LA VALETTE : La pauvreté s’attaque aux vieux

À La Valette, plusieurs pensionnaires livrent un dur combat quotidien pour survivre. Ils doivent faire preuve de courage et de débrouillardise pour maintenir la tête hors de l’eau du gouffre de la grande pauvreté.
La grande pauvreté n’a pas toujours l’image délabrée qu’on lui connaît. Chez Marie-Claude Sylvie, même si les besoins de base viennent souvent à manquer, l’entretien de la maison demeure prioritaire. Sol ciré, maison bien rangée, peinture entretenue. Ce minimum est sa manière de cacher la misère qui l’empêche d’accéder à la tranquillité d’esprit et au bonheur fugace depuis qu’elle est à la retraite.
Chez Vedwandee Bandena, le fumet de curry de poisson qui émane de la cuisine pourrait être trompeur. Mais si son voisin ne lui avait pas donné un morceau de poisson et si elle n’avait pas cueilli une papaye verte de sa cour pour une salade, cette veuve n’aurait peut-être eu rien à manger ce soir encore.
À La Valette, par dignité ou parce que la vie leur a appris à ne pas céder au défaitisme, ces quelques personnes âgées tentent encore de garder des couleurs dans leurs vies pour ne pas être happées par les abysses de la grande pauvreté. C’est pourtant bien là qu’elles se trouvent, au fond du désespoir. Les moyens leur font cruellement défaut et les soutiens sont aléatoires, maigres ou quasiment rares.
À bout de souffle, Marie-Lucrèce Rodolphe, 70 ans, nous ouvre la porte de sa maison. Malgré un pied enflé, qui a récemment subi une opération, la vieille dame ne tient pas en place. Il y a trop de choses qui l’inquiètent et qu’elle doit gérer. “Demain, c’est ma tournée pour payer mes factures et mes emprunts. En plus, il me faudra aussi trouver une nouvelle paire de chaussures pour mon fils. Enn depans ki mo ti ava kontan pa fer sa mwa-la, me pena swa. Je verrai après comment compenser cette dépense.”
 
“Bizin manz ar li !”
Le cas de cette veuve n’est pas isolé. D’autres se voient contraints de compter le moindre sou. Difficile de faire autrement quand on ne dispose que d’une pension pour faire face aux dépenses du quotidien. Les dettes s’accumulent et, chaque mois, ils sont plusieurs retraités à se retrouver avec zéro roupie en poche, après avoir payé le loyer, les factures d’eau et d’électricité, et acheté de la nourriture et d’autres nécessités pour subvenir à leurs besoins.
Dans un bloc plus loin, Marie-Claude Sylvie veille sur un de ses petits-enfants. Elle vient tout juste d’inventer une histoire pour expliquer au petit qu’elle ne pourra pas lui payer une petite gourmandise. Le marchand de gâteaux ne s’arrêtera donc pas devant leur porte. “Lamizer obliz ou koz manti”, nous dit-elle. La pauvreté fait naître un sentiment de colère chez elle, mais il semble que la sagesse a pu l’apaiser. À 69 ans, elle s’est faite à l’idée qu’elle ne pourra pas améliorer sa situation “Cela ne vaut pas la peine de le dire et le redire. Les autorités se lavent les mains; selon eux, ils font déjà beaucoup en nous versant une pension. À quoi bon se lamenter ou pleurer toutes les larmes de notre corps ? Bizin manz ar li ! Nous n’avons pas d’alternative. Zordi, sakenn get so lintere avan. Seki anba res anba. Seki lao ramas ankor plis dan so pos.”
 
“Pa reisi al dormi trankil”.
Autant donc finir ses jours dans le peu de dignité que la pauvreté n’a pas enseveli. Ainsi son “cache-misère”, comme elle le décrit, est d’entretenir un chez-soi propre, tout en préservant le plus longtemps possible les quelques objets achetés avant la retraite. “Je fais en sorte de sauvegarder mes affaires, qui pourront peut-être dépanner mes enfants et petits-enfants. Samen mo pli gran traka. Mo pa le ferm lizie avan ki mo sir bann-la pa pou sibir mem difikilte ki mwa.”
C’est aussi la crainte de Marie-Lucrèce Rodolphe, qui a encore deux enfants à sa charge. L’un, âgé de 35 ans, est actuellement “chômeur en vacances”, nous confie-t-elle. “Il n’est pas paresseux. Il est maçon, mais ne trouve pas du boulot régulièrement.” Son autre fils, âgé de 45 ans, souffre d’un handicap mental. Depuis la fenêtre de la cuisine, elle s’empresse de vérifier qu’il est toujours assis sous un abribus. “Il a besoin de prendre un peu d’air. Sinon il fait des crises et devient violent.”
À un âge où elle aurait aimé avoir une retraite tranquille, cette grand-mère n’est pas capable de s’accorder ne serait-ce qu’une journée de répit pour visiter ses petits-enfants à Pointe aux Sables. “Je n’arrive pas à comprendre comment le gouvernement n’arrive pas à trouver des solutions. La vie ne cesse d’augmenter”, souligne-t-elle, sans pouvoir retenir ses larmes. “Lontan, ti kapav dir dimounn mizer viv dan lakaz tol ou lapay. Me zordi, mem ou ena enn bout beton lor ou latet ou pa reisi al dormi trankil parski ou pa manze.”
 
Au moins un repas par jour.
Vedwandee Bandena, 62 ans, veuve depuis 2014, se débrouille pour survivre face à l’appauvrissement de la société. Nous aurions pu poursuivre notre visite à La Valette sans s’arrêter devant son portail. Sa maisonnette peinte en blanc se dresse dans une cour propre, soigneusement entretenue. Debout sous sa terrasse, elle s’excuse pour l’odeur de poisson frit qui a envahi les lieux. Au menu de ce soir, elle se prépare un curry de poisson et une salade de papaye. Mais si son voisin ne lui avait pas donné ce morceau de poisson, cette femme sans enfant aurait eu à se remplir le ventre avec sa salade. Elle a aussi été chanceuse “dan mo maler” : l’arbre était doté d’un seul fruit. Sinon, “j’aurai eu à me contenter d’un bouillon de bred mouroum. Tous les autres légumes que j’ai plantés n’ont encore rien rapporté”.
Ce n’est ni par plaisir ou comme un passe-temps que la sexagénaire s’adonne à la plantation. Il s’agit tout simplement d’une des ressources de gens pauvres. “Cela me permet d’avoir au moins un repas par jour. Mes revenus finissent très vite.” Prenant une grande respiration, elle avoue qu’elle perd espoir. “Je pense souvent au suicide. Je ne sais vraiment pas comment j’arrive encore à tenir debout. C’est une honte de compter sur l’aide de ses voisins, qui sont eux-mêmes pauvres. Je n’ai pas besoin de grand-chose pour vivre, mais je n’arrive même pas à avoir le minimum. Enn tas dite inn vinn kouma dir lor.”

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