Ma rencontre avec Lin Fengmian, pionnier de l’art moderne chinois (II)

Le lendemain matin, après le déjeuner, mon oncle me montra l’ouvrage qu’il venait d’éditer sur les impressionnistes français – Œuvres des impressionnistes. Il y avait sur la couverture l’oeuvre splendide de Claude Monet – Impression, lever de soleil.
Même s’il y manquait une présence féminine, sa femme Alice et sa fille Dino, ayant émigré l’année d’avant vers le Brésil, tout était rangé et propre dans le studio de Lin Fengmian. Tout était esthétique. En mon for intérieur, je pensai que l’artiste qu’il était avait besoin d’espace. Je ne voulais pas l’encombrer de ma présence quotidienne. C’est ainsi que je décidai plutôt d’aller habiter chez mes amis les nuits suivantes. J’irai visiter mon oncle chaque matin.
Les jours passèrent et ne se ressemblèrent pas. Mon oncle me présenta à ses amis et à ses étudiants. Il me montra le tout Shanghai. Il m’invita souvent à manger dans des restaurants du quartier. Il révisa avec moi les concepts d’espace, de perspective, d’équilibre, de couleur et de lumière puis tenta de m’expliquer les différences qui existaient entre l’art chinois et l’art occidental. Je ne comprenais pas grand-chose à ces différences, mais j’aimais beaucoup ses toiles représentant le vol des oiseaux au-dessus des étangs ainsi que celles des Dames. Ces dernières avaient sans doute des points communs avec les sujets peints par Amedeo Modigliani. Les semaines passèrent. Ce fut bientôt le moment triste des adieux, le moment de retourner à Beijing.
Peu après mon départ de Shanghai, j’appris que mon oncle avait été sévèrement critiqué pour l’édition de son ouvrage sur les impressionnistes. On l’accusait de promouvoir des idées réactionnaires sur l’art. On l’envoya ensuite faire du « travail volontaire » dans un village pendant un mois.
Ce n’était, toutefois, que le début de ses déboires. Le 16 mai 1966 vit l’inauguration officielle de la Révolution culturelle en Chine. La situation devint très critique durant la campagne contre les Quatre Vieilleries (les vieilles idées, la vieille culture, les vieilles coutumes, les vieilles habitudes). Les maisons étaient fouillées de fond en comble et les choses, qui avaient existé avant 1949, étaient assujetties à la destruction, y compris des exemples d’arts traditionnels centenaires. Toute personne prise en possession de « vieux articles » devait subir des conséquences terribles de la part des Gardes Rouges. Lin Fengmian décida de détruire la plupart de ses oeuvres en les faisant tremper dans la baignoire.
Le soir du 2 septembre 1966, une douzaine de Gardes Rouges vinrent fouiller sa maison pendant presque vingt heures. À l’issue de la fouille, une énorme bannière affichant les mots : « À bas la tyrannie académique des bourgeois réactionnaires ! » fut collée sur sa porte. Des objets tels des pichets, étagères et gravures en bois de Bouddha pouvant appartenir à la catégorie des Quatre Vieilleries furent emballés et confisqués. Les tableaux qui restaient, ceux qui n’ont pu être détruits à temps, furent scellés dans des boîtes et entreposés jusqu’à 1972. Ses comptes bancaires furent gelés. Les Gardes Rouges confisquèrent aussi tout l’argent qu’ils trouvèrent dans la maison.
Une année plus tard, il fut critiqué et dénoncé maintes fois. Il se trouva presque sans le sou quand sa subvention d’artiste par l’état lui fut retirée. Puis, les choses allèrent de mal en pis pour Lin Fengmian; envoyé aux travaux forcés, il dut souvent subir des séances d’autocritique. Il fut aussi battu fréquemment. Le 26 août, il fut arrêté par le Bureau de la sécurité publique de Shanghai et détenu à la prison numéro 1.
Torturé, il fut forcé d’avouer être l’auteur de certains crimes factices. Ses mains étaient souvent menottées derrière son dos d’une façon si serrée, pendant des semaines, qu’elles étaient toujours couvertes de sang.
Lin Fengmian fut relâché après 4 ans, 4 mois et 2 jours, le 28 décembre 1972, à l’âge de 73 ans, afin qu’il puisse être “rééduqué”.
L’année d’après, l’Institut de peinture chinoise lui octroya un salaire de RMB 100 mensuellement. Même frêle et faible, il dut participer aux nombreuses réunions de rééducation politique et soumettre des tableaux à l’État. Afin d’éviter des ennuis futurs, il détruisit toutes ses toiles intitulées « chat » car la prononciation chinoise de « chat » sonnait comme « Mao » le nom du président.
Peu après, il fut de nouveau critiqué et accusé d’être un « Peintre Noir ».
Les choses étaient aussi précaires qu’avant, mais Lin Fengmian était sain et sauf. Après le décès de Mao Zedong le 9 septembre 1976, la Bande des Quatre tomba en disgrâce. Il sembla que la Révolution culturelle était bel et bien terminée !
Un an après le décès du Grand Timonier, Lin Fengmian écrivit une lettre au général Ye Jianying, lui demandant la permission d’aller visiter sa fille et sa femme au Brésil. Le général approuva sa demande et ordonna aux autorités de Shanghai de lui fournir un passeport tout en spécifiant que la sortie ne serait permise que si le passeport était tamponné d’un visa brésilien. Après que les formalités eurent été remplies, mon oncle arriva à Hong Kong le 26 octobre. Tout ce qu’il avait en sa possession, en traversant la frontière, était quelques douzaines de ses toiles, quelques centaines de dollars américains, loin d’être suffisantes pour l’achat d’un billet d’avion jusqu’au Brésil, une centaine de feuilles de papier de riz vierge et quelques articles de toilette.
Lin Fengmian s’envola pour le Brésil le 1er mars 1978. Le trajet dura 30 heures. Il arriva à Rio le 2 mars. Les retrouvailles avec sa femme Alice Vattant, sa fille Dino Lin ainsi que son gendre, le dentiste Markowitz, desquels il fut séparé pendant deux décennies, furent des plus émotionnelles. Il rencontra aussi pour la première fois son petit-fils Gerald, né au Brésil, qui avait alors 22 ans.
Une exposition des oeuvres de Lin Fengmian, parrainée par l’association des artistes chinois, eut lieu à Shanghai en 1979. Invité par le ministère des Affaires étrangères de France, il exposa ses oeuvres la même année au Musée Cernuschi de Paris. De là, il partit ensuite visiter sa famille au Brésil. Il leur rendit visite trois autres fois au cours de sa vie.
Lin Fengmian recréa la plupart de ses toiles détruites pendant qu’il vivait à Hong Kong entre 1977 et 1991.
Mon oncle fut invité par le groupe Seibu en 1986 à faire une exposition à Tokyo. Trois années après, il fut reçu chaleureusement à Taipei, où le Musée national d’Histoire présenta 90 de ses oeuvres dans une exposition rétrospective.
Les expositions que Lin Fengmian fit tout le long de sa vie sont trop nombreuses pour être toutes énumérées ici. Il continua à peindre, infatigable, jusqu’à son dernier souffle, le 12 août 1991. La Chine et tout le monde artistique ont pleuré ce pionnier de la peinture moderne chinoise qui a su marier harmonieusement l’art occidental et l’art chinois en insufflant à ce dernier une touche de modernisme, et ce malgré les vents et marées bouleversants.

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