Pourquoi je me sens mauricienne

Je ne suis pas mauricienne d’être née sur l’île, d’avoir foulé son sol (du moins, pour le moment).
Cependant, ma mère m’a inoculé la mauricianité en ce sens qu’elle m’a transmis une fluctuation
 (une incertitude ?) de l’identité perpétuelle.
Être mauricien, je crois, c’est se chercher dans toutes les directions.
En ceci, j’ajouterai qu’il n’y a, sans doute, pas mieux placé qu’un Mauricien pour dire l’exil et pour crier haut et fort que « je est un autre ». La phrase est d’Arthur Rimbaud, mais, au fond, ne mériterait-elle pas d’être de Malcolm de Chazal, de J-M. G Le Clézio, d’Edouard Maunick, de Khal Torabully ou encore d’un des jeunes poètes qui écrivent dans la revue littéraire mauricienne Point-barre ?
Etre mauricien, c’est pratique.
Ça donne des facilités pour s’insérer dans toutes les cultures tout aussi bien que pour conserver également envers elles toutes un regard distant, qui n’abandonne jamais son extériorité.
Ma mère m’a transmis un sens aigu de la pluralité des cultures ainsi que de leur cohabitation, de leur nécessaire, si ce n’est même indispensable voisinage.
Mélange des sangs, partage d’un même territoire (minuscule) par plusieurs peuples, plusieurs couleurs de peau, plusieurs cultures sans aucune obligation de fusion de ces dernières ne peuvent que prédisposer à l’habitude de l’altérité. A son intériorisation, assortie souvent de la sensation de n’être, somme toute, pas autre chose qu’une sorte de « citoyen du monde ».
L’identité nationale n’intéresse que peu le Mauricien. Son sentiment d’appartenance à son île, à sa culture propre, certes, existe, mais le fait qu’il ne soit que très modérément théorisé, rigidifié (en dépit des efforts qu’ont pu déployer les hommes politiques) ne favorise guère les exaltations ni les crispations dans ce domaine.
Habitant d’une toute petite île, le Mauricien, spontanément, regarde vers le large. C’est à la fois une contrainte purement géographique et une tendance liée à l’Histoire (coloniale et très récente) de cette terre. J’irai même jusqu’à dire – et je ne suis pas la seule à parler en ce sens – qu’il faut que le Mauricien ait longtemps regardé le large, puis quitté Maurice (et donc, vécu le véritable exil) pour qu’il se sente enfin vraiment relié à l’île de ses aïeux avant de se sentir relié à sa « communauté ».
Ma mère, ayant quitté Maurice pour Madagascar à l’adolescence, s’était jurée de ne jamais y remettre les pieds, et elle tint parole. L’espace de deux générations (comme chez les papillons monarques nord-américains) s’est écoulé et me voici, au terme de très longs tâtonnements et détours, d’une parfois pénible quête, et alors même que, par mon père, je suis d’ascendance espagnole et de culture française, en train de me reconnaître comme plus que fortement mauricienne, et désireuse de refaire le grand voyage, mais dans l’autre sens.
L’île m’appelle. Mère de mon cosmopolitisme foncier, de mon « météquisme ». Origine pointée de mes multiples variantes de caméléon imprévisible, insaisissable. Une île dont l’identité est, lentement, prudemment, pacifiquement, en train de se construire. Une île humble, pas « donneuse de leçons » pour un sou, mais qui, mine de rien, a pourtant à nous offrir comme « leçon » sa magnifique, son inimaginable faculté de cultiver l’équilibre ethnique, de désamorcer les conflits, son sens de la complexité, du « vivre ensemble », sa diplomatie, sa souplesse d’âme.
On a souvent évoqué, on évoque d’ailleurs toujours souvent le « miracle mauricien ».
Si ce pays n’est pas parfait, bien loin de là (et bien loin de moi la naïveté et/ou la mauvaise foi, le manque d’esprit critique de le prétendre), je fais partie de ceux qui préfèrent regarder les verres à moitié pleins plutôt que ceux à moitié vides, et je constate que cette terre, nonobstant ses défauts et inconvénients, n’en accomplit pas moins le tour de force de réussir la cohabitation (dans un total respect des diversités et même des tendances dites « communautaires ») de six groupes humains différents et quatre religions, et à se payer au surplus le luxe d’un dynamisme économique et développemental qui lui a valu le surnom de « dragon de l’Océan Indien », tout cela dans le cadre d’un système résolument démocratique (en dépit de certains « accrocs » et d’accrocs certains, mais quel pays n’en possède pas ?). Excusez-moi, mais il faut (surtout dans une région géographiquement rattachée à l’Afrique) tout de même le faire !
L’île a su tirer avantage de tout ce qui, en elle, eût pu constituer une gêne, voire un handicap. Son pragmatisme, son sens de l’adaptation me rendent admirative. Ça tient !
Ma mère avait gardé le souvenir d’un pays cloisonné, dur, pauvre, sans grand avenir. Tout au contraire d’elle, je « découvre » un pays dont j’ai raisons d’être fière : stable, dynamique, multiculturel, ambitieux quoique pacifique et nullement porté aux rêves hégémoniques ni aux arrogances écrasantes.
Pour les Mauriciens, depuis toujours, la paix entre les « races », l’aplanissement des conflits qui peuvent survenir entre elles est une question de survie. On ne se soucie pas du reste : l’« identité » vient (viendra ?) par elle-même, à son rythme, presque sans qu’on s’en rende compte.
La pluralité identitaire, tout Mauricien la porte en lui, naturellement. Oserai-je hasarder que « l’identité mauricienne, c’est la pluralité identitaire » … ou encore que « l’identité du Mauricien, c’est une certaine absence d’identité » ?
Quoiqu’il en soit de cette étrange « identité inidentitaire », ma mère me l’a léguée, qu’elle l’ait voulu ou non, à son insu – et, pour moi, c’est le plus beau des cadeaux que l’on puisse faire à un être.
Quoique je fasse, intimement, abyssalement, l’Autre m’habite. Un Autre que je côtoie (car j’en ai BESOIN), que j’aurais pu être, que je suis peut-être, qui parfois me hante, qui m’aimante. Un Autre qui, par sa présence intime, rend mes frontières floues, poreuses. Un Autre-Même qui tisse cette incertitude, MON incertitude, dont je me régale…
Voilà ce que je dois à l’île-arc-en-ciel. Et je sais que c’est inexpugnable, non négociable.
Voilà ce qui me rend à présent sûre d’être, avant toute autre chose, mauricienne.

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