Le grand paradoxe des Chagos

Enfin. Oui, l’on peut se réjouir d’avoir enfin vu, au cours de la semaine écoulée, la question des Chagos devenir une question d’actualité internationale. Du 3 au 6 septembre, pas moins de 22 pays se sont fait entendre devant la Cour Internationale de Justice des Nations-unies aux Pays Bas, autour de la revendication de souveraineté de Maurice sur l’archipel des Chagos.

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On ne peut en effet que se féliciter du fait que soit ainsi porté sur la plateforme internationale le drame vécu par les Chagossiens depuis que, au cours des discussions portant sur l’indépendance de Maurice en 1965, le gouvernement britannique a décidé de garder leur archipel, dont il les a expulsés, pour louer l’île principale de Diego Garcia aux Etats-Unis. Qui y ont établi, depuis 1971, une de leurs plus importantes bases militaires.
Mais il n’y a pas là que l’effroyable drame humain vécu par les Chagossiens. Il y a, en premier point, la question de la souveraineté de Maurice sur les Chagos. Et cela pose bien des questions.

Au cours de ces vingt dernières années, sous l’impulsion principalement d’Olivier Bancoult, leader du Groupement Réfugiés Chagos (GRC), les Chagossiens ont mené un nombre important de luttes légales en Angleterre et sur le plan international. Revendiquant résolument leur spécificité en tant que Chagossiens et non Mauriciens, à l’opposé de la position du regretté Fernand Mandarin, qui lui n’a cessé de soutenir la souveraineté de Maurice sur les Chagos, et la nécessité d’une solution diplomatique négociée d’Etat à Etat.

S’étant apparemment lassée de son côté d’une voie diplomatique jugée sans issue, Maurice, et son Premier ministre Anerood Jugnauth ont créé la surprise en 2016 en rompant l’option de la solution négociée. Et en faisant appel aux Nations-unies, demandant le vote d’une motion visant à demander à la Cour Internationale (CIJ) un avis consultatif visant à déterminer si la décolonisation de Maurice fut effectuée légalement lorsque le pays obtint son indépendance en 1968, suite à l’excision de l’archipel des Chagos de son territoire ; la deuxième question concernant, elle, la possibilité pour Maurice de réinstaller aux Chagos les habitants qui en furent déportés suite à cette excision.

Après une intense et adroite campagne de lobbying, Maurice a obtenu, le 22 juin 2017 à New York, une première victoire, avec 94 pays votant en faveur de sa motion, 15 contre et 65 abstentions. Ce qui a donc mené à la session très médiatisée qui s’est tenue cette semaine devant la CIJ aux Pays Bas.

On peut être interpellé par la détermination et les accents de passionaria adoptés par Anerood Jugnauth pour son intervention devant la CIJ lundi dernier. Celui qui est aujourd’hui le seul participant encore en vie des conférences constitutionnelles de Londres de 1965, et qui affirme qu’il fut alors exclu de discussions secrètes. A 88 ans, avec une santé défaillante, il est clair que l’homme veut marquer l’histoire. Réclamer et reprendre ce que le dit « Père de la Nation », Seewoosagur Ramgoolam, aurait « vendu » pour l’indépendance du pays. S’offrir une aura internationale en s’inscrivant sur la carte des luttes héroïques du pot de terre contre le pot de fer.

D’autres, toutefois, lui prêtent des motivations plus inavouables et clairement manipulatrices. Certains se demandent ainsi pourquoi ce grand adepte du pragmatisme, qui est aussi célèbre pour son « moralité pa ranpli vant », se montrerait soudain aussi virulent face à la Grande Bretagne, qu’il n’a cessé d’accuser ces dernières semaines d’exercer des pressions voire menaces inacceptables. De là à penser que cela serait lié au verdict attendu du Privy Council en janvier 2019 dans l’affaire d’abus de pouvoir imputée à son fils Pravin Jugnauth, il y a un pas. Que franchissent allègrement ceux qui estiment que le « bonhomme » aurait beau jeu de crier aux représailles en cas de jugement défavorable, qui hypothèquerait gravement la carrière premierministérielle de son rejeton…

Pour l’heure en tout cas, si le représentant de la Grande Bretagne, le solicitor general Robert Buckland QC, a appelé la CIJ à rejeter la demande de Maurice pour un avis consultatif, arguant qu’il s’agit d’une « querelle de souveraineté » entre deux pays et que cela ne relève pas de sa juridiction, l’avocat de Maurice, Me Philippe Sands QC, a lui placé la question sur le plan plus large de la décolonisation. « L’assemblée générale requiert un avis en vue de mettre fin immédiatement au dernier vestige britannique du colonialisme en Afrique » a-t-il déclaré.

Il faudra attendre environ six mois pour avoir le verdict des 15 juges de la CIJ. Sachant qu’il s’agit d’un avis consultatif, et non juridiquement contraignant. En d’autres mots, qu’il ne s’agira pas d’un jugement que la Grande Bretagne et les Etats-Unis seront tenus de respecter si jamais il est favorable à Maurice. Et au vu de la façon dont ces deux pays ont délibérément ignoré de précédentes résolutions des Nations Unies, il y a fort à parier qu’ils évoqueront à nouveau la « lutte pour la sécurité du monde libre » pour garder leur mainmise sur Diego Garcia. Mais pour Anerood Jugnauth, « un avis consultatif de la cour contribuerait indubitablement à compléter le processus de décolonisation de Maurice et permettrait la réinstallation des Chagossiens qui le souhaitent ».

Décolonisation, dites-vous…
Après avoir longtemps fait cavalier seul dans sa lutte, le leader du Groupe Réfugiés Chagos s’est cette fois allié à la délégation officielle de Maurice, après une série de revers juridiques, que cristallise La Cour Européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg. (Dans son jugement de décembre 2012, celle-ci affirmait que le paiement de deux compensations avait signifié le renoncement à toute revendication future des Chagossiens). Mais il est clair qu’Olivier Bancoult et la communauté chagossienne attendent leur heure.

L’heure où Maurice devra faire face au paradoxe de dire ce qu’elle entend, elle-même, par décolonisation… « The right to self-determination is not a « heritage » issue. This is not Africa in the late 19th or early 20th century. This is September 2018 », a fait ressortir l’avocat de Maurice cette semaine.

Jeudi dernier, alors que les newsfeed bruissaient des échos de la revendication de Maurice devant le CIJ, il était presque surréaliste d’entendre, parallèlement, qu’à Agaléga, des habitants manifestaient, devant la « grand-case », pour que leurs malades soient enfin pris en charge et acheminés à Maurice…

 

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