Port-Louis détourné de la mer sous l’assaut des technocrates

Il y a des choses auxquelles on ne devrait pas toucher, la perspective sur la rade de Port-Louis en fait partie. Les opérateurs présents sur le front de mer et la municipalité en ont décidé autrement.

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DOMINIQUE MERVEN

Le paquebot de béton, échoué sur le bord de l’autoroute et baptisé Dias Pier par Caudan Development Ltd, était déjà le signe d’un vil mépris pour le panorama. J’ai cru naïvement que les promoteurs n’iraient pas plus loin. La suite nous est infligée par le Caudan Arts Centre, excroissance d’un ensemble qui n’affiche plus aucune cohérence architecturale.
Conçu au départ avec la bonne idée de réhabiliter des terrains à l’abandon et faire redécouvrir le front de mer, le Caudan Waterfront se différencie des centres commerciaux – arrivés plus tard – notamment par son musée, son emplacement sur l’eau et son port de plaisance… lequel donne malheureusement sur un parking. Mille sabords ! Pauvres marins impatients d’accoster les belles côtes mauriciennes après une longue traversée, venant s’arrimer à un parking ! Mais ma préoccupation est que le site prend de plus en plus la tournure des ports bétonnés qui ont défiguré les littoraux à travers le monde.

« Régénération » de Port-Louis

Ce qui fait Port-Louis, son caractère, c’est son ouverture sur l’océan. Qui n’aime pas ce coup d’œil sur la rade et les bateaux, en arrivant à la capitale par l’autoroute, ou en marchant à la Place d’Armes ? Une fenêtre sur la mer est la moindre des choses quand on vit sur une île, quand on est sur un port. Je considère ce panorama comme un bien commun, comme une sorte de « monument national », où s’inscrit un patrimoine maritime lié à l’identité de Port-Louis. Autant se le dire une fois pour toutes : le gouvernement n’est pas là pour préserver nos sites les plus précieux, mais pour faciliter leur marchandisation.
Entre les buildings de Rogers, Air Mauritius Tower, le Dias Pier et le Caudan Arts Centre, le front de mer est étranglé. Il pousse ses derniers soupirs avant la démolition de la Gare Victoria et les aménagements du métro lourd… pardon du métro léger ! On vous présente cela comme la « régénération » de Port-Louis.

Le Port-Louis Waterfront, qui avait su maintenir dégagée cette perspective, grâce à des structures assez légères et peu élevées, a aussi entamé une nouvelle phase de développement. Exit la promenade et les palmiers royaux, à la place se construit une marina avec une enfilade de bureaux et de commerces, sans oublier des parkings. Devant le colosse Dias Pier du Caudan, se montent maintenant des bâtiments de PL Waterfront, assez hauts pour vous cacher l’horizon quand vous êtes sur place.

Vous verrez : il y a de fortes chances que ce qu’il reste encore de trouées sur le port, on les bouchera. Si jamais vous vous rappelez qu’il y a une rade là devant, pour la voir, vous devrez aller consommer au Caudan Waterfront ou au Port-Louis Waterfront. Le but est de vous faire CONSOMMER, au cas où vous n’auriez pas encore compris.

‘La rade’ et ‘les bateaux’ vus de l’autoroute… (Photo : Dominique Merven)

Promotion & Development a levé des fonds de Rs 1 milliard pour le Caudan Arts Centre, projet éléphantesque dont l’originalité est d’obstruer la vue recto-verso : sur le Caudan dans le prolongement du Dias Pier, sur la Montagne des Signaux quand vous êtes au Caudan. L’édifice écrase de son orgueilleuse carrure le Ruisseau du Pouce et l’ancien Terminal ferroviaire à quelques pas de là. Le projet s’accompagne de tout un discours sur la culture, l’art et la créativité. Personne ne semble voir le hic. Mais posez-vous la question: peut-on prétendre avoir la fibre artistique et en même temps affubler le front de mer de cette boursouflure ? Peut-on donner des leçons de pédagogie et de démocratisation culturelle, et murer un paysage qui appartient à lui, à elle, à moi, à nous tous ?

«… de l’expansion illimitée… »

« L’imaginaire de notre époque, c’est celui de l’expansion illimitée… » (Cornelius Castoriadis)*. Le navire Caudan éprouve des difficultés de rentabilisation, et les actionnaires attendent leur part de dividendes; on les a convaincus qu’investir massivement et attendre que le peuple descende du métro, fera redémarrer les affaires. On explique que, si des boutiques n’ont pas tenu, c’est qu’il fallait être dans plusieurs centres commerciaux. Les vraies raisons sont que les loyers sont exorbitants, et que les Mauriciens n’ont pas le pouvoir d’achat pour une suroffre de shopping qui envahit tout le pays. La presse annonce par ailleurs la prochaine phase de développement qui sera résidentielle. À combien de millions le prix des appartements ? Avec vue imprenable sur la mer ou vue imprenable sur les quartiers de Cassis, où des Chagossiens crèvent dans la misère ? Et la classe moyenne a toujours autant de mal à se loger. Peut-on un jour concevoir des projets qui tiennent compte des lacunes et des besoins RÉELS du pays ?
L’État possède des terres et du patrimoine historique, de grands groupes ont du capital foncier et financier, des ressources humaines, des lignes de crédit facilement accordées, des accointances avec des ministres, mais pas trois neurones en état de marche. La coopération public-privé, qui aurait pu être une option valable pour la sauvegarde du patrimoine et l’équilibre des intérêts, va dans un sens unique. Promoteurs-fonctionnaires-consultants s’autoproclament théoriciens d’une nouvelle ère, concepteurs d’un nouvel art de vivre, planificateurs d’un nouveau Port-Louis, pour étendre partout une standardisation bêtifiante importée d’ailleurs, loin de nos racines, loin des liens que nous avons tissés nous-mêmes, entre nous et la mer, entre nous et le sol et les pierres, entre nous Mauriciens. C’est fou ce que prolifèrent les experts en préservation du patrimoine, en culture, « urban high street », architecture et paysagisme, me la kot Morisien pli for, se dan koul dal beton.

Pression foncière

Il faudra veiller au grain concernant la future transformation de la zone nord du waterfront en espace culturel, incluant le Grenier, la Poste, l’Astrolab, l’Hôpital militaire et bien sûr l’Aapravasi Ghat (2019). « The goal is for the preservation, enhancement and adaptive re-use of heritage buildings while diminishing the threat of their demolition and degradation […] » peut-on lire sur le site de Landscope Mauritius. Je reste néanmoins sur mes gardes…
La pression foncière et la compétitivité économique s’accélérant, le front de mer de Port-Louis perd sa mémoire et son âme. J’ai lu que dans 5 ans, Port-Louis ne sera plus la ville qu’on connaît aujourd’hui. Ça, je n’ai aucun mal à le croire !

D’après ce qu’on dit, nous allons vivre un nouveau bonheur, dans le partage et le brassage culturel, le tout sous des caméras de surveillance et transportés par le vertige de l’hystérie capitaliste. Mes propos peuvent paraître provocants, ils n’égaleront jamais la violence des actes produits par cette hystérie.

En partageant mes photos des chantiers du front de mer, j’ai reçu cette réponse d’un de mes contacts : « On enferme les fous et tous ceux qui nuisent à la société, on fait quoi de ceux qui tuent notre pays ? » J’aime ce bon sens…
Citoyens, le danger ne vient plus de la mer comme au temps des combats navals, mais des technocrates qui descendent de leurs étages dans des ascenseurs feutrés, pour marcher sur Louis (Port-Louis sans port ça fait Louis non ?) en rang derrière leurs pelleteuses. Virez les canons !!

* Philosophe, sociologue, économiste et psychanalyste

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