PRIX DES CINQ CONTINENTS (OIF ET LE MAURICIEN) : Le voyage d’Octavio, de Miguel Bonnefoy

« Personne n’apprend à dire qu’il ne sait ni lire ni écrire. Cela ne s’apprend pas. Cela se tient dans une profondeur qui n’a pas de structure, pas de jour. C’est une religion qui n’exige pas d’aveu.
Cependant, Don Octavio avait toujours gardé ce secret, creusé dans son poing, feignant une invalidité qui lui épargnait la honte. Il n’échangeait avec les êtres que des mots simples, taillés par l’usage et la nécessité. Il avait traversé l’humanité en comptant sur ses doigts, devinant certains mots par la somme de leurs lettres, lisant ailleurs, les yeux et les mains, la pantomime des autres, étranger à la jalouse relation des sons et des lettres. Il parlait peu, ou presque pas. Par mimétisme, il répétait ce qu’il entendait, parfois sans comprendre, supprimant des syllabes, prononçant à l’ouïe, et souvent les paroles déposées sur ses lèvres étaient comme des aumônes enfermées dans ses mains. De ce monde, il ne prenait que l’oxygène : au monde, il ne donnait que son silence.
À l’âge d’apprendre, l’école lui fut refusée. C’était une époque où l’on trouvait encore, dans les livres de primaire, aux chapitres de l’histoire indigène, le mot « découverte » pour parler de la conquête de l’Amérique. À dix-huit ans, le jeune Octavio ne votait pas et avait signé toutes les feuilles de sa vie d’une croix tremblante, l’unique lettre de son alphabet. Simple, il vivait cette simplicité comme une identité. Il avait cet air d’oubli, ou peut-être de tendre mégarde, qu’ont souvent les rêveurs. Il ignorait la sensation du grain du papier et le parfum des vieux livres. Il avait appris à deviner les horaires des bus à leurs heures de pointe, les marques aux motifs des emballages, l’argent à la couleur des billets. Il calculait le montant d’un achat en lisant dans les yeux du vendeur la confiance qu’il mettait dans les siens.
Adulte, dans la rue, il ne cherchait qu’à produire l’effet d’un individu quelconque, absolument anonyme, pris entre mille autres, dont la mesure et la sobriété, la pudeur et la convenance, ne seraient prises en défaut nulle part. Il évitait toute dispute, toute violence, puisqu’il ignorait ses droits et ne pouvait les défendre. Il réfléchissait d’une manière télégraphique, en supprimant les prépositions. Devant les autres, il ne se taisait que pour sentir le silence le protéger à la façon d’une carapace, comme d’autres ne parlaient que pour sentir sur leur langue l’impatience de leurs propos. Étranger à la beauté des phrases, la discrétion était sa demeure. Et dans cette torpeur, il ignorait les inconvénients de son silence comme le sage ceux de sa sagesse.
Il fit ici et là des petits métiers obscurs, à la fois coursier et manoeuvre de chantier, tantôt serveur dans un antre infréquentable, tantôt tanneur dans des entrepôts puants. Il travaillait quand il pouvait, sans âpreté ni avarice, gérant l’argent comme l’eau qu’on boit, seulement quand on a soif. Il évitait les gagne-pain officiels et fuyait les écoles. Du peuple qui l’avait vu naître, il ne portait dans ses veines que la résistance et la servitude.
Ce n’est pas de vivre dans la misère qui rend misérable, mais de ne pas pouvoir la décrire. Pour Octavio, il s’agissait d’une colère qui naissait au fond de son histoire, un héritage. Comme lui, son père s’entaillait la main. Il ne pouvait concevoir l’idée de l’encre sans le goût métallique du sang. Il tenait de lui ce visage plus marbre, plus bois, plus pierre qu’un masque. Cela ressemblait à une forêt sans clairières. Sa figure n’était pas différente de celle d’un paysan, aux traits rustres et sévères, à la peau tannée, aux sourcils épais comme du lierre. Une argile dure et difforme, scellée sur tous les bords.
Pourtant, malgré l’âge et cette fatigue apparente, il n’avait pas la silhouette décousue. Il était nettement plus grand et plus large que la moyenne. Son corps paraissait taillé à coups de serpe dans un tronc. Son coeur pouvait battre cent ans. Il avait le profil d’un colosse au cou épais, aux cuisses solides, aux épaules puissantes, le torse légèrement renversé en arrière, comme s’il soutenait une charge invisible. Fort, il pouvait mettre un jeune taureau à genoux en le tenant par les cornes. Il n’étouffait pas sous le poids de son ossature. Il semblait plutôt flotter en elle, avec des gestes gracieux et liquides, dans un curieux mélange d’envol et de fermeté. […]
pp 21 à 23
Éditions Rivages

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