La clarification nécessaire des enjeux juridiques du débat sur l’archipel des Chagos

DR LUTCHMAYAH APPANAH

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(Docteur en droit (Sorbonne/Sceaux)

(Avocat, France /Réunion)

DR VASANT BUNWAREE

(Cardiologue, Ex–Ministre des finances

et de l’Education)

La question de la souveraineté territoriale sur les Chagos, espace particulièrement stratégique sur un plan géopolitique et économique, n’a jamais véritablement quitté le terrain du débat public mauricien. Il faut toutefois reconnaître que le sort juridique réservé à l’archipel a connu un regain d’intérêt remarquable depuis l’introduction de la requête pour avis consultatif par l’Assemblée Générale des Nations Unies devant la Cour Internationale de Justice (C.I.J.) en date du 23 juin 2017. Les interventions télévisées se multiplient au fil des dépôts de mémoire, tandis que les références à la procédure pendante s’accumulent dans la presse écrite mauricienne. Une telle omniprésence médiatique cache pourtant de profondes lacunes dans le traitement juridique de la question soumise à la C.I.J.

La C.I.J., juridiction universelle mise en place par la Charte des Nations Unies, dispose d’une compétence contentieuse – lui permettant de rendre des décisions contraignantes dans les rares cas d’accord préalable entre les Etats parties au litige – et d’une compétence consultative qui, comme son nom l’indique, conduit la Cour à rendre des avis en vertu de l’article 65 de la Charte des Nations Unies. Ces avis, rendus par la seule juridiction universelle dotée d’une compétence générale, n’ont pas à proprement parler de valeur décisoire. Par conséquent, il faut noter dès à présent que l’avis qui sera prochainement rendu par la C.I.J. dans l’affaire des Chagos ne générera aucune obligation étatique à la charge du Royaume-Uni. Il ne s’agit pas là d’un point de détail mais bien d’une variable essentielle si l’on souhaite mesurer les effets d’une décision fermement attendue par le peuple mauricien comme par ses plus hautes autorités. Si la réponse donnée par la C.I.J. pourrait bien être en grande partie favorable à l’Ile Maurice (A), il ne s’agirait en tout état de cause que d’un simple avis non obligatoire, répétons-le, bien que doté d’une forte valeur symbolique et diplomatique (B).

A)L’identification de deux problématiques juridiques bien distinctes appelant des réponses variables

Deux grandes problématiques de droit ont été soumises à l’appréciation des juges de la C.I.J. La première question juridique porte sur la conformité au droit international du processus de décolonisation et plus précisément de la « cession » de l’archipel des Chagos aux Anglais en 1965 en contrepartie d’une somme de 40 millions de roupies en vertu d’un accord tacite. Sur ce point, la stratégie mauricienne consiste à défendre l’idée qu’il y a bien eu une cession de l’archipel aux Britanniques lors de la 5ème Conférence constitutionnelle de Londres. Celle-ci ne serait pas valide puisque contraire aux principes coutumiers du respect de l’intégrité territoriale, du droit à l’autodétermination des peuples, et du principe de l’intangibilité des frontières. Les dirigeants politiques mauriciens ont par ailleurs soulevé à plusieurs reprises des doutes quant à l’intégrité du consentement donné par S. S. Ramgoolam en 1965. Le Premier Ministre mauricien déclara même en 1978 : « si nous avions su ce que les Britanniques allaient faire de Diego Garcia, nous ne leur aurions pas cédé cette île ». Quant au Royaume-Uni, il considère que les 40 millions de roupies octroyées à l’Etat mauricien ne constituent qu’une compensation, et qu’il dispose d’un titre juridique valable et temporaire sur l’archipel des Chagos.

La seconde question porte à la fois sur les conditions du déplacement forcé des chagossiens et sur l’existence d’un éventuel droit de retour sur leur île. Dès la perte de l’archipel par l’Île Maurice, le Royaume-Uni a rapidement entrepris le grand « déplacement » des ouvriers chagossiens. En 1973, un décret royal interdit formellement leur retour sur l’archipel. À leur arrivée à l’île Maurice, les déportés ont été logés dans des bidonvilles et vécurent pour la plupart dans la misère. En 1978, une indemnité de 17000 roupies par famille fut accordée par le Royaume-Uni et reversée par le gouvernement mauricien, ce qui, on peut le comprendre aisément, ne suffit pas à compenser les souffrances vécues par la population tout comme la perte de leurs biens matériels. La principale difficulté ici est pourtant ailleurs et trouve son fondement dans l’indifférence du Royaume-Uni à l’égard du peuple chagossien au moment du processus de décolonisation. De nombreuses résolutions de l’Organisation des Nations Unies ont d’ailleurs précisé l’importance du droit des peuples et même l’obligation de consulter le peuple colonisé dans l’optique d’une accession à l’indépendance. Une telle consultation n’a pas eu lieu dans notre cas d’espèce, ce à quoi viennent s’ajouter de nombreuses autres irrégularités.

Cela ne fait aucun doute : l’Île Maurice dispose de nombreux arguments juridiques plus ou moins convaincants, confortés par le droit international « de la décolonisation ». Mais il demeure un obstacle majeur, voire insurmontable : l’avis rendu par la C.I.J. sera, et ce peu importe son contenu, non contraignant et ne créera de ce fait aucune obligation juridique, ce qui ne doit toutefois pas occulter sa valeur symbolique.

B)La valeur symbolique mais non contraignante d’un avis potentiellement favorable à l’Etat mauricien

26 avis consultatifs ont été rendus à ce jour par la Cour internationale de justice. Certains d’entre eux ont pu avoir des répercussions plus ou moins nettes sur la résolution de certains litiges malgré leur caractère non contraignant, notamment en raison de leur haute valeur politique et diplomatique. Les avis rendus par la C.I.J. bénéficient en toute logique de l’autorité et du rayonnement des juges internationaux : leur contenu est donc amené à peser dans le débat public à un niveau international mais aussi au niveau mauricien. Ce n’est pas tout.

En effet, la question chagossienne et indirectement l’Etat mauricien ont reçu un soutien non négligeable de la part de nombreux Etats dont l’Inde, le Brésil, l’Argentine, l’Afrique du Sud et bien d’autres. On notera l’abstention de la France et de la majeure partie des Etats européens soucieux de maintenir la stabilité de leurs relations diplomatiques avec le Royaume-Uni et dans une moindre mesure avec l’Île Maurice. La résolution a été adoptée par l’Assemblée Générale à 94 voix pour, 15 voix contre (seulement) et 65 abstentions. Notons également que l’Union Africaine a été autorisée à prendre part à la procédure devant la C.I.J. en fournissant « des renseignements sur la question soumise ». Un tel degré d’adhésion de la part de la communauté internationale donnera davantage de poids politique et diplomatique à l’avis rendu par la C.I.J.

En revanche, le bail conclu par le Royaume-Uni avec les Etats-Unis sur la base navale de Diego Garcia demeure à l’heure actuelle et pour de nombreuses décennies encore un blocage qui parait insurmontable à l’établissement d’une souveraineté territoriale mauricienne sur l’archipel. Le représentant du Royaume-Uni Matthew Rycroft a pourtant rappelé devant l’A.G. des Nations Unies en juin que « le Royaume-Uni a pris l’engagement « contraignant » de céder à Maurice la souveraineté sur l’archipel des Chagos quand il ne servira plus aux objectifs de défense ». En d’autres termes, le Royaume-Uni avance l’argument d’une simple exploitation temporaire de l’archipel, ce que confirmait Margaret Thatcher dans des termes ambigus en précisant que « l’île de Diégo Garcia sera rendue à Maurice lorsqu’elle ne sera plus utile en tant que base. […] Il n’y a aucune limite dans le temps ».

Pour résumer, trois obstacles à une réappropriation du territoire chagossien par l’Île Maurice demeurent, ce qui conduit à relativiser le militantisme – naturel mais stérile – qui fait rage dans la presse mauricienne et dans les interventions de certains hauts dirigeants. Premièrement, l’avis de la Cour n’est que consultatif, malgré sa charge symbolique forte. Deuxièmement, le Royaume-Uni continue à « jouer la montre » en affirmant d’un côté que l’archipel sera rendu à l’Île Maurice tout en étant bien incapable de préciser quand et sous quelles conditions ce retour aura lieu. Troisièmement, les Etats-Unis ont un intérêt stratégique indéniable à la conservation de la base navale de Diego Garcia, qu’ils louent à l’heure actuelle, aussi longtemps que possible. La relation est désormais triangulaire et ne concerne plus uniquement les rapports Royaume-Uni / Île Maurice, ce qui complexifie en pratique la résolution du litige.

Pour conclure, l’établissement d’une souveraineté mauricienne sur les Chagos, tout comme le retour des chagossiens sur leur île ne pourront être acquis qu’au terme de longues batailles juridiques et d’âpres négociations bilatérales. L’avis rendu par la C.I.J. pourrait être un argument politique en faveur de l’Île Maurice, mais contrairement à ce que laisse croire une partie de la presse mauricienne, il n’aura aucune portée immédiate sur le plan pratique.               

      

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