il devient un numéro dans un ensemble. Ce n’est pas avec des gens qui ne sont pas libres de penser que l’on fait les grandes civilisations.
Et le monde islamique dans ce tour du monde ?
De mon point de vue il n’existe pas de monde islamique organisé. C’est une fiction. Le monde arabe est constitué de pays dont les dirigeants, comme ceux du monde entier, ne veulent pas quitter le pouvoir. Mais eux s’accrochent avec leurs armées. Pour avoir et conserver ce pouvoir ils sont capables de tout faire : voyez ce qui se passe actuellement en Syrie. Certains se servent du terrorisme pour faire la démonstration de leur pouvoir supposé. Au regard de la situation actuelle, je ne crois pas à l’émergence d’un monde arabe organisé, qui pourrait devenir une puissance dans les prochaines années.
Et l’avenir dans tout ça ? Faut-il dire « no future » pour reprendre un célèbre slogan ?
Non, je ne le crois pas. Je pense que nous pouvons avoir un futur et peut-être un bon futur, dans quelques années. Il est possible que le futur soit bien meilleur, c’est tout ce qui passe aujourd’hui parce que l’être humain est fait de telle sorte qu’il sait se réinventer. De bonne ou de mauvaise manière. Donc, je pense que le futur va dépendre de la manière dont les nouvelles puissances émergentes vont construire leur avenir. En se basant, je le souhaite en tout cas, sur les cultures et valeurs qui ont été la base de leurs grandes civilisations. J’espère qu’ils vont revenir aux principes de bases de ce qui a fait tourner le monde pendant des siècles : le respect des lois, celui des autres et les bonnes relations. Sans oublier cet autre principe fondamental : travailler pour obtenir et mériter ce à quoi on aspire.

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