PORTRAIT : Tijo Salverda, l’anthropologue hollandais qui a étudié les franco-mauriciens

L’historien et anthropologue hollandais Tijo Salverda vient de présenter à Maurice son livre intitulé « The franco mauritian elite : power and anxiety in the face of change ». Ce livre est un résumé de sa thèse de doctorat d’anthropologie soutenue en 2010 à l’université d’Amsterdam. Voici le portrait de Tijo Salverda qui est chercheur à l’université de Cologne et chercheur associé à celui de Pretoria.
C’est tout à fait par hasard que Tijo Salverda s’est intéressé à l’île Maurice. Au départ, étudiant en histoire à l’université d’Amsterdam, il doit, à un moment de son parcours universitaire, choisir un sujet de thèse pour sa maîtrise. « Je devais choisir un sujet sur les différentes diasporas dans le monde non occidental et, par hasard, j’ai choisi la diaspora indienne à Maurice. Je savais que les Hollandais avaient colonisé Maurice pendant quelques années, mais sans plus. Je savais que Maurice était une île tropicale et j’ai commencé à lire sur son histoire. J’ai découvert que l’île était inhabitée et que différents groupes s’y sont installés au fil du temps, et j’ai décidé d’étudier leurs rapports sur le thème général : comment les définitions des frontières ethniques se sont-elles développées depuis le dernier siècle à Maurice? En 2000, j’ai dû choisir un sujet pour la maîtrise et je suis venu à Maurice pour découvrir le pays et commencer mes travaux de recherche. A la fin de mon séjour, j’ai décidé de travailler sur la communauté franco-mauricienne, sujet que l’on avait peu étudié. » Qu’est-ce qui justifie ce choix de sujet ? « Le fait qu’on a beaucoup écrit sur Maurice, surtout du point de vue européanocentriste, mais qu’on s’était rarement intéressé à ce sujet de manière scientifique. Et puis, les franco-mauriciens occupent une place si spéciale dans l’histoire complexe de Maurice depuis plusieurs siècles que je trouvais intéressante d’étudier leur évolution. » Tijo Salverda effectue son premier séjour en 2000 et revient quatre ans plus tard, mais entre-temps il avait abandonné l’histoire pour l’anthropologie en gardant le même sujet. Pourquoi ce changement de matière universitaire ? « J’aime bien l’histoire, mais je suis plus attiré par l’anthropologie qui permet de faire des recherches sur le développement et l’évolution d’une communauté au sein d’un pays à plusieurs niveaux. » Tijo Salverda revient à Maurice pour un plus long séjour de neuf mois en 2006.  « J’ai eu plus de temps pour faire du travail sur le terrain, pour mieux comprendre les choses en interviewant directement des membres de la communauté franco-mauricienne et des Mauriciens. »Vous faites une différence entre franco-mauriciens et les Mauriciens ? « Bonne question. Beaucoup de Mauriciens se réclament de leurs différences par rapport aux autres groupes/groupes. Dans le discours mauricien il y a des différences entre les différentes communautés, mais en dépit de ce qu’elles pensent et disent, il y a pas mal de choses en commun entre elles. A cause de l’histoire coloniale, on a gardé les définitions et on les a longtemps pratiqués, mais les choses ont également évolué. « 
« J’explique comment les franco-mauriciens ont abandonné le pouvoir politique pour conserver le pouvoir économique. »
Selon Tijo Salverda les sujets de sa thèse de doctorat — les franco-mauriciens — ont relativement bien accueilli l’anthropologue hollandais qui venait les étudier. « J’ai été plus facilement accepté parce que je suis un Européen, un Hollandais, une espèce un peu exotique dans le paysage mauricien. J’avais une image neutre. » Selon l’anthropologue, le travail sur le terrain, les « open interviews » se sont bien déroulées. « En fait c’était assez facile, bien qu’on m’ait dit que c’était une communauté réputée très fermée sur elle-même. J’avais, au départ, un bon contact qui m’a donné les bonnes adresses. On m’a observé pendant un temps, puis on m’a fait confiance et de fil en aiguille, on m’a ouvert les portes, les uns me recommandant aux autres. Mais même si j’ai été bien reçu — certaines familles m’ont même invité chez elles —, je suis persuadé qu’on ne m’a pas tout dit. Ils sont très accueillants en apparence, mais ils n’ont pas l’habitude, en raison des clivages de l’histoire, de se confier. Cela a été sans doute plus facile du fait que j’étais un étranger, mais malgré cela, je sens que des choses ne m’ont pas été dites, mais c’est normal. » Aucun mauvais accueil, aucun refus de collaborer ? « A part quelques très rares exceptions, j’ai rencontré et discuté avec des gens agréables, intéressants, comme tous les Mauriciens. Mais en même temps il y a des choses qui surprennent l’Européen que je suis. Par exemple, l’importance de la couleur de la peau que l’on retrouve aussi dans les autres communautés. » Tijo Salverda dit avoir eu le temps et les moyens nécessaires pour faire son travail. « Le but, c’était de comprendre le fonctionnement et l’évolution d’une communauté dite ‘élite’ dans la période coloniale et qui, 45 ans après l’indépendance, a toujours un pouvoir assez extraordinaire dans le pays. J’explique comment les franco-mauriciens ont réussi en devenant minoritaire numériquement, aura abandonnant le pouvoir politique pour conserver le pouvoir économique. Ils avaient beaucoup de terres et détenaient le pouvoir politique, mais ont compris qu’ils ne pouvaient pas le garder, après l’indépendance. Ils ont donc concentré leurs efforts pour conserver le pouvoir économique en gardant un ‘low profile’ politique. C’est dans cette perspective qu’il faut analyser le fait que le secteur privé a décidé de ne plus subventionner le journal ‘le Cernéen’ qui était perçu comme un journal ethnique, agressif — surtout pendant la période pré-indépendance — et donnait une mauvaise image de la communauté et surtout du monde des affaires. Ainsi ils ont accepté de perdre le pouvoir politique pour conserver le pouvoir économique. » Peut-on dire que les franco-mauriciens ont su faire les bons choix aux bons moments de l’évolution du pays ? « Ils ont fait les choix nécessaires à leurs intérêts. Au départ, ils avaient le pouvoir politique et, au fil du temps, ils se sont battus pour le garder, se sont opposée au changement, puis ils ont réalisé que l’opposition systématique n’est pas forcément une solution sur le long terme et ils ont opté pour une forme de consensus, d’autant plus que Maurice est un petit pays. Ils sont pragmatiques : ils se sont battus contre l’indépendance, mais une fois vaincus, ils en ont tiré les conséquences et se sont adaptés aux nouvelles réalités sociales et politiques. Après l’indépendance, le nombre de députés franco-mauriciens a diminué alors que ceux des autres communautés augmentaient. Les franco-mauriciens ont crée des écoles, envoyé leurs enfants faire des études universitaires pour venir prendre la relève dans les entreprises. C’est un crédit qu’il faut accorder à cette communauté : elle a su appréhender les changements sociaux et se préparer pour faire face à l’avenir. » Peut-on dire que les franco-mauriciens soient encore une élite ? « Pour moi, oui, c’est un groupe homogène, qui a un contrôle certain sur des ressources économiques. C’est une minorité, mais une minorité forte, organisée qui a un énorme poids dans le monde des affaires. »
Après tout ce qui vient d’être dit sur la capacité des franco-mauriciens à s’adapter, comment expliquer le sous-titre du livre : Power and anxiety in the face of change ? « Ce sous-titre vient de la situation socio-politique qui existait à Maurice après les élections de 2005. Le climat social était tendu avec la volonté du gouvernement de démocratiser l’économie mauricienne, l’augmentation du bail des campements et la campagne de white bashing, après la défaite de Paul Bérenger aux élections générales. » Est-ce que, selon vous, les franco-mauriciens reconnaissent Paul Bérenger comme étant un des leurs ? « Ses adversaires l’affirment, péjorativement. Dans la communauté, certains le reconnaissent comme étant un des leurs, d’autres pas du tout et peuvent le dire avec une certaine violence. L’anxiété face à l’avenir était un souci très présent quand j’ai fait la dernière partie de mes recherches en 2007. La situation sociale s’était rétablie, ce n’était plus celle d’après les élections en 2006, mais je crois que les franco-mauriciens ont toujours peur que ce genre d’attaques reprennent plus tard, surtout en cas de problèmes économiques. » Le livre a été écrit en 2013 après la soutenance de la thèse de doctorat de Tijo Salverda en 2010. Qu’est-ce qui justifie sa publication ? « Un des buts du travail de l’anthropologue est de publier les résultats de ses recherches, de susciter des débats. J’ai envoyé ma thèse à quelques membres de la communauté franco-mauricienne qui ont trouvé qu’elle était assez balancée en dépit de mes critiques. Je suis assez curieux de l’accueil qui sera fait au livre. En tout cas, je suis satisfait de mon travail, je peux défendre mes analyses tout en étant conscient qu’il y a sûrement des choses qui m’ont échappé, qui ont changé depuis. C’est un livre qui veut être une contribution à la compréhension du pays et de son évolution, susciter des discussions pour mieux comprendre l’île Maurice. Je tiens à souligner que ce livre est destiné aux Mauriciens, dont font partie les franco-mauriciens qui font également partie, autant que les autres communautés, de l’île Maurice. » Pour revenir au sujet du livre, quel est l’avenir de la communauté auquel il est consacré : vers plus de Mauriciens et moins de francos ? « Cela ne va pas dépendre que de la communauté franco-mauricienne, mais aussi des autres communautés et de leur évolution. Cela dépendra aussi de ce qui va se passer à Maurice au niveau économique, qui conditionne tout. Mais il y a une chose qu’il faut souligner : la capacité de la société mauricienne à se mobiliser pour développer le pays et faire face aux défis. »
PS : les intéresses peuvent contacter Tijo Salverda à : info@tijosalverda.nl

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