PORTRAIT : Alain Bertrand, citoyen activiste

Il est souvent au premier rang des manifestations d’Azir Maurice, dont il est l’un des membres fondateurs, surtout lorsqu’il s’agit de déployer une bannière dans un lieu public. On le lit souvent dans le forum du Mauricien ou sur internet où il n’hésite pas à reprendre le titre de la célèbre lettre d’Emile Zola : «J’accuse». Lui, c’est Alain Bertrand, citoyen engagé arrivé tardivement dans le monde de la contestation sociale, que certains préfèrent appeler révolution. Voici son portrait.
Si Alain Bertrand a une adolescence comme les autres, il va commencer à se faire remarquer au collège quand il quitte le St-Esprit, avant de composer les examens du SC, pour entrer au Lycée Polytechnique de Flacq. «J’étais plus attiré par les métiers manuels, la mécanique, que les professions intellectuelles.» Ce qui ne l’empêchera pas d’arrêter ses études avant le brevet pour se faire disc jockey, « métier » qu’il avait déjà commencé à pratiquer en week-end avec un certain succès. Des pistes du dance fl oor, il se retrouve devant le micro de la MBC et fait partie de la première équipe de Sugar FM. Après trois ans de MBC, il coupe le micro pour se lancer dans la publicité en ouvrant une première boîte. Comment expliquer ces changements professionnels ? «Il y a des gens qui rentrent dans un chemin et le suivent tout droit quoi qu’il puisse arriver. Moi, je m’arrête parfois ou je change d’itinéraire.» Et comment on passe d’animateur de la MBC, où le mot contestation n’existe pas, n’est même pas murmuré, pour devenir un habitué des manifs de rue. «Il y a eu quelques années entre ces deux situations et elles font partie de mon cheminement. Entre ces deux étapes, je me suis marié et j’ai fait trois enfants. J’ai ouvert et fermé plusieurs entreprises dans le domaine de la publicité, de la communication du BPO. Pendant toutes ces années, j’ai vu le tissu social du pays se dégrader. Ce qui m’a permis de me rendre compte qu’à Maurice, c’est compliqué de bâtir quelque chose pour ses enfants, si on n’a pas de gros moyens fi nanciers. C’était de plus en plus diffi cile, d’autant plus que j’ai connu des échecs dans mon travail. J’ai crée des sociétés qui ont fait faillite et me suis retrouvé à devoir des millions à des banques». Ces sont ces échecs professionnels qui vous poussent à devenir révolutionnaire ? «Non, je n’ai pas décidé d’un coup. La dégradation sociale de Maurice provoque en moi une série de réfl exions et je fais des rencontres dont celle de Jameel Peerally, il y a une bonne dizaine d’années, qui a des idées porches des miennes. Je suis ses activités de loin d’abord, puis je commence à m’impliquer. » Commencer à faire la révolution à quarante-cinq ans passés, ce n’est pas un peu tard ? «C’est vrai que ce n’est que depuis ces trois dernière années que j’ai commencé à faire des manifestations. Il a fallu que la situation se dégrade jusqu’à un point inacceptable pour que j’agisse. Que je devienne un citoyen actif dans le vrai sens du terme, celui d’intervenir dans la vie de la cité quand le besoin se fait sentir.»
«A travers nos actions, nous avons jeté quelques graines de conscience dans la tête des gens ; nous les avons obligés à se poser, ne serait-ce qu’un moment, une question. Je pense que cela aura ouvert certains yeux, certaines oreilles pour une action future.»
Quelle a été votre première activité de citoyen actif ? «L’organisation d’une marche pour le mauriciannisme contre le communalisme et toutes les choses qui gangrènent notre société, le 10 septembre 2011.» La manifestation où il y avait plus de participants virtuels sur Facebook que de manifestants réels dans la rue ? Elle n’a pas été un succès inoubliable ! «Cet échec, qu’il faut relativiser, nous aura permis de mieux comprendre la société mauricienne. Il faut aller voir le Mauricien chez lui pour le convaincre. C’est ce que les politiciens ont compris depuis longtemps et c’est ce qu’ils font, ceux qui sont au pouvoir, à travers la télévision. Ils passent leur message tous les soirs dans le journal télévisé en rentrant tous les soirs chez l’habitant. Navin Ramgoolam et ses ministres sont présents tous les jours chez les Mauriciens, ça nous ne pouvons pas le faire. Il nous fallait faire des actions coup de poing, c’est ce que nous faisons.» Déployer une banderole sur un pont de l’autoroute, ce n’est pas plus qu’un spectacle, une photo pour la une de la presse qu’autre chose ? «Il y a dans ces actions un certain sensationnalisme qui permet de passer un message. Le show amène quelque chose dont les résultats ne se voient pas du jour au lendemain. A travers nos actions, nous avons jeté quelques graines de conscience dans la tête des gens : nous les avons obligés à se poser, ne serait-ce qu’un moment, une question. Je pense que cela aura ouvert certains yeux, certaines oreilles pour une action future.» C’est dans le cadre de cette démarche que vous avez tenté de déployer une banderole au stade Anjalay le 12 mars dernier ? «Il faut d’abord souligner que l’intention n’était pas d’insulter le drapeau mauricien, car à Azir Moris, nous sommes tous des patriotes. Ce que nous voulions, c’était qu’à un certain moment le président indien, invité d’honneur pour l’indépendance, voit une banderole sur laquelle était écrit : « non au charbon ». Une banderole de 15 mètres déployée pendant l’hymne national avec les couleurs nationales d’une part et qui aurait été retournée pour montrer le message après. Mais la police savait ce que nous devions faire et la banderole n’a pas pu été déployée.» Non seulement la banderole n’a pas été déployée, mais il a fallu expliquer, après, quel était l’intention de la manif réprimée dans l’oeuf. Reconnaissez qu’il y a mieux comme communication et passage de message ! «Si les actions entreprises ne réussissent pas, ce n’est pas une raison pour ne pas continuer. Quand nous sommes arrivés au phare d’Albion pour dérouler une autre bannière, il y a avait une foule de policiers qui nous attendaient. Nous avons quand même provoqué des réactions même si nous n’avons pas réussi notre projet initial.» Quand est-ce que vous allez enfi n déployer cette banderole de 15 mètres de long ? «Ne vous en faites pas. On y arrivera et le message qu’il contient sera vu : Maurice ne veut pas de charbon, qui va à l’encontre de tout ce qui se fait pour une planète avec des énergies renouvelables.» Il me semble que vous êtes plus connu pour vos écrits dans le forum du Mauricien et sur internet que les banderoles déployées sur la voie publique. «Tout cela fait partie de la même action.» Emprunter à Emile Zola son célèbre «J’accuse» pour en faire le titre d’un de vos écrits fait partie de cette action ? «On peut le voir comme ça. Je pense que quand quelque chose de très fort comme la lettre de Zola traverse le temps, on peut l’utiliser à nouveau pour réveiller certaines consciences. Je pense que Maurice est dans une période où les consciences ont besoin d’être réveillées. Pendant quarante ans, on nous a dopé aux soporifi ques et aujourd’hui il faut en prendre conscience et se réveiller. C’est ce que j’essaye de faire en essayant de déployer des banderoles ou d’écrire. Ceci étant, Maurice est loin d’être une dictature, mais il y a des choses dans ce pays qui sont inacceptables et il faut les dénoncer. On ne peut pas accepter que des ministères soient dirigés par des incompétents qui accumulent les mauvaises décisions depuis des années. On ne peut pas faire comme si les inondations de Port-Louis n’ont pas eu lieu et que l’accident de Sorèze n’a pas existé et laisser les responsables impunis.» Est-ce que le révolutionnaire tardif gagne bien sa vie ? «Très mal, dans la mesure où mon engagement citoyen me prend tellement de temps que je néglige mon travail. Mais je ne m’en plains pas.» Comment est-ce que votre épouse et vos enfants réagissent à votre engagement ? «Ma femme m’a quitté. Mes enfants sont fi ers de ce que je fais, mais ils sont en train de se construire et ont d’autres préoccupations. Je suis un franc tireur dans Azir Moris, dont on peut contester les actions, mais qui est là pour faire passer un message. Je voudrais que ces messages restent, mêmes en fi ligrane. Mais au-delà de la trace, c’est le message, qui est le suivant et qui est important, qui doit rester : en tant que citoyen, on a le droit de dire ses opinions à haute voix. Je l’ai fait et plusieurs fois la police m’a mis au pas, mais ça ne m’empêche pas de continuer.»
Enfin de compte, vous êtes heureux d’avoir, même tardivement, découvert la voie de la contestation ? «J’ai découvert son bien-fondé, sa nécessité pour un citoyen qui s’intéresse à son pays. Nous le faisons à Azir Moris avec beaucoup d’enthousiasme et une certaine forme de naïveté parce qu’on apprend sur le tas. On réfl échit sur une nouvelle société, sur les moyens de mieux participer à la vie publique. Nous ne sommes pas nombreux à le faire, à Maurice. La presse n’a pas su garder l’esprit qui l’animait dans les années 70 et 80. Aujourd’hui, elle arrondit beaucoup les angles. Comme ces pseudos intellectuels qui n’arrivent pas à prendre position. Si on estime qu’il faut changer, améliorer, qu’on ne peut plus continuer comme ça, on ne peut pas se contenter d’être spectateur et de refaire le monde dans son salon et, en plus d’être donneur de leçons sur tous les sujets. On ne peut pas dire en regardant Navin et ses ministres à la télévision que c’est inacceptable et aller voter pour les mêmes, le jour des élections. Il y a des choses qu’il faut changer dans ce pays, il y a des institutions qui doivent être revues, ce n’est pas en le disant assis dans son fauteuil qu’on va y parvenir.» Mais ça fait des années que ça dure, vous n’avez pas le sentiment de crier dans le désert ? «Parfois, j’ai des moments de doute comme tout le monde. Et puis, la certitude qu’on ne peut pas croiser les bras revient. Elle revient toujours et je continue. Nous sommes engagés dans un processus où les gens commencent à sortir de ce grand sommeil. Il y a des signes qui se font voir. Même s’il y a beaucoup de choses à dire sur la manière dont Ashok Soobrun a agi durant les grèves dans le port et la CNT, il y a eu quelque chose qui s’est passé et qui aura une suite. Et ça, tout le monde l’a bien senti. Je crois qu’avec nos actions on a réussi – certes pas encore à sortir les Mauriciens de leur somnolence-, mais à les faire bouger un peu. Si ce que je vous dis, ce que j’écris peut contribuer à les faire bouger, j’aurais agi comme un citoyen responsable. Et si tous les Mauriciens se décidaient à agir comme des citoyens responsables, beaucoup de choses changeraient pour le meilleur dans notre pays. C’est pour ça que je milite, j’écris et que j’essaye de déployer des bannières.»

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