JEAN-LOUIS LAMBORAY : “ Il faut changer notre regard sur l’autre ”

A l’origine médecin belge, Jean-Louis Lamboray a passé treize ans à travailler dans les services de santé du Zaïre — ancienne colonie belge — avant d’être embauché comme conseiller en santé à la Banque mondiale. A Washington, où se trouve le siège social de cette organisation, il a participé aux négociations qui ont mené à la création d’ONUSIDA, programme auquel il a contribué activement entre 1995 et 2004. Puis il quitte l’organisme international pour créer la Constellation, un réseau mondial qui incite ses membres à « reprendre en main leur propre destin pour faire face à des enjeux sociaux majeurs. » Nous avons profité du passage de Jean-Louis Lamboray à Maurice, récemment, pour lui poser quelques questions sur les objectifs de son organisation.
 Qu’est-ce que l’ONG la Constellation que vous présidez Jean-Louis Lamboray ?
— Quand avec onze personnes nous avons créé la Constellation en 2004, nous partions d’un constat : la seule mise en place de services de prévention et de soins n’avait que peu d’effet sur la pandémie du sida. Il y avait cependant quelques endroits où l’épidémie régressait. Par exemple, en Thaïlande du Nord, en Ouganda et au Brésil, les gens s’appropriaient le problème du sida et agissaient par eux-mêmes pour combattre cette épidémie. C’est sur cette expérience que nous avons créé la Constellation, pour stimuler et connecter les réponses locales au VIH et au sida. Fin 2010, plus d’un million de personnes résidant dans plus de trente pays s’inspiraient de l’approche de la Constellation.
 Quelle est cette approche ?
— Au départ, quand le sida a été découvert, nous pensions qu’il suffirait d’offrir aux communautés une série d’outils pour qu’elles agissent; progressivement nous nous sommes aperçus que l’essentiel était ailleurs : dans le regard posé sur autrui. Plutôt que d’analyser les besoins des communautés pour y apporter des solutions, nous valorisons les forces présentes dans chaque personne. Le pouvoir décapant de ce changement de regard est extraordinaire. Il permet de remettre en cause la croyance selon laquelle il existerait une solution technique à chacun de nos problèmes. Cette croyance dans les moyens techniques ne se limite pas au sida. Prenons l’exemple de la lutte contre la malaria organisée autour de la distribution de moustiquaires imprégnés d’insecticide et de médicaments. Ces campagnes couvrent 80% des besoins des familles africaines, mais seuls 30% d’entre elles les utilisent. A Phayao, province du nord de la Thaïlande où vivent 10 millions de personnes, le sida touchait 20% des jeunes de plus de  21 ans en 1992. En 1998, le chiffre était tombé à 96% et  à moins de 1% en 2002. J’ai vécu un an et demi à Phayao pour comprendre comment la population de cette province thaïlandaise avait fait reculer l’épidémie dans de telles proportions. La réponse était : « Il est nécessaire d’offrir des services pour prévenir, soigner le sida et réduire son impact, mais ces services ne sont pas suffisants. Ce sont les actions des personnes, des familles et des communautés en réponse au fléau qui font la différence. »
 Mais pourquoi est-ce que cette méthode thaïlandaise qui, selon vous a fait ses preuves, n’a pas été adoptée et répercutée par les organisations internationales chargées de la lutte contre le sida ?
— Quand, après mon séjour en Thaïlande, je suis rentré au siège de l’ONUSIDA en 1998, je pensais que ce message serait accueilli et relayé avec enthousiasme, car les conclusions de Phayao offraient une piste pour augmenter l’effort mondial contre le sida : là où les personnes tardaient à agir, il fallait absolument les stimuler à large échelle par un vaste programme de facilitation des réponses locales, complémentaires aux autres services. Malheureusement, le rapport sur Phayao et les progrès des Thaïlandais est resté lettre morte. En 2004, une conférence mondiale sur le sida a eu lieu à Bangkok, les 14 000 personnes présentes n’ont pas été informées que les habitants du nord de la Thaïlande avaient réussi à juguler l’épidémie !
 Comment est-ce possible ?
— Trois amis médecins qui ont travaillé en Thaïlande ont proposé la locution « compétence face au sida » pour promouvoir l’expérience thaïlandaise que je promouvais à Genève. En 2001, j’ai reçu l’ordre, venu d’en haut de la hiérarchie de l’ONUSIDA de cesser l’utiliser la notion de compétence face au sida. Pendant des mois, avec des amis conscients de la valeur de l’expérience de la Thaïlande, je me suis battu pour faire accepter le concept de « compétence face au sida » afin d’influencer positivement les stratégies mondiales de luttecontre le sida, mais la direction de l’UNUSIDA ne l’a jamais accepté. En 2004, après avoir tout essayé au niveau interne, mes amis et moi avons pris la décision de continuer notre travail en dehors de l’ONUSIDA en créant la Constellation.
 Mais pour quelle raison est-ce que la direction de l’UNUSIDA a refusé d’utiliser une méthode, peu onéreuse, de lutte contre le sida qui avait fait ses preuves ?
— Parce qu’il est riche, le monde occidental se berce de l’illusion qu’il est développé. Dopés par l’accès bon marché au pétrole, nous nous accrochons à notre modèle de société, le meilleur qui soit, pensons-nous. En quelque sorte, nous faisons comme si nous avions franchi la ligne d’arrivée et que nous nous reposions sur nos lauriers. Nous dispensons nos conseils techniques pour expliquer aux autres comment arriver aussi à cet état de pays développé et envoyons une faible portion de notre superflu à ceux qui sont encore dans la course. Pourtant nous savons que ce modèle ne peut être partagé avec le reste des habitants de la planète. Alors, plutôt que devoir la vérité en face et d’accepter que nous nous nourrissons d’illusions, nous fermons nos esprits et nos frontières. Mais nous continuons à exporter notre expertise technique sans nous poser de question. C’est làoù le bât blesse : nous ne parvenons plus à nous rendre compte que pour être efficace, les solutions techniques doivent s’inscrire dans des processus humains. Les trente années de lutte contre le sida peuvent être divisées en deux périodes. Au cours de lapremière, nous avons sous-estimé les questions de la responsabilité, de la sexualité et de l’amour humain, pour nous cantonner à des campagnes sur l’usage du préservatif. Face à l’échec de ces campagnes, nous nous sommes ensuite cachés derrière le médicament antirétroviral qui devait être distribué à 3 millions de personnes en 2005, mais, en fait, c’est seulement la moitié qui a été distribuée. Face à ce deuxième échec, nous nous satisfaisons d’analyses superficielles et évoquons toutes sortes de déficiences au niveau des pays, sans remettre en cause la manière dont le programme est mené. Voilà le carcan dans lequel sont enfermés ceux qui oeuvrent dans nombre de programmes internationaux de santé et de développement. Ils dépensent le financement des pays riches qui entretiennent l’illusion que leur richesse leur donne le droit d’imposer leur manière de faire. Ils exportent, donc, une vue paternaliste et technocratique des rapports sociaux qui vouent les programmes à l’échec à court et à moyen terme.
 Mais les travailleurs sociaux de ces organismes et ces programmes qui connaissent les réalités du terrain n’ont pas protesté contre la mise à l’écart du concept de l’utilisation des compétences locales dans la lutte contre le sida ?
— J’ai beaucoup de sympathie pour les travailleurs enfermés dans ce système complexe fait d’organisations de développement internationales, bilatérales, et d’ONG de toutes tailles. Pris en tenaille entre ce qu’ils savent devoir être fait et ce qu’ils sont obligés de faire, ils négocient tous les jours entre leur conscience et les ordres venus des bailleurs. C’est pour les raisons qui précédent que l’expérience du Nord de la Thaïlande n’a pas été soutenue et répandue dans le monde entier par les organisations responsables de la lutte contre le sida. C’est pour ces raisons que nous avons décidé de créer la Constellation, qui reprend cette expérience refusée.
 Comment résumer les objectifs de la Constellation ?
— S’ouvrir à autrui, qu’il soit riche ou pauvre, en commençant par ceux qui nous sont proches et changer notre regard. L’effet décapant du regard positif sur autrui ne s’arrête pas là. Parce qu’il nous délivre du jugement moral sur les personnes, nous évoluons dans un monde où il n’y a ni saints ni pécheurs. Il reste des êtres humains, avec leurs forces, leur expérience de la vie, leurs soucis, leurs rêves. La démarche de la Constellation repose sur trois affirmations de base : 1) Nous sommes tous  humains ; 2) Ensemble, nous avons en nous les ressources nécessaires pour répondre à nos défis ; 3) L’appréciation stimule l’action en révélant ces ressources. Au fil du temps, l’approche a été adoptée et reprise par plus d’un million de personnes habitant dans une trentaine de pays. Elles s’inspirent de l’approche proposée par la Constellation pour agir localement et des milliers de facilitateurs les accompagnent dans leur démarche. Cette approche fonctionne tellement bien que ces personnes les ont adaptés à d’autres enjeux comme le paludisme, le diabète et, au-delà de la santé , à d’autresdéfis sociaux, comme la violence sous toutes ses formes, la drogue, la prostitution, etc.
 Que faites vous à Maurice ?
— Je suis venu rendre visite à mon fils qui travaille et vit ici.
 Est-ce que l’approche de la Constellation peut être utilisée à Maurice ?
— Elle l’est déjà par certains travailleurs sociaux. J’invite ceux qui veulent en savoir plus sur notre ONG et sa démarche à lire mon récit « Qu’est-ce qui nous rend plus humains ? ». Par ailleurs, je les invite aussi à visiter notre site-web où ils obtiendront toutes les informations nécessaires sur notre action : www.communitylifecompetence.org

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