REPORTAGE : La détresse des habitants de Crève-Coeur

Alors qu’on nous rebat les oreilles de ces smart cities qui pousseront comme des champignons dans toute l’île, il semble qu’il y a de ces endroits à Maurice qui peinent à sortir du marasme économique. Crève-Coeur est l’un de ces villages laissés pour compte. Accrochée au pied d’une chaîne de montagnes dans le district de Pamplemousses, la localité est un hameau de quelque 3000 habitants. Une visite guidée par Ritesh Kallychurun, Conseiller du village, nous a permis de découvrir un endroit charmant à première vue, mais où l’on a la nette impression d’avoir fait une embardée dans le temps, celui d’avant le développement économique.
C’est dans une des anciennes boutiques de la région, celles qui résistent encore à la modernité, que nous rencontrons celui qui nous propose de nous faire visiter son village: Ritesh Kallychurun, un Conseiller du village. Il nous fait remarquer que c’est ici même, dans sa boutique, qu’a été tourné en 2015 le long métrage mauricien de David Constantin, « Lonbraz Kann ». À part la lecture en coeur et à haute voix des élèves de l’école primaire d’en face, il règne un calme apaisant à Crève-Coeur.
Nous empruntons d’abord la rue Rivalland pour découvrir le long parcours traversé quotidiennement à pied par ces familles qui vivent sur le flanc des montagnes et qui ne disposent d’un transport en commun qu’une fois qu’ils rejoignent la route principale, à des kilomètres d’eux. Selon le conseiller du village, la nécessité d’un autobus a été maintes fois évoquée auprès du National Transport Authority (NTA). «Aucune solution n’a été trouvée, étant donné que les ruelles sont trop étroites pour les autobus. Mais, nous, les habitants, avons aussi fait une demande pour un mini-bus de 30 places au moins, mais notre proposition n’a pas été prise en considération», dit-il. Ainsi, qu’il vente, qu’il pleuve, c’est donc à pied ou dans leur véhicule (pour ceux qui en possèdent) que ces familles accèdent à la route. «Quand il pleut, c’est les inondations dans toutes les rues et les villageois (dont les écoliers) doivent porter avec eux une deuxième paire de chaussures et les changer une fois arrivés sur la route principale», soutient notre cicérone.
Dans cette petite communauté montagnarde, tout le monde se connaît et l’entraide y est fort répandue. Ainsi, pour les grosses provisions de fin de mois, tous les boutiquiers, comme Ritesh Kallychurun, n’hésitent pas à aller livrer en voiture le stock de nourriture chez ces habitants.
Ce qui singularise Crève-Coeur, ce sont les petites scènes, pittoresques, de la vie quotidienne de ses habitants. Comme ces maisons aux escaliers cirés qui nous donnent la nostalgie des maisons de famille d’antan ; comme ces femmes, qui, grands chapeaux sur la tête, lavent leurs échalotes dans un petit bassin, là où s’agite au vent tout le linge qu’elles viennent d’étendre sur une corde. Ici l’on retrouve les gestes et les habitudes d’avant le développement économique. Chacun, petit planteur ou descendant de petit planteur, possède un terrain où ils cultivent principalement du gingembre, de l’ail, de l’oignon, de la patate, du manioc. Crève-coeur est réputé pour sa production agricole. Les habitants peuvent être employés de bureau, d’hôtel ou enseignants, mais une fois rentrés chez eux, ils retournent à la terre.
«Ma mère n’a jamais consommé de l’eau de la CWA de sa vie»
Pour un village qui attache tant d’importance à l’agriculture, le manque d’eau est la hantise de la population. Ritesh Kallychurun nous emmène visiter une petite agglomération de familles qui n’ont jamais eu accès à l’eau potable et qui consomment l’eau de la rivière ! Selon le conseiller du village, il y a 18 à 20 foyers qui ont recours à cette eau : «La CWA a exprimé son incapacité à répondre aux besoins de la population, à cause de la situation du village, ce qui a conduit les habitants à la mise en place de petits bassins pour leurs besoins journaliers».
Ainsi, pour survivre, chacun a essayé de résoudre le problème de manque d’eau en achetant du matériel afin de canaliser l’eau de source ou de la rivière Labourdonnais, à l’aide de pompe, jusqu’à leur bassin. Malheureusement, la plupart du temps, elle est boueuse et impropre à la consommation. Surtout en ce moment avec la construction de l’autoroute Terre-Rouge/Verdun. «Nous sommes obligés de consommer cette eau. Nous avons recours à l’usage de cette eau pour le bain, comme pour les travaux ménagers, la construction de nos maisons, pour l’arrosage, pour laver nos récoltes», nous dit Danand Aumeerally qui ajoute que  «ma mère âgée de 70 ans n’a jamais consommé de l’eau de la CWA de sa vie».
Jusveer Aumeerun, 35 ans, marié et père d’une fillette de deux ans, doit épargner sa fille des risques que cette consommation implique. «Nous, les adultes, sommes habitués à consommer l’eau de la rivière, nous avons comme renforcé notre système immunitaire, mais je ne veux pas prendre de risque pour ma fille. Chaque mois, nous lui achetons des packs d’eau minérale», dit-il. Pour les habitants, la solution serait que la CWA construise un grand réservoir pour suppléer à cette carence d’eau potable.
Au village, Tagore Street est réputée pour ses champs de fleurs et ses paniers de légumes en bambou. «Ici, on plante des fleurs à l’occasion d’une fête, par exemple pour le Cavadee et pour la fête des morts», nous dit Ritesh Kallychurun. Plus loin, nous rencontrons deux artisans qui tressent leurs paniers au bord d’une ruelle en face de leur maison. Soorooj Balgobin et Brizlall Ramtohul sont voisins et ont fait de la vannerie leur métier. À Crève-Coeur, les traditions se perpétuent de génération en génération. Pour réaliser leur panier, tous deux vont chercher leur matériel, du bambou dans le village de Camp-Thorel. Une fois le panier réalisé, ils sont livrés aux marchands de légumes.
Crève-Coeur n’est pas seulement réputé pour sa production agricole. Les générations se souviennent du courage de leurs aînés. Sur ce chemin menant à Malenga, plusieurs escaliers grimpant une pente et qui n’ont pas changé depuis des siècles, témoignant de l’endurance des anciens habitants. Ici, il n’était pas aisé de bâtir une maison, surtout lorsque le terrain se trouvait sur un promontoire. «La construction s’organisait alors sur différentes étapes: d’abord improviser un escalier afin de pouvoir porter des blocs qu’ils ont déposés au bas de l’escalier, jusqu’au terrain où ils vont construire leur maison», nous dit le conseiller du village.
Nous avons exploré presque toutes les rues du village. Reste à découvrir, avant de partir, le fameux temple hindou datant du XIXe siècle et construit par les premiers immigrants indiens. Se situant dans un coin isolé à Temple Road près d’une culture d’ananas, il domine la vallée et offre une vue sur tout Crève-Coeur et les villages avoisinants, comme Montagne-Longue.

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -