LE SERGENT JAYLALL BOOJAWON : “Il faut libérer les policiers mauriciens”

L’interview que nous proposons ce dimanche sort de l’ordinaire à cause de l’interviewé et des propos qu’il tient. Il s’agit du sergent de police Jaylall Boojhawon, membre du comité de direction de la Police Federation et actuellement suspendu. Dans l’interview qu’il nous a accordée cette semaine, il raconte son histoire et son combat contre la hiérarchie de la police. Un combat qui ressemble souvent à un mauvais film policier.
lQui êtes-vous, sergent Boojhawon, et quand êtes-vous entré dans la police ?
Je suis un simple Mauricien né à Mahébourg avant d’aller habiter à Plaine Magnien. Le 1er février 1990, le jour de l’abolition de l’esclavage, je suis entré dans la police, un peu par hasard, en suivant un copain qui est allé chercher un formulaire d’application à la PSC. J’en ai pris un, je l’ai rempli et ma candidature a été acceptée. J’ai fait mon training et j’ai été posté à la station de Plaine Magnien, puis dans tous les secteurs de la force policière. Dès le départ, j’ai été quelqu’un à cheval sur les principes et qui savait dire non quand on lui donnait des instructions qui allaient au-delà des règlements.
lLe rôle d’un policier n’est-il pas, d’abord et avant tout, d’obéir à ses supérieurs, à sa hiérarchie ?
Oui, mais quand on lui donne des ordres justifiés, légaux, qui ne visent pas à piéger quelqu’un, à régler des comptes. Un policier qui a une conscience ne peut accepter d’exécuter des ordres qui relèvent de vested interestsou d’intérêts personnels, pas légaux.
lCe genre de situation arrivesouvent dans la police ?
Beaucoup plus souvent qu’on ne le croie. C’est parce que j’ai refusé d’obéir à des ordres pas légaux que j’ai été victimisé et que j’ai subi des transferts punitifs en deux occasions. Mais d’autres policiers sont obligés d’obéir pour ne pas perdre leur job. On a essayé de chercher toutes sortes de “l’ail” dans mes enquêtes sans rien trouver.
lDepuis quand êtes-vous un emmerdeur pour la hiérarchie de la police ?
Je ne suis pas un emmerdeur. Je fonctionne selon des principes et le sens de la justice, et je respecte mon serment de policier. Les chefs qui empruntent des chemins de travers ne peuvent pas être d’accord avec ces principes. Pour eux, je suis un emmerdeur. C’est pour cette raison que j’ai été transféré à la SMF en 2003.
lVous n’avez pas protesté ?
Le transfert punitif à Agaléga, à Rodrigues ou dans les postes de police de la campagne est une épée de Damoclès sur la tête du policier. C’est une arme puissante dans la police, une manière de lui dire de fermer sa bouche et d’obéir aux ordres. Le transfert punitif est une manière de mettre le policier à l’écart.
lLa suspension est aussi une arme dans ce secteur. Combien de fois avez-vous été suspendu ?
Je l’ai été en 2012 alors que j’étais le secrétaire de la Police Federation, établie par le commissaire de police pour veiller au bon fonctionnement de la force. En 2010, avec mes amis, nous avons battu l’équipe de l’inspecteur Jokhoo aux élections de la fédération 16-2. Suite à cette élection, je suis devenu secrétaire de la fédération qui s’occupe des problèmes de la force, sous le contrôle total du commissaire de police. Je souligne par ailleurs que la police est le seul secteur du service civil qui n’est pas autorisé à avoir un syndicat pour défendre ses droits. Après son élection à la tête de la fédération, mon équipe a essayé de défendre les policiers. Ça n’a pas plu à certains et on a cherché à me coincer.
lComment ?
On m’a accusé d’insubordination dans une affaire de discussion avec un surintendant sur une question d’overtime. Il a envoyé une lettre au CP pour lui rapporter notre conversation et lui demander des instructions sur la question d’overtime. Il a été décrété que j’avais fait preuve d’insubordination envers l’officier et on m’a demandé de donner un statement. Ce quej’ai refusé avec le soutien de la direction de la fédération. Finalement, le CP a demandé qu’on me poursuive à l’interne pour abus d’autorité. J’ai décidé d’assurer moi-même ma défense. Le surintendant ne s’est pas présenté et le cas a finalement été rayéen avril 2012, je crois.
lVous êtes-vous rendu compte que votre comportement ne faisait pas plaisir à votre hiérarchie et qu’il fallait vous tenir sur vos gardes ?
Je le savais. Je me rendais compte que puisqu’on n’arrivait pas à me coincer sur l’allégation d’insubordination, on chercherait autre chose. En 2012, j’ai été suspendu dans une affaire cousue de fil blanc.
lPour quel motif ?
Les règlements de la Police Federation prévoient trois critères pour qu’un membre élu ne puisse plus faire partie du comité de direction. Une promotion, un transfert à la SMF et, troisièmement, quand le policier est suspendu. J’ai été piégé pour être suspendu. En juin 1212, une policière traineefait une déclaration de viol et de sodomie contre un inspecteur dont elle étaitproche. Le samedi suivant, la stagiaire vient me voir en tant que secrétaire de la Fédération pour me dire qu’elle souhaitait retirer l’affairee. Je lui ai dit qu’elle pouvait le faire mais qu’en définitive, c’était le DPP qui aurait le dernier mot. Elle decide de retirer sa plainte en précisant qu’elle le faisait de son plein gré. Lundi, l’inspecteur est arrêté et est libéré sous caution le lendemain. Mercredi, la même stagiaire se rend à la police et fait une déclaration m’accusant de l’avoir influencée pour retirer sa plainte. Vendredi matin, deux vans du CID, des inspecteurs, des caporaux, des sergents, des policiers — il ne manquait que des chiens policiers ! — débarquent à mon domicile pour m’arrêter comme un vulgaire criminel sur la base de la déclaration de la stagiaire.
lQue se passe-t-il ensuite ?
Je suis emmené au Central CID où je donne ma déposition sans avocat pour répondre à celle de la policière trainee. On m’a ensuite emmené en cour sous l’accusation d’avoir influencé la policière pour retirer sa plainte. Quand je reviens au Central CID, après avoir payé une caution, qui m’attendait dans le couloir d’après-vous ? Le Chief Clerk du commissaire de police avec ma lettre d’interdiction, avant même que l’enquête ne soit terminée. Du coup, je perds ma place de secrétaire de la Fédération. Ils avaient atteint leur objectif. Le lendemain, j’ai fait des déclarations sur les radios privées pour dénoncer le complot monté contre moi et j’ai annoncé que je donnerais tous les détails.
lVous êtes en train de nous raconter un film policier !
Je suis en train de vous raconter une histoire vraie dont les détails ressemblent à un film. La policière travaillait au poste de Quatre-Bornes. Samedi matin, après mes déclarations à la radio, cette traineeest transférée dans une unité spécialisée, la Police Family Protection Unit, qui n’emploie que des policiers spécialisés. Cette unité est dirigée par l’épouse de l’inspecteur Jokhoo, qui avait posé contre moi pour les élections de la Fédération. Le mardi suivant, je suis allé au CID faire une déposition contre la traineepour manigances, fausse déclaration et complot avec d’autres personnes pour me faire perdre ma place de secrétaire de la Police Fédération.
lEst-ce que, comme vous, la stagiaire a été arrêtée sur la base d’une simple déclaration ?
Non seulement elle n’a pas été arrêtée, mais je ne suis pas sûr qu’une enquête a été faite sur la base de mes déclarations. Mais le film va continuer. Le 4 août 2012, la traineese rend chez l’inspecteur qu’elle a accuséde viol et de sodomie. L’inspecteur refuse de lui ouvrir la porte mais appelle l’Information Room pour dire ce qui se passait. Quand les policiers arrivent, la traineeest déjà partie et l’inspecteur se rend à la police de Vacoas pour faire une déclaration relatant l’affaire. Pendant que l’inspecteur donne sa déposition, la traineel’appelle sur son portable, l’insulte et le menace par SMS. L’inspecteur fait une deuxième déposition pour menaces au téléphone et jusqu’aujourd’hui, la policière n’a pas été inquiétée. Le dossier de l’accusation portée contre moi a été envoyé au bureau du DPP et j’ai demandé plusieurs fois qu’une décision soit prise. Je rêvais que l’affaire soit envoyée en cour afin que je puisse  démontrer publiquement le complot. J’ai appris subséquemment que le DPP avait demandé deux suppléments d’enquête. En décembre 2013, j’ai demandé à rédiger moi-même ma déposition ; on l’a refusé avant d’accepter. J’ai alors écrit quinze pages pour raconter l’affaire en détail avec dates, noms et preuves,et signalant que j’avais été arrêté et pas la traineecontre qui deux déclarations avaient été faites. Et puis, le 28 avril 2014, le DPP a envoyé un de ses représentants en cour pour dire qu’il demandait que l’affaire soit rayée. Deux ans, une suspension,tout ça pour rien.
lDonc, votre calvaire était terminé et il ne restait qu’à vous réintégrer dans la force policière…
Vous vous trompez, parce que le désir d’en finir avec moi était toujours là. Entre-temps, en décembre 2013 sont arrivées les élections de la Police Federation. Le commissaire avait décrété que même élu, un membre de la police suspendu ne pouvait être candidat aux élections de la fédération. Entre-temps, j’avais fait un LLB et commencé un Master en loi internationale, et je suis allé lire attentivement les règlements de la Police Federation. Il était spécifié qu’un membre perdait son siège en cas d’interdiction, mais il n’était pas interdit à ce même membre de reposer sa candidature aux prochaines élections. J’ai envoyé ma candidature qui aété acceptée «par force».
lComment s’est déroulée la campagne électorale pour ces élections ?
Le commissaire de police a fait circuler une lettre pour dire qu’il était unethicalpour un policier suspendu de poser sa candidature. Des attaques, des tracts,des rumeurs et même des accusations de viol ont été lancés contre moi par nos adversaires qui étaient menés, une fois encore, par l’inspecteur Ranjit Jokhoo. En 2012, nous avions battus son groupe 16-2. En 2013, malgré toute la campagne et le fait que j’étais suspendu, nous avons battu le groupe de Jokhoo 18-0 avec 2000 voix d’écart. Ce qui demontre à quel point les policiers sont solidaires de moi et veulent d’une police normale, sans pression, sans menace, sans suspension, sans injustice.
lVous avez éténommé secrétaire du comité exécutif une nouvelle fois ?
Non, on ne l’a pas fait parce que j’étais alors encore suspendu et mon affaire était toujours en cours. Je n’ai pas voulu que mon image porte atteinte à la fédération. Le poste de secrétaire est revenu à deux autres membres élus.
lL’affrontement avec la hiérarchie de la police était-il terminé ?
Attendez, le film va se poursuivre. Un ordre est émis qui m’oblige à quitter le comité de la fédération où j’ai été élu en tête de liste. On devait logiquement me réintégrer, ce qui m’aurait fait revenir au bureau de la Fédération. Ce n’était pas possible pour eux, il fallait qu’il fassent quelque chose pour empêcher ça. Le 22 mai a eu lieu la marche de solidarité pour Gabriel Darga, le policier mort en service. La famille avait eu l’autorisation d’organiser cette marche du bureau du commissaire de police. J’y ai participé en tant qu’ancien collègue du constable Darga. Il y avait autant de membres de la NIU que de participants. Le lendemain, le CCID fait ouvrirune enquête sur l’organisation de cette marche et certains participants. Une accusation a été portée contre moi selon laquelle j’avais utilisé un porte-voix pendant la marche. Fin mai, on m’a convoqué pour donner une enquête, mais méfiant, je suis allé voir Me Rama Valayden pour l’engager. Il a envoyé une lettre pour dire qu’il n’était pas disponible le jeudi mais qu’il le serait le lundi suivant et qu’il m’accompagnerait au poste de police pour mon statement. Vendredi soir, j’ai été informé queje serais arrêté. Samedi, on a téléphoné chez mes proches pour faire savoir qu’on viendrait m’arrêter. C’était du harcèlement, de la torture pour me faire craquer.
lLe film policier continue…
De plus belle! Lundi, quand je suis sorti de chez moi pour aller voir mon avocat, le même inspecteur qui m’avait déjà arrêté en 2012 était devant ma porte. Par la suite, il est allé en cour pour prendre un mandat pour faire une fouille à mon domicile.
lL’inspecteur était à la recherche de quoi ?
Il était à la recherche d’une banderole qui aurait été utilisée pendant la marche pacifique en hommage au policier Darga.
lC’est pour cette banderole que la police est venue vous arrêter ? Oui, l’inspecteur du CID l’a fait en sautant par-dessus mon portail et en frappant àma porte comme si j’étais un vulgaire criminel, en présence de mes voisins. J’ai accepté de les accompagner au CCID pour donner ma version. J’ai demandé à ceux qui m’interrogeaient s’ils ne savaient pas que je viendrais avec mon avocat qui avait envoyé une lettre au CCID à cet effet. Ils n’ont pas répondu à cette question.
lMais pour quelle raison le CCID vous a-t-il arrêté ?
Ils m’ont posé toutes sortes de questions sur la marche pacifique. Les questions étaient tellement stupides que j’ai utilisé mon droit au silence, pas parce que j’avais peur, mais parce que je refusais de me laisser humilier. Ils ont fini par loger une charge provisoire contre moi et j’ai dû aller en cour pour demander ma libération sous caution.
lQuelle était la charge retenue contre vous ?
Que je faisais partie d’une association de policiers, ce qui est interdit dans la police, et que j’étais avec eux pendant la marche pacifique.
lC’était ça le chef d’accusation ?
Oui, un chef d’accusation — basé sur la section 17 du Police Act — qui a été retenu sans qu’aucune enquête n’ait été faite. Par ailleurs, dans notre combat légal pour la création d’un syndicat des policiers, combat dont je suis un des responsables, nous avons demandé que cette section 17 soit déclarée anticonstitutionnelle.
lSergent, on est  obligé de vous dire que, non seulement vous êtes un emmerdeur, mais que vous cherchez des emmerdements.
Ah, bon ?, Expliquez-moi comment, s’il vous plaît ?
lVous savez que la hiérarchie de la police veut votre peau. Vous savez que des affaires ont été montées contre vous et vous vous engagez dans le combat pour réclamer le droit de créer un syndicat au sein de la police. Comme on dit en kreol, ou pé rodé !
Ça, c’est leur manière de voir les choses. À Maurice, le seul département, le seul groupe de travailleurs qui ne peut se syndiquer c’est la police. Tant que les policiers ne seront pas syndiqués, ils devront subir toutes sortes de mauvais traitements, de menaces, de punitions. Nous sommes comme un outil dont certains se servent pour leurs intérêts. Il ne faut pas oublier que le policier est un être humain et pas un automate. Nous avons, comme les autres, des sentiments, des motivations, un but dans la vie. Nous ne pouvons pas en 2014 vivre comme des prisonniers, être menacés de comités disciplinaires, de transferts ou de suspension. Il faut libérer les policiers, leur donner les mêmes doits que les autres travailleurs de ce pays, dont celui de se syndiquer. Nous ne demandons que le respect de nos droits.
lVous n’allez pas cesser le combat ?
Je ne le pourrai pas. Je suis un de ceux qui peuvent mener le combat, c’est pour cette raison qu’on essaie de tout faire pour me casser, me discréditer, me faire taire. J’ai envie de faire partie de ceux qui vont libérer les policiers mauriciens du système archaïque dans lequel ils sont enfermés. Je veux mettre fin aux transferts punitifs et suspensions abusives dans la police et des comités disciplinaire que l’on institue pour un oui et pour un non. Mais la hiérarchie n’est pas d’accord, ne veut pasde changement. Pour elle, le policier doit rester sous contrôle et il faut couper la tête à tous ceux qui osent la lever.
lVous pensez que vous finirez par faire triompher votre cause ?
Jusqu’à preuve du contraire, j’ai confiance dans la justice mauricienne. Je vais entamer des démarches légales et demander réparation à ceux qui sont responsables des mesures injustes qui ont été prises contre moi.
lVous ne craignez pas que les intimidations puissent un jour devenir physiques ?
Plusieurs personnes ont soulevé cette question et m’ont dit de faire attention, de prendre des précautions. J’en suis conscient, mais je ne suis pas seul dans ce combat. Si je l’étais, mon groupe n’aurait pas remporté les élections de la Police Federation avec 2000 voix d’écart. Je n’ai pas commencé ce combat pour capituler avant la fin. Je voudrais dire que ce que je regrette, c’est que ma famille paye pour mon action. J’ai été arrêté deux fois chez moi, devant ma femme et mes enfants. C’est triste, mais ils savent que ce que je fais est juste.
lIl ne vous arrive pas d’être fatigué par ce combat ?
Honnêtement, il m’arrive d’être fatigué parce que je suis un être humain, pas un robot avec un uniforme. Mais arrêter serait trahir mes principes et la confianceque les policiers ont placée en moi. Je crois que je suis né avec le besoin de réclamer la justice et de me battre pour l’obtenir. Si j’arrête, ce serait donner la victoire à ceux que je combats. Je n’ai pas le droit de reculer. Avec ou sans représailles,avec ou sans répercussions, je continuerai à dénoncer.
lVous vous rendez compte que cette interview ne va pas faire plaisir à ceux que vous appelez vos adversaires dans la hiérarchie de la police ?
Je ne suis pas de ceux qui se cachent sous la table. Il est possible que je sois arrêté pour vous avoir accordé cette interview. Je l’ai été deux fois déjà avec des accusations cousues de fil blanc. La première a été rayée par le DPP et la deuxième est en attente d’une décision. J’ai la conscience claire et lesmains propres, et je n’ai rien à craindre. Ceux qui ont peur ce sont ceux qui ont commis des offenses, n’ont pas respecté la loi, l’ont carrément violée ou ont abusé de leur position. Je me suis engagé en connaissance de cause dans ce combat pour la justice dans la police. Je n’ai pas le droit de reculer.

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