LITTÉRATURE : Du charme irrépressible de la déviance…

L’écrivain aux titres les plus longs de la littérature francophone a à nouveau fait le pari de la concision avec… À la dérive, expression toute simple à peine usitée en littérature jeunesse ou dans quelque série télévisée canadienne. Dans ce quatrième roman, ces trois petits mots donnent de l’assise au goût prononcé d’Amal Sewtohul pour les métaphores aquatiques et apportent une sympathique suite au texte qui lui avait valu le prix Jean Fanchette 1999 avant d’être publié chez Gallimard en 2001. Ses personnages ne seraient-ils pas finalement des enfants des océans qu’ils traversent plus que des terres qu’ils parcourent finalement ?
Ashok, André et Ivy semblent effectivement partir dans une sorte de dérive dans cette suite possible d’Histoire d’Ashok et d’autres personnages de moindre importance, mais ils ne perdent pas le nord et sortent certes transformés de l’histoire qu’ils vont y vivre, mais toujours vivants, voire survivants. Nous les retrouvons donc avec un peu de bouteille et quelques expériences professionnelles ou sentimentales plus ou moins reluisantes au compteur.
Homme ordinaire, si ce n’est médiocre, Ashok garde quelques complexes en tête et rêve d’une vie plus attrayante, mais son séjour à Madagascar nous le révèle 15 ans plus tard sous un jour différent. Ivy, la copine d’André, qu’il avait croisée jadis entre les rayons d’un supermarché, devant les gros pois, est devenue artiste et vit d’ailleurs à Madagascar, non sans avoir partagé plusieurs années avec ce symbole de la réussite sociale à la mauricienne qu’est André, souvent désigné comme Mister Port-Louis, celui qui fait la pluie et le beau temps dans le port, prélevant sa dîme au passage, celui surtout qui sait ouvrir le coeur des Port-louisiens aux politiciens… Le ministre Parvez en sait quelque chose.
Sunita, pour qui Ashok était allé acheter les gros pois, n’est plus sa femme, et notre homme accepte un poste dans la Grande Île, son souvenir de la belle Ivy restant tout à fait vif… Évidemment, rien ne se passera comme il l’aurait souhaité et tout l’intérêt de ce texte de 200 pages réside dans les moments de drôlerie, l’enchevêtrement des anecdotes, les instants d’attendrissement, des moments de débauche inattendus, et puis ce soupçon de suspense qui fait dire que ce texte a un goût de thriller.
Mais la fantaisie des situations, la restitution ironique des stéréotypes régionaux, mauriciens comme malgaches, et cet insatiable goût pour le soliloque ou la confidence qu’ont parfois ces personnages font penser que cet auteur exerce toujours très habilement son pouvoir de tendre dérision. Et le lecteur indianocéanique ne sera pas fâché de découvrir toutes ces charmantes allusions aux petites bassesses, grandes passions et simples désespoirs de ces existences que se charrient avec un héroïsme parfois si hallucinant qu’on s’en attendrit.
Dans le torrent de la vie
Le cours d’une rivière, un courant marin insoupçonné, une rue qui se transforme en rivière charriant avec elle l’histoire de toute une vie, voilà une métaphore de la destinée et de la transformation des êtres chère à cet auteur. Si allusion est faite au Laval de Made in Mauritius à un moment, avec ce conteneur qui traverse les océans (ou les inondations port-louisiennes !), nous assistons ici à une autre dérive, marquée par la crainte de l’enlisement, pire sans doute que de boire la tasse en apprenant à nager… dans le courant.
Après les grandes traversées d’un continent à l’autre qu’ont connu Laval dans Made in Mauritius, puis Sanjay l’explorateur mauricien des anciens mondes, nos personnages ne voyagent ici que de Maurice à Madagascar, puis de Madagascar à Maurice, vivant des aventures bien de chez nous qui prennent parfois un tour tragi-comique, si ce n’est légèrement inquiétant. Le bonheur d’une douce dérive vers le canal commerçant des Pangalanes ne revient-il pas chez Amal Sewtohul à s’enivrer d’expériences vécues, de mots et de rencontres surprenantes, comme ces femmes qui connaissent le Hain Teny, ce savant langage de l’amour.
Ne résistons pas à l’idée d’évoquer le rêve que fait Ashok, à un moment clé de l’intrigue, lors d’une grande nuit malgache où les coeurs parlent, quand des femmes extraordinaires telles qu’Arielle et Ivy se confient. L’extrait ci-contre n’est que le début du rêve que fait Ashok sous l’effet d’une fièvre tenace attrapée sur les eaux d’un fleuve assez marécageux, censé le mener à Tamatave, ou Toamasina.
La rivière de son rêve est quant à elle d’asphalte, de ces matières visqueuses dans lesquelles le risque de s’embourber est certain. Ce flot terriblement angoissant mène pourtant notre homme sur une autre rive, dans un voyage intérieur au pays des souvenirs, des odeurs, couleurs et personnages fantasmagoriques. Cette dérive déraisonnable laisse place à une chatoyante dérision, le grand rire démonstratif qu’un clown un peu triste pourrait exprimer pour amuser les enfants malgré la pitoyable médiocrité des adultes qui les entourent.

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