Ram Seegobin : “Nous avons un gouvernement affairiste”

Notre invité de ce dimanche est Ram Seegobin, un des porte-parole de Lalit. Dans cette interview, réalisée vendredi dernier, Ram Seegobin passe en revue l’année écoulée et partage son analyse sur le gouvernement et les sujets d’actualité politique et économique.

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Que retenez-vous vous de 2018 : aura-t-elle été une année pire ou meilleure que 2017 ?
2018 a été pareille à 2017. Il n’y a eu aucune différence marquante, à mon avis. Nous avons eu le même gouvernement, sans aucune orientation économique ou politique et dont la seule ambition est de se maintenir au pouvoir en faisant n’importe quoi pour cela. Et dans le domaine du n’importe quoi, ce gouvernement n’a aucune hésitation, aucun scrupule. De ce fait, le gouvernement ne contrôle pas l’orientation économique du pays, il ne fait que gérer la situation. D’ailleurs, les gouvernements précédents ont aussi abandonné toute ambition de planifier le développement suivant une tendance internationale. Selon cette tendance capitaliste, l’économie planifiée était synonyme de méthode communiste, une méthode de gestion économique qu’il fallait absolument proscrire.

Sans défendre le capitalisme, il faut quand même reconnaître que dans les pays du bloc socialiste l’économie planifiée a donné des résultats catastrophiques à tous les niveaux.
C’est vrai. Mais au moins dans ces pays quelqu’un assumait la responsabilité de la catastrophe, ce qui n’est pas le cas ici. A Maurice, année après année nous avons droit à un discours du budget qui n’est qu’un exercice comptable, une analyse chiffrée sans aucun plan de développement pour l’avenir. On était sûr que les quelques mesures annoncées l’étaient pour faire joli, pas pour être réalisées. Pour faire diversion, le gouvernement a créé une Economic Development Commission et a mis à la tête de cette institution censée réfléchir sur l’avenir économique du pays deux grosses pointures du secteur privé ! Charles Cartier, qui est par ailleurs le CEO d’Accenture, une multinationale implantée à Maurice, et comme adjoint un membre de la famille Currimjee. Ensuite pour présider cette institution qui, je le répète, est censée réfléchir au développement de l’économie nationale, on nomme un Français qui travaillait à Singapour. Voici donc le triumvirat qui est responsable de réfléchir sur le développement de l’économie nationale ! Est-ce exagéré de dire que le gouvernement a mis l’outil “Penser le futur de notre économie” entre les mains de représentants du capitalisme qui ont des stratégies concernant plus les groupes qu’ils représentent ?

Donc, pour vous, le gouvernement ne s’intéresse pas à la réflexion sur le développement de l’économie ?
Il faut dire, à sa décharge, qu’il n’est pas le premier gouvernement à le faire. Prenons le dossier sucre : depuis des décennies on sait que le prix du sucre va dégringoler, parce qu’aujourd’hui toutes les régions du monde — excepté le Moyen-Orient — produisent plus de sucre qu’elles n’en ont besoin pour leur propre consommation. Le schéma colonial dont nous avons bénéficié : un prix et des quotas préférentiels ont disparu avec l’avènement de la World Trade Organisation. Depuis 1995, les gouvernements n’auraient-ils pas dû réfléchir à cette situation inéluctable et planifier les solutions nécessaires, alors qu’à Lalit nous tirons la sonnette d’alarme depuis plus de vingt ans ? Même si le sucre représente aujourd’hui 10 % de notre produit intérieur brut, on continue à penser et à croire que la vocation de Maurice est de cultiver la canne ! Aujourd’hui tous les planteurs de canne — y compris les gros établissements — sont subventionnés par le gouvernement, donc des fonds publics. Année après année, nous subventionnons une industrie en déclin, un canard boiteux dont on a seulement changé le nom : au lieu de l’appeler industrie sucrière, on lui a donné le nom d’industrie cannière. Comme si un simple « change of name » suffisait, alors que les usines continuent à fermer et le prix du sucre à dégringoler. La « gestion » de l’industrie sucrière est l’exemple parfait du manque de prévisions de nos gouvernements pour des situations prévisibles longtemps à l’avance. Nous avons un gouvernement sans gouvernail économique.

Vous êtes toujours opposé à la conversion des champs de cannes des morcellements de villas de luxe ?
Lalit n’est plus le seul à remettre en cause cette politique. Ce n’est que depuis quelques mois que les économistes traditionnels — Pierre Dinan, MBC Focus, entre autres — ont commencé à réaliser que le développement basé sur l’immobilier n’est que de la spéculation, une opération qui rapporte au vendeur, pas à l’Etat. C’est n’est pas une opération économique productive. Les économistes commencent à se demander s’il ne faudrait pas revoir toute cette question.

En attendant, les développeurs continuent à développer leurs terres et le nombre de projets de villas de luxe se multiplie. L’un d’entre eux, Omnicane, a publié un long communiqué pour défendre ses projets de développement immobilier et a répondu à une des critiques de Lalit. Celle concernant la construction d’une route allant directement d’un de ses morcellements à l’aéroport. Cette route, affirme le communiqué, a été construite sur les terres d’Omnicane.

Il est possible que cette route ait été construite sur leurs terres, mais c’est le gouvernement qui a payé les frais de construction, et c’est dans le budget ! Mais une autre route, du même type, va être construite à la Petite-Rivière-Noire pour Rs 700 millions, par le gouvernement, pour desservir le projet de développement privé des Salines. Vous disiez que les promoteurs continuent de plus belle, mais oui, ils le font avec les encouragements du gouvernement. Pendant que le gouvernement encourage ce type de développement, il ne fait rien pour créer les bases d’une industrie de la pêche, alors qu’il n’arrête pas de dire que Maurice dispose d’une zone de 2,3 millions de kilomètres carrés dans l’océan Indien. Comment le gouvernement gère-t-il cette richesse ? en vendant des permis de pêche à bas prix aux navires coréens, français ou espagnols pour qu’ils exploitent nos ressources ! Seulement un quart de l’argent qui a été injecté, depuis des années, dans l’industrie sucrière aurait suffi à créer et développer une véritable industrie de la pêche mauricienne viable. Cela ne s’est pas fait parce que personne au gouvernement ne réfléchit à un véritable plan de développement pour l’économie. La seule réflexion du gouvernement est la suivante : comment faire pour remporter les prochaines élections ?

Nous allons revenir sur les prochaines élections. En attendant, comment expliquez-vous le fait que le secteur privé n’a pas d’opinion sur quoi que ce soit, ne participe pas au débat public ?
Certains sondages démontrent que pour le secteur privé Pravind Jugnauth est un excellent Premier ministre. Donc, il n’a rien à dire contre lui et son gouvernement. Avant, il y avait la JEC et le MEF comme porte-parole du secteur privé, mais ces deux institutions ont été remplacées par Business Mauritius. Donc, aujourd’hui, pour le secteur privé l’économie ne signifie plus production et développement, mais business. Et avec la bénédiction du gouvernement qui est globalement affairiste. Cela est évident quand on regarde comment les Jugnauth, père et fils, ont géré leurs gouvernements. On discute beaucoup aujourd’hui de l’affaire Medpoint, mais ce n’est qu’une peccadille ! Ce n’est qu’une des facettes de la manière dont les Jugnauth et leurs gouvernements confondent leurs biens et ceux de l’Etat depuis l’affaire Sun Trust.

De quelle affaire Sun Trust parlez-vous ?
Les Mauriciens ont la mémoire courte. Souvenez-vous : au début des années 1990, alors que le MSM est au pouvoir, deux ministères déménagent leurs bureaux au Sun Trust, qui appartient au MSM ! C’était inacceptable au point de vue de l’éthique. Quand le gouvernement PTr/MMM arrive au pouvoir, les deux ministères démnagent et le Sun Trust poursuit l’Etat pour Rs 45 millions. Quand l’affaire passe en cour, le MSM est revenu au gouvernement, l’Etat ne se défend pas et la cour, embarrassée, est obligée de donner gain de cause au Sun Trust de la famille Jugnauth.

Pour vous, l’affaire Medpoint est une démonstration de la « philosophie » du MSM qui est synonyme d’affairisme ?
Tout à fait. Dans l’affaire Medpoint l’Etat achète un bâtiment a un privé, qui se trouve être le beau-frère du ministre des Finances et le prix augmente en faveur du vendeur à chaque évaluation. Quand l’ICAC saisit la Cour intermédiaire, son argument est le suivant : un ministre des Finances ne peut pas s’impliquer dans une transaction de l’Etat avec un de ses proches. Argument que la Cour intermédiaire avait retenu.

L’ICAC, qui d’accusateur de Pravind Jugnauth est devenu son défenseur devant le Privy Council ! Mais il y a une forte dimension politique dans l’affaire Medpoint. Pour vous, le destin politique de Pravind Jugnauth est-il lié au jugement du Privy Council dans cette affaire ?
Je crois que le jugement des Law Lords contiendra des critiques sur la POCA, une loi tellement vague qu’en l’appliquant, deux cours de justice mauriciennes sont parvenues à deux conclusions opposées. Du point de vue éthique, que Pravind Jugnauth soit condamné ou pas, il aura une tache sur lui du point de vue éthique. Mais nous savons que les gouvernements Jugnauth ne sont pas trop regardants sur l’éthique qui, selon leur interprétation est que moralité pas rempli ventre!

On dirait que la seule préoccupation des oppositions — bien qu’elles affirment le contraire — est : quelle alliance électorale contracter ? On a même entendu un leader dire que son projet était de faire partie du prochain gouvernement ?
Et dire que ce leader se disait autrefois un trotskyste pur et dur ! D’après notre analyse, il reste un an aux politiciens pour traficoter une alliance et je suppose que la saison koz koze aurait dû commencer. Mais toute alliance est pending aux « cases » de Navin et de Pravind, les deux supposées locomotives de la politique mauricienne bloquées sur les rails de la justice. Personne ne va négocier avec eux tant que leurs « cases » n’auront pas été réglés. A Lalit, nous pensons que si Pravind Jugnauth est acquitté, cela deviendra une partie de sa dot électorale, et qu’il apportera avec lui la réforme électorale, surtout si l’alliance se fait avec le MMM. A Lalit, nous pensons qu’il faut une réforme pour permettre au Parlement de fonctionner comme un garde-fou vis-à-vis de l’exécutif au lieu d’être un simple rubber stamp, comme c’est le cas actuellement. Nous n’avons pas une grande admiration pour les États-Unis — surtout avec Trump à leur tête —, mais ils ont au Sénat et au Congrès des comités qui peuvent contrôler le travail et les décisions de l’exécutif. Tous les candidats politiques à des postes de responsabilités — ambassadeurs, directeurs, et même les juges de la Cour fédérale — doivent être auditionnés par ces comités parlementaires avant que leur nomination ne soit effective. C’est un contrôle démocratique de l’exécutif.

Mais Ram Seegobin, vous savez mieux que moi, qu’aucun parti politique mauricien ne souhaite changer le fonctionnement du Parlement. Ils veulent le conserver tel qu’il est pour pouvoir faire exactement ce qu’ils reprochent au gouvernement actuel, si jamais ils arrivent au pouvoir.
C’est ça, le problème. Les partis politiques mauriciens veulent d’une réforme électorale qui servirait leurs intérêts, leur stratégie politique, pas d’une avancée démocratique. Je dois dire que nous avons déjà au Parlement les instruments pour contrôler les décisions de l’exécutif, comme les commissions parlementaires, mais ils ne sont pas utilisés comme les comités sur la PSC et l’ICAC qui ne fonctionnent pas. Le problème c’est qu’aujourd’hui l’exécutif contrôle totalement le Parlement, ce qui est le contraire de la démocratie. Pour le moment, nous sommes dans la séquence « the ayes have it », ce qui convient totalement au gouvernement.

Selon l’analyse de Lalit, Navin Ramgoolam pourrait-il « have it », c’est-à-dire remporter la victoire aux prochaines élections générales ?
Je pense que pour le moment tout est possible aux prochaines élections générales. Au sein du gouvernement même, il y a des dissensions, comme sur le projet des turbines à gaz, que Collendavelloo soutient contre la majorité. C’est un autre abcès qui est en train de mûrir dans les relations MSM/ML, ce qui va faire le jeu d’une éventuelle koz koze orange/mauve. Le ML est composé de gens qu’on ne connaît pas ou de quelques-uns qui sont passés dans tous les partis politiques, comme Gayan. Tous les partis politiques sont dans des situations dramatiques et dans ces circonstances, tout pourrait arriver aux prochaines élections quant aux alliances.

Les Mauriciens, qui sont de plus en plus nombreux à dire qu’ils ne soutiennent aucun parti politique, ne vont-ils pas faire changer la donne?
Le taux de Mauriciens qui se disent dégoûtés par les partis politiques augmente dans les sondages, mais quand il s’agit de voter, les choses changent. Nous parlions de gouvernements affairistes, mais les électeurs ne le sont pas moins. La corruption que l’on dénonce chez les politiciens, on la retrouve aussi chez les électeurs. Ils demandent aux candidats ce qu’ils feront pour eux ou leurs proches en cas de victoire électorale. Le Mauricien dénonce la corruption, mais l’électeur la pratique au moment de voter.

Un mot sur la première grande mesure de l’année de Pravind Jugnauth, que certains qualifient de « bribe » : l’éducation tertiaire gratuite ?
Est-ce que l’éducation tertiaire est vraiment gratuite avec cette mesure annoncée par roulements de tambours ? D’abord, tous les étudiants du tertiaire privé ne vont pas bénéficier de la mesure. Ensuite, tous les étudiants du secteur public auront à payer les frais administratifs et au lieu de s’agrandir, pour accueillir davantage d’élèves, les institutions publiques du tertiaire sont en train de rapetisser et le nombre de cours diminuer. On peut même avoir le sentiment que les institutions publiques ne vont pas donner les cours inscrits au programme des institutions privées. Est-ce un arrangement, un deal négocié, pour ne pas pénaliser les institutions du privé ? C’est ce qui expliquerait qu’on n’ait pas entendu beaucoup de réactions de la part du privé. Je pense que cette « mesure » aura un effet marginal sur les prochaines élections.

Que souhaitez-vous dire pour terminer cette interview ?
Il faut revenir sur le fait que sous les Jugnauth, l’affairisme s’est développé à Maurice pour atteindre le sommet de l’Etat, comme le démontre chaque séance de la commission d’enquête présidée par le juge Caunhye. On a découvert que l’ex-présidente de la République a invité des gens au château du Réduit — aux frais des contribuables — afin d’activer les démarches pour que M. Sobrinho obtienne un permis bancaire ! C’est le summum de l’affairisme au plus haut niveau de l’Etat exécuté par une ex-présidente avec la complicité de son secrétaire de l’époque…

Un ex-secrétaire qui dénonce son ancienne patronne et qui est aujourd’hui secrétaire permanent au sein d’un ministère du gouvernement !
Comment M. Dass Appadoo peut-il continuer à travailler comme secrétaire permanent ? Encore une preuve du niveau de l’affairisme dans l’appareil d’Etat. Mais il serait facile de tout rejeter sur lui et sur elle. Il faut rappeler que l’ex-présidente a été non seulement nommée par Collendavelloo et les Jugnauth, mais que ses magouilles ont été tolérées par eux pendant plus de deux ans. Tout ce qu’elle a fait — ses décisions, ses associations, ses multiples voyages — a été autorisé et toléré. Si la presse n’avait pas découvert la fameuse carte de crédit, ce qui a déclenché le scandale, il est probable que Mme Gurib Fakim serait encore présidente de la République ! Il est impossible d’imaginer que, ce que l’ancien secrétaire de l’ex-présidente révèle aujourd’hui, devant la commission d’enquête, n’était pas connu du gouvernement, plus particulièrement des Premiers ministres et ministres des finances qui approuvent les déplacements à l’étranger. L’utilisation du salon VIP de l’aéroport est gérée par le bureau du Premier ministre, donc il ne pouvait pas ne pas être courant que Sobrinho et compagnie ont utilisé ce salon 31 fois ! Les révélations sur l’affaire Gurib-Fakim devant la commission d’enquête, donnent une idée du niveau qu’a atteint l’affairisme au sein de l’Etat mauricien !

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