LITTÉRATURE : L’écriture au-delà du suspense et de l’effroi

« Il se peut qu’il y ait un homme, un animal, un arbre pour barrer le passage à ce train spécial de nuit. Ou une panne pour l’arrêter, c’est possible aussi. » Les premières phrases du roman de Jean-François Samlong, Une guillotine dans un train de nuit, placent tout de suite le lecteur dans le feu de l’action et dans les pensées de son personnage principal, le terrible Sitarane. Devenu une véritable légende, un mort-vivant dont on invoque encore l’esprit aujourd’hui dans l’île soeur, Sitarane a bel et bien existé. L’auteur s’en est emparé pour explorer les entrailles d’une époque où l’obscurantisme hantait la société, mais surtout pour y porter le regard critique, moral aussi, voire peut-être même apaisé, de l’homme moderne…
En 2008, l’écrivain Daniel Vaxelaire a publié le récit historique « Les buveurs de sang ou la véritable histoire de Sitarane » chez Orphie. En 2011, il en a proposé une version en bande dessinée en collaboration avec l’illustrateur Olivier Giraud chez le même éditeur. Bernard Marek, dans son histoire de la ville de Saint-Paul sorti en 2010, évoque lui aussi le sinistre personnage de Saint-Ange Gardien, dont il rappelle qu’il a été chassé de sa ville natale par le prêtre de la paroisse à cause des pratiques occultes mortifères auxquelles il s’adonnait. Saint-Ange venait en plus de manifester « son intention de déterrer au cimetière marin, le crâne du pirate La Buse pour agrémenter des sacrifices rituels ». Né dans le quartier de Bellemène en 1869, Saint-Ange s’appelait à l’État civil Jean Pierre Élie Calendrin. Devenu persona non grata à l’ouest, il a « émigré » au sud à Saint-Louis où il était connu comme tisaneur, guérisseur et devin. On connaissait moins ses activités nocturnes jusqu’à ce qu’il soit arrêté avec Sitarane et que ses méfaits soient consignés au tribunal, et défrayent la chronique.
Paru en 2012 chez Gallimard dans la collection Continents noirs, le roman de Jean-François Samlong met en place un suspense tout à fait poignant amplifié par l’alternance dans la narration des flash-back et des monologues. Le titre particulièrement intriguant, Une guillotine dans un train de nuit, campe la situation à la manière du roman policier. On commence d’emblée à suivre le trajet que Sitarane a vécu aux côtés de son complice Fontaine, de la prison de Saint-Denis jusqu’à celle de Saint-Pierre où l’échafaud sera dressé en 1911 pour leur exécution publique. Cette guillotine voyage dans le train avec eux.
Dans ce couloir de la mort qu’est le train, l’auteur fait revivre chapitre après chapitre les épisodes de la vie de Sitarane et sa bande qui ont mené à ce dénouement fatal. Né au Mozambique et arrivé à La réunion à l’âge de vingt ans, Sitarane était ouvrier agricole, charretier, prêtant ses bras là où il y avait de l’emploi, généralement apprécié pour ses qualités de travailleur même s’il maîtrisait probablement mal la langue du pays. Du jour où il rencontrera Saint-Ange Gardien, le sorcier tisaneur, sa vie basculera dans des crimes de sang assortis de magie noire.
« L’aventure de l’écriture »
La magie, les meurtres, le suspens, des personnages haut en couleur… tous les ingrédients du roman policier sont là. Mais on est porté par une langue qui révèle d’autres enjeux, de ceux qui transcendent les ressorts de l’intrigue et qui ont peut-être à voir avec ce que Jean-François Samlong appelle lui-même « l’aventure de l’écriture ». Dans sa restitution des faits, l’auteur s’interroge à la fois sur les motivations de Sitarane et sur les caractéristiques de l’époque qui ont pu favoriser un tel destin. Il propose, à travers sa description du personnage et du regard que la société porte sur lui, des explications au fait que des êtres puissent sombrer aussi loin dans la folie meurtrière, et qu’il soit si longtemps resté dans la mémoire collective. Aussi, dans le texte, l’écrivain prend-il régulièrement la parole, cessant son corps à corps avec l’intrigue et ses personnages, pour proposer une réflexion, une analyse et aider ainsi le lecteur à prendre de la distance.
Sitarane a du charisme : « On voyait qu’il était homme à fasciner la foule qui se berçait de l’espérance de vivre plus dignement demain. » Et dès les premières pages, on comprend à l’issue d’un combat tout à fait spectaculaire qu’il se choisit un destin héroïque dans lequel il affirme son invulnérabilité et son intention de vengeance, prétendant faire la guerre aux injustices. L’usage d’une poudre magique qui plonge son adversaire dans un sommeil instantané finira de subjuguer la petite foule amassée aux abords de la grotte de la Chattoire, où il a élu domicile.
Sitarane signifie « coeur de pierre » et l’histoire que ce roman reconstitue avec un sens éprouvé du suspens prouvera qu’il peut effectivement tuer sans aucune hésitation, sans pitié, pour voler les richesses que les colons et bourgeois ont amassées. Simicoundza Simicourba de son vrai nom, il est aussi appelé le Nègre africain, et un certain Aldo Lecler, chroniqueur de presse qui a fait des choux gras de cette histoire, sera des plus lyriques dans la description voyeuriste du personnage.
Saint-Ange Gardien est quant à lui « une brute derrière des gestes civilisés » particulièrement attachée à entretenir sa notoriété de sorcier désenvoûteur. Sa science ne se fonde pas uniquement sur l’illusion puisqu’il sait fabriquer cette poudre mystérieuse qui plonge ses victimes dans un sommeil profond. Il promettait aussi le don d’ubiquité et le don d’invisibilité à la bande de Sitarane à condition de boire le « siro le mor » à base de sang et de plantes. Aussi, avant chaque crime perpétré, faisait-il danser le « babasec », un squelette d’enfant extirpé d’un cimetière, pour dire si la voie était libre pour commettre l’irréparable.
L’écriture particulièrement rythmée et riche en vocabulaire et métaphores traduit bien l’urgence de la situation, le personnage principal devant mourir dans quelques heures et l’agitation générale à laquelle tout un pays était en proie. La vivacité de la narration et le foisonnement des descriptions sont régulièrement traversés par des réflexions morales. Dans ce texte, les mots ont le pouvoir à la fois de transporter le lecteur dans un monde inimaginable dominé par l’irrationnel tout suscitant la réflexion sur une société qui se déchire et se cherche, une société dont les blessures mettront des décennies à guérir.

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