L’insurrection par l’éducation?

Il est bon de pouvoir se réjouir. Et dans sa détermination et sa persévérance, le jeune Luciano Azor a sans doute offert à l’île Maurice, cette semaine, sa «feel good story». Qu’il est bon en effet de voir sacré lauréat cet habitant de la cité Mère Theresa, père maçon, mère cleaner, qui au terme de ses études au SSS de Triolet peut maintenant aspirer à des études de droit en Grande Bretagne.
Luciano Azor constitue un très bel exemple de ce que peut la volonté contre la fatalité, des vertus de la discipline, et de la foi en ses compétences et possibilités. Mais faisons justice à ce jeune homme si mûr et posé dans ses propos de ne pas en faire l’étendard d’une communauté créole qui aurait besoin de prouver que oui, elle est capable. Et de ne pas l’utiliser pour donner bonne conscience à un système qui demeure, dans son essence, terriblement inégalitaire. Ne permettant qu’à moins d’un quart des enfants entrant au primaire de terminer leur scolarité secondaire. Cela alors même que l’éducation tertiaire est en train de devenir un vaste marché.
Dans une tribune publiée le 3 février dernier intitulée «L’Afrique, laboratoire mondial d’une ignorance organisée?» l’historien camerounais Achille Mbembé propose une réflexion passionnante en marge de la conférence de financement du Partenariat mondial pour l’éducation qui s’est ouverte à Dakar, au Sénégal le 2 février dernier. Où a été lancé un grand appel à financement pour l’éducation. «On ne peut pas chercher à récolter autant d’argent pour l’éducation sans avoir tout remis à plat. L’Afrique a besoin d’une refonte systématique de ses systèmes éducatifs et des contenus de l’enseignement», dit Achille Mbembé. Qui dénonce la façon dont l’école a jusqu’ici été utilisée comme moyen de contrôle et de clientélisation de la société. Il faut, dit-il, chercher à développer une éducation qui ne nous relègue pas au rang d’objet utile, qui ne sert qu’à produire. «L’insurrection se fera par l’éducation. Les forces du marché l’ont compris. Certains en ont en effet profité pour transformer l’éducation en service vendable et achetable, comme tous les autres. De nos jours, il existe un énorme marché global de l’éducation, qui se chiffre en milliards de dollars», fait ressortir l’historien.
Cette situation est particulièrement flagrante aux États Unis, où des millions d’étudiants sont contraints de s’endetter très lourdement pour financer leurs études supérieures. Avec des frais de scolarité qui ont augmenté de 1224% entre 1978 et 2012, plus de 70% des diplômés ont un prêt étudiant. Le total des prêts souscrits par les étudiants américains s’élevait à 1200 milliards de dollars en 2016, selon les statistiques de la Réserve fédérale. Et 12% d’entre eux seraient en rupture de paiement.
L’an dernier, le journal Libération faisait le portrait d’une jeune femme à qui son prêt étudiant de 85 000 dollars, consenti pour devenir designer, aura finalement coûté 310 000 dollars, ce qu’elle ne finira de rembourser que lorsqu’elle aura… 70 ans.
Quand on démarre dans la vie déjà si endetté, on est une proie idéale pour se retrouver contraint à accepter n’importe quel boulot pour arriver ne serait-ce qu’à rembourser sa dette…
De fait, cette question est devenue un sujet électoral lors des dernières présidentielles américaines, avec le démocrate Bernie Sanders proposant la gratuité de l’enseignement dans les universités supérieures publiques.
En France, où la gratuité se pratique effectivement, la dernière rentrée universitaire a été marquée par une énorme pagaille, et des universités débordées par l’afflux d’étudiants. A quelques jours de la rentrée, 85 000 jeunes restaient en attente d’affectation, soit près de 13% de ceux ayant obtenu leur baccalauréat en 2017. Ce qui a contraint certaines universités à pratiquer… des tirages au sort dans les filières saturées.
Dans une tribune publiée dans Le Mauricien en juillet dernier, Aqiil Gopee, lauréat 2015, ex-élève du collège Royal de Curepipe, jetait un pavé dans la mare du système local. Celui qui était alors un jeune auteur déjà publié et couronné au niveau international par deux prix du Jeune Auteur Francophone, racontait comment il avait dû brider sa créativité et son esprit critique pour se conformer à ce qu’il savait être attendu dans ces examens de Cambridge, et obtenir sa bourse. Il révélait aussi que le montant réel de ces bourses si convoitées est très loin de couvrir les frais de leurs «heureux bénéficiaires». Lui-même s’estime chanceux d’avoir pu obtenir une bourse complémentaire de l’université d’Amherst et d’avoir «des parents assez aisés». Car sa bourse ne couvre au final qu’un huitième du montant annuel de ses études… «Cet argent reste mieux que rien, et il sert certainement d’encouragement à certains à donner le meilleur d’eux-mêmes. Je questionne seulement l’effectivité d’une bourse qui, au final, finira par être refusée par les moins riches qui ne pourront combler tous les frais restés impayés, et donc reléguée à quelqu’un de moins méritant mais assez riche pour utiliser la bourse à son avantage», écrit le lauréat.
Alors réjouissons-nous pour et avec Luciano Azor. Mais ne laissons pas l’arbre cacher la forêt. Il y a une vraie réflexion de fond à mener sur un système qui fait un conte de fées de la réussite d’un jeune homme de condition modeste…

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