MÉMOIRE : La Loge de la Triple Espérance a 235 ans

Le 25 décembre dernier, la Loge de la Triple Espérance (LTE), la plus ancienne institution franc-maçonne de l’île, avait ses 235 ans révolus. La LTE a organisé plusieurs activités dans le courant de décembre pour marquer et saluer dignement l’événement. Une des activités a été une conférence donnée par Rivaltz Quenette sur l’histoire de la LTE, que nous commentons tout en reproduisant de larges extraits dans ce premier volet (dans un second volet, nous reviendrons sur les autres activités et les derniers développements au sein de la LTE).
D’emblée, le conférencier Rivaltz Quenette souligne l’exercice passionnant auquel il se livre en parlant d’une institution port-louisienne, en l’occurrence, la Loge de la Triple Espérance (LTE) qui n’a pas été exempte de reproches. “Evoquer l’histoire d’une institution, plus de deux fois centenaire, est un exercice passionnant. Surtout quand elle se partage avec, l’histoire même de la Cité. Une histoire qui, sur le plan du social notamment, n’a pas toujours été à la mesure de la fraternité.» Rivaltz Quenette donne ensuite le ton en signalant les circonstances dans lesquelles la LTE, la première loge maçonnique mauricienne (qui aurait pu être L’Heureuse Traversée si les démarches de son initiateur avaient réussi) a vu le jour : « Ce fut le 23 décembre 1778, de l’ère profane, qu’au 51 de la rue de la Corderie, au pied de la Petite Montagne, dans l’immeuble de Joseph Chrisostome Ricard de Bignicourt, haut fonctionnaire de l’Etat, que retentit dans la capitale de l’ancienne Isle de France, le premier coup de maillet. Et cela, sous la direction du marin Eléonore Jacques Marie Stanislas Perier de Salvert, de la RL L’Heureuse Rencontre, à l’Orient de Brest. Sans doute conviendrait-il de préciser que, pour saluer les différents périples ‘d’Inde en Inde’ de celui-ci, une tentative d’implantation maçonnique avait été faite précédemment par l’hydrographe Michel de Sirandré, sous le signe distinctif, ‘L’Heureuse Traversée’. La démarche fut infructueuse, comme l’indique cette triple supplique au Grand Orient de France, dont je vous donne lecture et qui pourrait bien être à l’origine du signe distinctif La Loge de la Triple Espérance (LTE). Je cite : 1) L’aveu de n’avoir pu en ce moment former une loge régulière. 2) L’hésitation de Perier de Salvert, officieusement sollicité, pour avoir une loge, car dans ces moments, il ne pouvait rien vu sa qualité de commissaire.3) La supplique de leur accorder des Constitutions qu’il vous plaira et de faire justice. La supplique ne fut pas vaine. LTE vit le jour. »
La LTE aux prises avec les changements de régime et d’allégeance
Après vingt-cinq années d’existence sans grand remue- ménage, la LTE subit des revers dans le sillage des réformes administratives apportées à l’Isle de France par la France napoléonienne impériale, qui blessaient dans leur orgueil et leurs privilèges les membres de l’oligarchie politico-économique régnante. Cette frustration, désastreuse pour la France métropolitaine, a débouché, ni plus ni moins, sur un changement de camp de la classe dominante francilienne au profi t des envahisseurs anglais de 1810, et ces derniers, une fois l’île conquise, n’hésitent pas à s’affi cher avec insolence avec les membres de la LTE, mettant au rancart toute bienséance protocolaire. Rivaltz Quenette le dit après avoir décliné l’identité de ceux qui alors faisaient partie de la LTE : « De cette loge LTE, qui en faisait partie ? Nous devons à Edouard Virieux d’avoir dressé une liste complète de ses membres pendant tout le premier siècle. On y note la présence sans mélange de ceux-là à qui revenait la gestion des plus hautes instances administratives, voire judiciaires, de la Cité. Tout aurait continué à évoluer comme dans le meilleur des mondes, si ce ne fut pas cette dérangeante décision métropolitaine du 3 février 1803, qui autorisait Napoléon Bonaparte à suspendre les constitutions républicaines dans les îles de France et de Bourbon et de confier la direction des deux îles à un triumvirat composé d’un préfet colonial, d’un commissaire de justice et d’un chef militaire. Ainsi disparaissait à l’Isle de France la combien puissante infl uence de la LTE. Là, où en juin 1802, comme pour en souligner la haute importance, avait été initié, l’avant-dernier préfet métropolitain François Louis Magallon de la Morlière. De toute évidence, il eut été impossible, à partir de ces lointaines îles de l’océan Indien, de tenter quelque insurrection susceptible de corriger les décisions de Bonaparte. Alors pourquoi ne pas tenter un changement de drapeau. Tout s’y prêtait. Le 5 août 1809, les Anglais s’étaient installés à Rodrigues. Le 20 novembre suivant, à La Réunion. Or, ce qui se passa à l’île soeur, ne peut être sous-estimé. Sir Robert Townsend Farquhar, qui commandait les forces de Sa Majesté, se retrouva illico, dans le fauteuil du préfet vaincu. Mais, chose étrange, le sous-préfet conserva ses fonctions. Il n’était autre que Jean Baptiste Charles Laurent Thibaut de Chauvallon, premier orateur de LTE. Alors affi liée à la RL La Parfaite Harmonie, à l’Orient de St. Denis, qui, le 12 février 1777, fut la première loge du Grand Orient de France dans les Iles Mascareignes. Il est aisé de saisir la chaleur de la fraternelle et triple accolade qui, à Saint Denis, étreignit l’ancien orateur de la loge de Perier de Salvert et le futur Grand Maître Provincial de la Grande Loge d’Angleterre. Après ces effusions, des actions concrètes s’imposaient. Alors, ouvrons les portes aux supputations. Voyons ensemble si, le 14 juillet 1810, le navigateur Mathew Flinders, au Cap de Bonne Espérance, eut raison de rassurer en ces termes le Vice Amiral Bertie de la fl otte des futurs envahisseurs : No force, at this time, possessed by General de Caen is able to make them (les colons) act otherwise than their interest and inclination may guide. Alors, suivons les événements. Fut-ce une coïncidence si, en l’année même qui suivit le décret de Bonaparte, un des membres les plus prestigieux de la LTE, Jean Marie Martin Virieux, choisit d’allumer dans le sud de l’île, là où devait se dérouler la première tentative de débarquement anglais, les feux d’une loge dont le signe distinctif ne pouvait tromper : Le Bon Choix. Tout un programme. Continuons. Qui rédigea, à partir de La Réunion, le manifeste en français qui traduisait les misères politiques, économiques et sociales d’une élite privée de ses séculaires privilèges ? Un manifeste confi é au capitaine Hugh Willoughby pour distribution dans un endroit bien précis de l’île. Or, le militaire s’égara à la Savanne, pas loin cependant de l’endroit où Napoléon remportera l’unique bataille navale de son règne comme en témoigne une plaque sur l’Arc de Triomphe, à Paris. Les jeux n’étaient pas faits pour autant. Le 3 décembre 1810, l’Isle de France changeait de drapeau. En tête de rade, Farquhar avec assurance attendait le dénouement des derniers combats dans le nord de l’île. La capitulation signée, il débarqua et poussa l’insolence jusqu’à ne point se diriger à l’Hôtel du Gouvernement où au Château du Réduit. Mais, aux Salines, où habitait Jacques Nicolas Foisy, ancien VM de la LTE. L’ancien préfet Jacques Isidore de Caen quitta le territoire, le 24 décembre 1810. Le 10 décembre, l’Isle de France devenait ‘Mauritius’. Virieux et Foisy occupèrent très tôt des postes importants dans le gouvernement de Sa Majesté. Dans le judiciaire notamment. Le 27 décembre 1810, le F. . Farquhar prit possession de l’Hôtel du Gouvernement et y donna une première réception. Il ne pouvait douter du caractère de l’accueil qui lui fut réservé. Il en fut d’ailleurs si ému que le 4 janvier 1811, on ne dîna pas seulement dans le vieil hôtel de Mahé de Labourdonnais. On dansa également. A la loge, Sir Robert s’était prestement affi lié.»
La politique de Divide & Rule prend avantage des clivages locaux
Une fois les nouveaux maîtres du pays installés et la loyauté de la LTE acquise, l’administration britannique aborde un virage vis-à-vis de la classe franc-maçonne en jouant subtilement de leur légendaire politique de Divide & Rule qui ne pouvait que réussir dans un pays où les clivages ethniques étaient vivaces jusque dans la francmaçonnerie censée incarner l’union fraternelle avec, déjà à l’époque, une loge pour la haute bourgeoise blanche et une autre pour la haute bourgeoise de couleur. Cette dernière profi ta de l’aubaine pour tirer les marrons du feu… politique et obtenir l’adoption du principe électif dans l’administration municipale. Voici comment cela s’est joué, les autorités britanniques tirant avantage de la visite dans l’île en 1813 de Lord Moira, grande fi gure de la franc-maçonnerie : «Rue de la Paix, autrefois rue des Pucelles, le GODF avait une autre loge opérant sous le signe distinctif La Paix. Ses membres appartenaient à la classe des métis, rigoureusement exclus des colonnes de la LTE. Ce fut de là que devait s’exercer la séculaire politique de Divide and Rule, si chère au gouvernement de Sa Majesté. Le 10 août 1813, avait débarqué dans l’île, le marquis Francis de Rowdon Hastings, Lord Moira, gouverneur du Bengale et Commandant en Chef de l’Inde. De nombreuses manifestations, dont pas moins de deux bals, furent organisés et la chronique souligne que pour la première fois, les drapeaux anglais et français fl ottaient côte à côte. Lord Moira était Grand Maître Adjoint de la Grande Loge d’Angleterre. Ce fut vers la loge La Paix que le F . . Farquhar dirigea l’illustre visiteur. Là, le noble Lord légua l’immense tableau peint par l’artiste italien Cazanova qui portait la dédicace suivante : 19 August 1813. Presented by the Rt. Honourable Lord Moira and His Excellency Sir Robert Farquhar on the occasion of the building of the Catholic Church of Port-Louis as a token of esteem and affection for the members of the Worshipful Lodge La Paix. Certes, Farquhar ne pouvait ne pas conduire l’illustre visiteur à la LTE. Ce fut pour une fonction hors du commun. Ce 19 août, une procession quitta la loge, les FF.., revêtus de leurs insignes respectifs pour poser rituellement la première pierre de la nouvelle Cathédrale St. Louis. Une réception suivit dans la loge de Perier de Salvert. Mais les événements étaient là qui donnaient des prétentions aux ostracisés de la loge La Paix. Alors résolut-elle de passer à l’attaque et proposer des structures politiques nouvelles qui permettraient à ses membres de s’imposer dans la Cité. Le 17 octobre 1848, elle décida de solliciter des autorités l’introduction du système électoral qui donnerait à la capitale une nouvelle instance administrative. Certes, le concours de la LTE fut sollicité. Or, rien ne pouvait être pire pour ses membres que l’introduction du système électoral pour la gestion de nos instances politiques. Seuls deux de ses membres assistèrent à la réunion : les négociants Sir David William Barclay et Edward Chapman. La complicité impériale s’était ainsi manifestée. La LTE joua quand même le jeu quand elle offrit sa Salle des Pas Perdus pour un rassemblement. Ce fut là que le 9 novembre 1848, le F.. Joseph Dioré, de la loge La Paix obtint le vote par acclamation d’une motion ainsi conçue : Qu’une Corporation Municipale soit accordée par charte royale à la ville de Port-Louis avec les pouvoirs que possèdent les Corporations semblables dans la Grande-Bretagne et que ces constitutions municipales soient aussi accordées à chacun des quartiers de l’île. Qui aurait pensé que la loge de Perier de Salvert aurait sitôt entendu des propos aussi dérangeants. La nouvelle charte municipale fut votée par le gouvernement le 27 décembre 1849. La loge joua encore le beau rôle pour la première consultation électorale qui eut lieu dans ses locaux du 21 au 26 février 1810. Seuls trois membres de la LTE fi guraient sur la liste des 18 premiers élus de la capitale – témoignage s’il en fallait du malaise qui sournoisement frappait la vieille loge. Si Louis Léchelle, un de ses membres, fut le premier maire de Port-Louis, ce fut uniquement parce qu’il avait obtenu le plus grand nombre de suffrages. Les malheurs de la loge commençaient, la tourmente secouait les structures de la société coloniale.»

Le cri de guerre : Delanda Carthago pour avoir son mot à dire
Malgré elle, la LTE, après avoir joué le jeu pour l’introduction du principe électif dans l’administration municipale à la mi-19e siècle, sera carrément au coeur de l’introduction du principe électif dans l’administration au niveau national. RQ raconte l’épisode de l’expropriation qui mènera (portée par les frustrations qu’elle engendre auprès des possédants qui souhaitent avoir leur mot à dire dans le decision making de l’administration coloniale) à l’émancipation qui aboutira au 20e siècle à l’accession du pays à l’indépendance avec un certain SSR : « Depuis 1874, l’état sanitaire dans la colonie suscitait maintes appréhensions. Les épidémies augmentaient et le pouvoir central n’eut pas de peine pour conclure que le remède se trouvait dans le compulsory acquisition of forest land by the Crown. Une mesure diffi cile et délicate qui exigeait des autorités de sérieuses réflexions. La colonie n’y échappa pourtant pas. Et les mesures législatives pour une mainmise de l’Etat sur les propriétés privées vinrent en 1880. Or, l’expropriation ne pouvait être une mesure bien accueillie. La résistance s’organisa. Et le rassemblement qui eut lieu, le 23 septembre 1881, sur la propriété de la loge, rue de la Corderie, semblait une tentative de soutien populaire à la résistance de la Chambre d’Agriculture. Evenor de Chazal était le VM de la loge et le vice-président de la Chambre. Or, le rassemblement s’avéra une énorme maladresse quand le F . . William Newton, de la British Lodge No. 1038, reprit le manifeste de la Loge La Paix et souleva l’assistance. Je cite ses propos: ‘Messieurs, je ne veux faire ici ni de la démagogie ni du radicalisme. Je ne suis ni un démagogue ni un radical. Mais j’éprouve comme un sentiment d’humiliation quand je constate que Maurice n’est toujours qu’une colonie de la Couronne. Etes-vous bien pénétré de la triste signifi cation de ces mots ? On nous appelle des sujets britanniques, mais à proprement parler, nous ne sommes que des vassaux. Etes-vous assez servile pour supporter longtemps encore la honte d’une signifi cation aussi abjecte ?’ Alors, dans une ambiance digne des guerres puniques, l’assistance lança avec l’orateur le cri de guerre : Delanda Carthago. Il faut détruire Carthage. Le F.. Newton était loin de penser alors que le premier Premier ministre de l’île Maurice Indépendante serait un membre de la LTE : Seewoosagur Ramgoolam.» Esprit frondeur ? Cela a été la marque de la LTE, ce qui l’a sauvé de justesse de l’expropriation dans les années 1928-1930. Elle obtenait du « gouverneur Sir Edward Allan Grannum, agissant in the name of His Majesty George V, by the grace of God, of Great Britain, Ireland and the British Dominions beyond the seas, King, Defender of the Faith, Emperor of India,… une charte d’incorporation savamment rédigée par Me René Maigrot notaire. Une charte qui freina net les convoitises locales. Mais également celle de Paris. La LTE ne sera jamais menacée dans son identité légale. Dans sa mission philosophique et culturelle non plus.» Dès lors, la LTE pourra envisager avec plus de sérénité son avenir, libérée des infl uences des coulisses….

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