SANDRA CARMIGNANI, ANTHROPOLOGUE : « Le Morne n’est qu’une étape dans le combat pour la reconnaissance des créoles »

Docteure en anthropologie culturelle et sociale, Sandra Carmignani a effectué plusieurs séjours à Maurice pour écrire une thèse. Elle a résumé ce travail dans un livre publié chez Karthala qu’elle vient présenter à Maurice, « Mémoires de l’esclavage et créolité ». Nous l’avons rencontrée pour parler de son livre, de la revendication sociale des créoles de l’île Maurice et la récupération du Morne à des fins de marketing touristique.
Qui êtes-vous, Sandra Carmignani ?
Je suis une citoyenne suisse née d’une mère colombienne et d’un père italien. J’ai fait toutes mes études tertiaires à l’université de Lausanne et j’ai été assistante à la faculté des sciences politiques. Mon intérêt en anthropologie culturelle et sociale s’est assez rapidement focalisé sur des questions d’usage social du patrimoine, de mémoire, et toute la problématique de : comment est-ce qu’on montre l’autre, comment est-ce qu’on dit qui il est et comment on le met en scène.
Comment avez-vous découvert Maurice et ses créoles ?
En vacances en 2002 avec mon ami de l’époque, qui était moitié mauricien et moitié suisse. Avant de découvrir les Créoles, j’ai découvert la problématique du patrimoine avec la pétition contre la construction d’un téléphérique sur le Morne et je me suis dit que cela ferait un bon sujet de thèse. C’est à partir de là que j’ai découvert la question de la créolité et les enjeux identitaires liés à la montagne du Morne. J’ai commencé mes recherches à partir de 2004 et jusqu’en 2009 j’ai fait plusieurs séjours à Maurice, ce qui représente, en les mettant bout à bout, deux ans sur place.
Vous aviez un thème précis de thèse à défendre au départ ?
Je voulais comprendre comment on institutionnalise un lieu pour en faire un patrimoine. J’ai été vite rattrapée par l’actualité et j’ai eu la chance et l’opportunité de suivre le processus pour l’inscription du Morne sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO du début à la fin. C’est une expérience assez inédite dans le milieu de la recherche concernant la patrimonialisation. Il y a avait deux axes dans cette question : d’abord celui du processus patrimonial et ensuite les revendications identitaires ou, surtout le 1er février, quand le Morne devient une plate-forme de revendication, une ressource inédite pour les créoles — surtout ceux qui se positionnaient comme des descendants d’esclaves — pour faire valoir leur quête de justice sociale et leur place dans la société mauricienne.
 
Avant d’aller plus loin, quelle est votre définition du créole, mot, qui vous le savez sans doute, a localement des dizaines de définitions?
J’ai été confrontée à ces nombreuses définitions dans mes recherches. Je milite pour qu’on garde des dizaines de définitions du mot créole et je trouve que c’est réducteur de l’enfermer dans la seule violence de l’esclavage et de l’africanité. Moi, je dirais plutôt créolisation que créole en englobant tous les Mauriciens. J’explique dans le livre que pour les militants créoles — et c’est tout à fait légitime et cela s’inscrit dans ce que Jocelyn Chan Low décrit comme étant la « black consciousness » — c’était un passage obligé pour obtenir une part du gâteau national. Mais c’est, à mon avis, un passage qu’il faut pouvoir assez vite dépasser pour attraper le train de la créolisation.
Les militants créoles dont vous parlez sont-ils arrivés à la créolisation ou sont-ils encore restés à la créolité ?
La créolité a été construite comme fermée, liée à l’esclavage et l’africanité à cause du modèle ambiant qui fétichise en fait les origines des différentes diasporas venues à Maurice. De privilégier une exo identité liée à l’Inde, à la France, à la Chine, pousse le créole à essayer de construire quelque chose pour exister par rapport aux autres, pour combler son déficit social. Dans la société mauricienne, la créolisation n’a pas de place, l’africanité est accompagnée de tous les préjugés racistes et discriminatoires qu’on connaît, sans compter l’histoire, lourde, taboue, blessée, souffrante de l’esclavage.
 
Vous avez découvert cette situation complexe rapidement ou il vous a fallu du temps pour la comprendre ?
Je voudrais, d’abord, rendre hommage à la communauté intellectuelle et scientifique mauricienne qui a produit pas mal de choses sur le sujet. J’ai senti assez vite la complexité du sujet, plus particulièrement par rapport à l’émergence de l’Aapravasi Ghat. Heureusement que le Morne a été classé avant, car je ne sais comment l’Etat mauricien aurait géré la situation inverse. Dans la logique et le réflexe de parcellisation des mémoires, cela aurait été mal pris que seul le lieu de mémoire de la « majorité » soit inscrit au patrimoine mondial. Mais, et il faut le souligner, il y a eu des esclaves africains et malgaches qui sont passés par l’Aapravasi Ghat et on sait que tous les esclaves réfugiés au Morne n’étaient pas tous africains. Ce sont des détails que l’on a vite oubliés.
 
On dirait que dans la mémoire des Mauriciens chaque communauté pense avoir été plus maltraitée que les autres et a droit, par conséquent, à plus de reconnaissance.
C’est le témoignage de l’échec du système politico social mauricien de vouloir créer une identité nationale avec des Mauriciens pacifiés qui n’auraient pas besoin d’être dans la survie. Ni de devoir s’identifier par la religion ou autre chose avant de se dire tout simplement : je suis citoyen mauricien au lieu de revendiquer une définition de ce qu’il est ou croit être. Le mythe de la pureté des autres communautés par rapport à celle des créoles est quelque chose qui est dommage et même dangereux. Il force les militants créoles à s’africaniser pour essayer d’avoir leur part du gâteau national en formant un groupe avec des racines, puisque le modèle dominant l’exige.
Vous n’êtes pas revenue à Maurice depuis 2009. Est-ce que les choses ont beaucoup changé depuis dans le sujet qui nous intéresse ?
— Juste après l’accession du Morne au patrimoine mondial, il y a eu les travaux de la Commission Justice et Vérité. J’ai le sentiment que les Mauriciens ne se rendent pas pas vraiment compte du gros travail abattu par cette commission. Mettre sur pied cette commission était sans doute une décision politique, mais elle s’inscrit dans tout un cheminement identitaire avec des militants créoles — avec qui on peut ne pas être d’accord — qui ont fait avancer les choses. Et on s’est retrouvé avec un gouvernement qui a décidé d’ouvrir une page spécifique du passé du pays et de déterminer quelles en sont aujourd’hui les conséquences. Il faut saluer cette démarche comme elle le mérite.
Il me semble que les travaux de la Commission Justice et Vérité n’ont pas servi à grand-chose de concret. Que les conclusions ont fini dans un tiroir.
Je profite de mon séjour pour découvrir ce qui s’est passé. La première constatation c’est que tout ça s’est un peu essoufflé. J’ai lu les quatre premiers volumes du rapport et c’est un travail énorme d’une grande richesse et je trouve qu’il est dommage que les Mauriciens ne soient pas au courant de son existence et ne s’en soient pas approprié.
 
Vous avez eu l’opportunité de lire les quatre premiers volumes de ce rapport. Qu’est-ce qu’ils disent des Mauriciens ?
La même chose que la conclusion de mon livre : il y a de quoi construire un récit partagé mauricien qui soit pacifié. L’idée n’est pas d’accuser, de pointer du doigt, mais d’aller vers la réconciliation, vers la construction de quelque chose. Le problème, pour ne pas dire la frustration, c’est que le rapport a fait cette partie du travail, mais qu’on ne l’a pas utilisé comme il aurait fallu.

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