LETTRE OUVERTE À JEAN-PIERRE LENOIR : Librairie Le Trèfle, une sorte de monument

Cher Jean-Pierre,
Je m’adresse à toi par le biais d’une lettre ouverte car je tenais à associer tous les Mauriciens à ces remerciements dont il est ici question.
Ce n’est non sans nostalgie que j’ai appris, cette semaine, la fermeture de La Librairie Le Trèfle. Cette Librairie a été, en effet, pour plusieurs générations, dont la mienne, une sorte de monument.
À Port-Louis, en ce temps-là on y trouvait l’Hôtel du Gouvernement, le Théâtre de notre capitale, le Champ de Mars, la Poste Centrale, la Librairie Le Trèfle et la Flore Mauricienne. Et, à Curepipe, l’Hôtel de Ville, le Collège Royal, le Jardin Botanique, la Librairie du Trèfle et Vatel.
Oui, je dis bien monument, parce que porteur de connaissance et, plus largement, de Culture avec un C majuscule. Celle qui, englobant le plus beau de tout ce qui a été créé dans les différents domaines de l’art, nous tire vers le haut et élève nos âmes. Des noms d’ouvrages me viennent en vrac à l’esprit : l’Iliade et l’Odyssée, Le Cid, Athalie, l’Oratorio de Noël, l’andante du Concerto no 21 en ut majeur, Le Penseur, les Chevaux de Marly, La Joconde et La Liberté guidant le Peuple. Je te laisse le soin, ainsi qu’aux lecteurs, de prolonger cette liste, et vous laisser ainsi emporter par vos rêves.
Oui, de nombreux Mauriciens, toutes communautés confondues, ont fréquenté cette Librairie en quête de savoir et d’émotions artistiques, entre autres. J’imagine que Raoul Rivet, en bas du buste duquel, au Jardin de La Compagnie, on peut lire ces mots : « Je dois à La France d’être un homme pensant », était un fidèle de cette librairie-là. Comme l’était sûrement aussi K. Hazareesingh qui, même sorti de ce moule très anglais qu’est le Balliol College d’Oxford, portait un grand intérêt à L’Histoire de France et à la Culture française, comme son fils Sudhir d’ailleurs, aujourd’hui.
Mais ce ne sont pas seulement les intellectuels qui franchissaient le seuil de cette Librairie, mais aussi le commun des mortels, qui, pour acheter un roman d’espionnage, qui d’autres, pour se documenter sur les dernières recettes dans je ne sais quel magazine culinaire.
Et même si ce petit magasin de livres avait l’âme française, on y trouvait aussi, bien sûr, des ouvrages en provenance des quatre coins de la planète. C’est là, d’ailleurs, que j’ai rencontré Rabindranath Tagore et Yukio Mishima, entre autres. Feuilletant un des livres du premier nommé, je tombais sur la citation suivante : « If you cry because the sun has gone out of your life, your tears will prevent you from seeing the stars » Et j’ai compris alors pourquoi tant de gens l’admiraient. Et le second qui, lui, écrivait : « Le bonheur est de regarder un petit garçon s’en aller en riant, après vous avoir demandé son chemin ». Si tu as une plus belle définition du bonheur, fais-moi savoir s’il te plaît.
Parlons, maintenant, du créateur de cette librairie : Philippe Lenoir ; ton père Jean-Pierre. Je connaissais, pour l’avoir plusieurs fois rencontré au sujet d’articles que je souhaitais faire publier par Le Cernéen dont il était Directeur, son amour de la Culture française, l’ethnologique entre autres. Dieu sait s’il appréciait la gastronomie du pays de ses ancêtres, le vin en particulier, d’où la mise au monde de Eastern Trading.
J’eus ainsi quelques occasions d’évoquer avec lui les subtilités de la langue française qui fait que, par définition, elle est une langue aristocratique dans le vrai sens du terme, aristos, en grec, ne voulant pas dire noble comme beaucoup le pensent, mais meilleur. La langue bien parlée est, en effet, le propre d’une élite culturelle.
Je m’en voudrais, avant de lui dire merci pour tout cela, de ne pas souligner ici la courtoisie qui l’habitait, et qui venait sans doute renforcer cette capacité d’écoute qu’il possédait naturellement. Merci ! Philippe.
Tu as pris la relève, avec un certain panache qui t’est propre et que tes amis apprécient particulièrement. Et tu as fait tout ce qui était en ton pouvoir pour sauver ce monument qu’était Le Trèfle – c’est en fait comme cela qu’on l’a toujours appelé ; c’est dire s’il faisait partie de notre entourage intime. Sans succès, hélas, tout simplement parce que nous sommes entrés dans une ère de déculturation que les jeunes, emportés par ce tourbillon infernal créé par des marchands de toute sorte motivés uniquement par l’appât du gain, ne voient pas, et que leurs aînés, dépassés par les événements, préfèrent ne pas regarder en face.  
C’est l’ère d’internet, des smartphones et que sais-je encore, où on vit à la vitesse de la lumière si bien que, faute de temps, on déforme de plus en plus le langage et l’écriture. Un retour au temps des pictogrammes en quelque sorte. Comment, dans ces conditions-là, écrire une lettre ou lire un livre. Cela devient tout simplement impossible. Seuls les quelques mordus qui survivent à cette catastrophe sont encore capables de le faire.
Une anecdote pour terminer avec le sourire ce dernier paragraphe quelque peu attristant. Un ami me raccompagnant chez moi l’autre jour, et voyant la porte que j’avais laissée ouverte, me demanda avec étonnement si je n’avais pas peur de voleurs éventuels. Quand je lui répondis qu’il n’y avait à l’intérieur que des livres et que, comme personne ne lisait plus, je ne courrais aucun risque, il éclata de rire. C’est Beaumarchais, je crois, qui disait : « Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer ». Le Barbier de Séville, tu t’en souviens sûrement.
Merci à toi aussi, Jean-Pierre. Tu as tout essayé pour sauver Le Trèfle … en vain. Mais tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Ne baisse pas les bras, nous t’en supplions.
Souvenir amical.

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