SHAKUNTALA JUGMOHUN, PRÉSIDENTE DE L’ONG FRIENDS IN HOPE: «Les ONG font le travail de l’Etat»

Qu’avez-vous fait depuis que Rama Sithanen, alors ministre, vous a fait “lev ou paké allé” du ministère des Finances où vous avez travaillé pendant de nombreuses années ?
J’ai pris ma retraite anticipée du gouvernement, je suis allée voir mes enfants qui vivent à l’étranger. Puis je suis revenue à Maurice et, comme je ne suis pas du genre à rester à ne rien faire, j’ai pris de l’emploi dans un groupe privé où mon travail est apprécié. J’ai tourné la page sur l’épisode “lev paké” et j’occupe mon temps libre au sein de l’ONG Friends in Hope, dont je suis l’actuelle présidente.
En ces temps où l’Etat décore celles qui, comme vous, ont été invitées à “lev paké”, on vous retrouve dans la rue en train de manifester en faveur des écoles de l’APEIM.
Je n’ai pas recherchée de décoration jusqu’à maintenant et je ne vais pas commencer maintenant. Vous croyez que j’en aurais acceptée une pour avoir été invitée à “lev paké allé”, après une longue carrière au ministère des Finances ? Je préfère m’investir dans le social où les besoins sont énormes.
Qu’est-ce que la présidente de Friends in Hope fait dans la rue avec les manifestants pour les écoles de l’APEIM ?
Nous menons le même combat. Je suis descendue dans la rue pour exprimer ma solidarité avec l’APEIM et les parents des enfants autrement capables qui manifestaient pour le respect de leur droit. On ne le dit pas assez à Maurice en ces temps de plus en plus difficiles : la solidarité est un mot essentiel non seulement dans le monde des ONG, mais également dans celui de la vie tout court. Ce qui se passe actuellement ne concerne pas seulement l’APEIM mais toutes les ONG qui travaillent avec les jeunes et les Mauriciens plus âgés autrement capables. Le problème qui me pousse à descendre dans la rue ne concerne pas que l’APEIM et les ONG, mais tous les Mauriciens.
Quel est ce problème ?
Avant de vous répondre, permettez-moi de profiter de l’occasion pour redire que je suis choquée qu’un ministre ait osé utiliser le terme “handicapés mentaux” comme une insulte contre les journalistes. Ce qui est plus choquant, c’est que cette utilisation du terme “malades mentaux” comme une insulte n’ait pas provoqué des réactions. Il fallait le souligner. Je reviens à la question : comme partout dans le monde, il existe à Maurice des citoyens — enfants et adultes — autrement capables, des handicapés physique ou mentaux qui ont besoin de soins et d’accompagnements pour devenir le plus autonomes possible et vivre dans la société. L’Etat mauricien n’a pas les infrastructures et les compétences pour faire ce travail. Autrefois, ceux faisant partie de cette catégorie de Mauriciens était cachés dans des pièces du fond de la maison, parfois attachés à un pied de lit pour qu’ils se tiennent tranquille. Ils étaient rejetés dans tous les sens du terme.
Mais, depuis, cette situation s’est beaucoup améliorée, et le regard sur le handicap et les handicapés a changé à Maurice.
Heureusement et grâce surtout aux ONG. Elles ont été, pour la plupart, créées bout par bout, pièce par pièce, par des parents qui ne pouvaient accepter que leurs enfants handicapés soient rejetés. Le regard sur le handicap a changé parce que les parents se sont non seulement mobilisés mais totalement investi pour créer les infrastructures, acquérir les connaissances nécessaires, pour améliorer le sort de ces enfants. On n’a pas assez rendu hommage à ces parents, mais aussi à cette armée de volontaires qui sont venus les aider dans leur travail et les firmes et entreprises qui ont soutenu financièrement les projets. C’est grâce à cette solidarité agissante que les ONG ont fait une partie, une très grosse partie, du travail qui relève de la responsabilité de l’Etat.
Quelle est la responsabilité de l’Etat dans ce dossier ?
L’Etat a la responsabilité de s’occuper de TOUS les Mauriciens. Les Mauriciens autrement capables, qui ont besoin d’être aidés sur le plan physique et mental sont des citoyens comme les autres. Ils ont droit aux mêmes prestations sociales que l’Etat accorde aux Mauriciens et qui sont financés par les contribuables. Ils ont droit, comme les autres, à l’éducation gratuite, au transport gratuit pour aller dans les institutions scolaires. Ils doivent avoir droit à des moyens pour se développer selon leurs capacités respectives pour qu’ils deviennent autonomes. Ils ont le droit de se développer selon leurs possibilités physiques et mentales. Le rôle de l’Etat de s’assurer que tous les Mauriciens aient accès à ces possibilités de développement.
Parfois on pourrait penser que le gouvernement, à travers son ministère de l’Education, pratique une politique de deux poids, deux mesures. Il y a quelques années, ANFEN, l’ONG qui s’occupe des recalés du CPE, a dû faire circuler une pétition nationale pour que ses élèves aient droit au transport gratuit pour aller à l’école. Comment expliquer que dans un pays qui est fier de son welfare state, il faut se battre pour que des enfants bénéficient de leur droit à l’éducation ?
Je n’étais pas au courant de ce problème qui n’aurait pas dû exister, logiquement les Mauriciens étant égaux. Mais revenons aux ONG : au départ, elles fonctionnaient surtout avec des volontaires, qui je le répète, ont fait un travail extraordinaire. Avec les avancées scientifiques et technologiques le handicap se soigne mieux aujourd’hui et la réhabilitation est beaucoup plus efficace. Pour offrir les services nécessaires, ces ONG ont besoin de faire appel à des professionnels qualifiés et cela a un prix. Les volontaires sont bienvenus, indispensables, donnent de leurs temps sans compter mais ils ne sont pas les professionnels dont les ONG ont besoin pour se pérenniser. Les professionnels encadrent les volontaires, qui ne peuvent pas être disponibles comme le sont les professionnels qui perçoivent un salaire. C’est une dépense fixe que les ONG doivent inclure dans leur budget de fonctionnement.
Mais les dons du CSR ne sont pas là pour ça ?
Non. Les ONG ont besoin d’un revenu stable pour payer les salaires des professionnels qu’elles emploient et les frais de fonctionnements des centres. Ils ne peuvent pas compter sur le CSR, qui dépend des profits du secteur privé. L’aide financière de l’Etat aux ONG, qui font son travail, est indispensable. On ne peut pas commencer une thérapie et l’interrompre le temps que le ministère décide s’il va payer les grants ! On est en train de jouer avec la réhabilitation des Mauriciens autrement capables qui fréquentent les écoles et centres des ONG. La responsabilité du gouvernement est de donner aux ONG les possibilités de prendre en charge les coûts fixes de leur action. C’est-à-dire les salaires des professionnels et les locations des bâtiments, centres et écoles, etc. Ces professionnels sont essentiels dans le fonctionnement des ONG qui font le travail du gouvernement. Il va sans dire que le gouvernement a un droit de regard sur le recrutement des professionnels et leurs salaires. Il va sans dire aussi que toutes les ONG responsables doivent rendre compte de chaque sou dépensé. Tout cela se passe dans la transparence et sous le contrôle des autorités et des donateurs.
Mais si la situation est celle que vous décrivez, si l’APEIM accueille dans ses centres et écoles les enfants autrement capables dont le gouvernement ne peut pas s’occuper, pourquoi est-ce que le ministère de l’Education refuse de payer ces fameux grants ?
C’est la question que tout le monde se pose. Mercredi dernier, à la manifestation, une dame est venue dire ceci : “J’ai eu un enfant pas comme les autres, je lui ai dit : tu ne vas pas devenir médecin, avocat ou comptable, mais je vais t’aider à te développer selon tes possibilités. Pour cela, je suis allée a l’école de l’APEIM pour qu’on me vienne en aide. Mais si l’école de l’APEIM ferme, qu’est-ce qui va arriver à mon enfant. Qu’est-ce que je vais faire de lui ? C’est un vrai problème !” J’ai entendu le conseiller du ministre de l’Education dire sur une radio que l’APEIM a des problèmes financiers. Mais elle et toutes les ONG auront des problèmes financiers aussi longtemps que le ministère ne leur versera pas les grants, qui leur permettent de faire le travail du ministère en s’occupant de ces enfants et des ces adultes dont les ministères ne s’en occupent pas. Parce qu’il n’a ni les moyens, ni les infrastructures, ni les compétences et, je suis obligée de le dire, l’envie de le faire. Ce n’est pas facile de travailler avec les autrement capables. La majeure partie des ONG est formée de parents de ces enfants et des ces adultes autrement capables. Ces parents sont impliqués directement et personnellement dans le fonctionnement de ces ONG. C’est grâce à eux, à leur amour pour leurs enfants, à leur désir de tout faire pour qu’ils se développent selon leurs capacités que les ONG fonctionnent et que le ministère n’a pas à s’en occuper.
Le gouvernement ne s’intéresse pas à cette catégorie de Mauriciens ?
Je ne sais quoi vous répondre. Je constate que les membres du gouvernement se disent intéressés par cette catégorie de Mauriciens quand ils viennent couper les rubans des cérémonies d’ouverture de centres ou d’inauguration de projets. Ils sont, en tout cas, conscients de l’existence de ces problèmes. Mais je suis sur le terrain et je peux dire que si on continue sur cette même voie, qui défie toute logique sociale, le nombre de laissés-pour-compte va aller en augmentant à Maurice.
Mais le ministre des Finances vient de déclarer que la pauvreté est en train de reculer à Maurice ?
On lui a sans doute donné des statistiques dans ce sens. Mais la pauvreté n’est pas une donnée statique, mais une réalité sociale. C’est la pauvreté qui fait se dégrader une société et pousse certains de ses membres vers le vol, la violence et le crime. Je me demande comment, dans un pays où la pauvreté est en train de reculer, on peut se retrouver avec ce nombre de crimes et de violences au quotidien. Toutes les radios, tous les journaux en sont remplis. C’est un signe de bonne santé sociale, de recul de la misère ? Comme tous les travailleurs sociaux engagés sur le terrain, je ne vois pas la pauvreté en train de reculer. Au contraire, plus je vais sur le terrain et plus je me dis qu’il me faudrait encore une vie pour pouvoir faire reculer la misère dans ce pays.
l Pourquoi est-ce que le ministère de l’Education semble ne pas aimer l’APEIM, qui pourtant le décharge d’une partie de son travail. Comment expliquer cet antagonisme ?
Je n’arrive pas à expliquer la raison profonde de ce qui semble être un antagonisme ministère/APEIM. L’APEIM, comme Friends in Hope, a été créée alors qu’il n’existait rien dans le pays pour les enfants et adultes autrement capables. A cette époque, et il faut le répéter, ces enfants et ces adultes étaient cachés dans une chambre du fond de la maison, attachés à un lit parce qu’on en avait honte, parce qu’on ne savait que faire d’eux. Un énorme travail de réhabilitation, de prise de conscience, a été fait, des enfants et des adultes ont été encadrés, ont appris à se développer selon leurs capacités et certains sont devenus autonomes alors que les autres peuvent, en étant encadrés, se débrouiller. Comment peut-on envisager de faire fermer des écoles et des centres qui font ce travail ? Non seulement on semble ne pas s’intéresser à ce que vont devenir les autrement capables, mais on les prive des moyens de se développer selon leurs capacités. Vous me demandez la raison de tout ça ? Je ne sais pas, mais certains disent qu’à Maurice il faut que le gouvernement qui arrive au pouvoir défasse tout ce que le précédent a fait, même les bonnes choses. C’est peut-être l’explication. En 2000, Paul Bérenger a compris le travail que faisaient certaines ONG. Notre but à Friends in Hope était de construire une home pour nos enfants, qui ne pourront jamais devenir totalement indépendants, pour les mettre à l’abri. Bérenger a convaincu le gouvernement de nous donner un terrain à Réduit, tout comme il a fait donner un terrain à l’APEIM, à Trianon, mais dès que Bérenger a quitté le pouvoir, le terrain qui nous avait été donnés nous a été repris.
Les ONG ont payé les frais du changement de gouvernement ?
C’est vous qui le dites. Le fait brutal est que ce terrain sur lequel nous allions construire un centre résidentiel avec des chambres pour héberger les malades, a nos frais, nous a été repris. Plus tard, l’évêque anglican a mis à notre disposition un terrain pour faire construire ce centre résidentiel. Nous avons fait des plans pour un centre avec quatorze chambres pour commencer, mais impossible de débuter les travaux parce que les autorités nous imposent toutes sortes de conditions. On sait que l’APEIM a eu toutes sortes de problèmes pour terminer la construction de son bâtiment.
Les ONG doivent donc se battre doublement pour faire une partie du travail qui relève du gouvernement ?
On peut arriver à cette conclusion. La majeure partie des ONG doit effectuer de véritables parcours du combattant pour concrétiser leurs projets qui, vous avez raison de le souligner, viennent faire ce que le gouvernement aurait dû entreprendre pour ses citoyens les plus exposés. En menaçant de faire fermer les écoles de l’APEIM, le ministère de l’Education va priver les enfants qui fréquentent ces écoles de leur droit à l’éducation. Je n’arrive pas à comprendre qu’on puisse se comporter de cette manière dans un pays qui se dit moderne. Je ne comprends pas que les responsables, au lieu de venir avec des solutions pour régler des problèmes viennent, au contraire les compliquent. Je le répète : les ONG font une partie du travail qui revient au gouvernement, au lieu de les aider à avancer, on fait le contraire.
Quelle est la solution ?
Il faut que la société mauricienne bouge. Il faut que les Mauriciens se fassent entendre, mettent fin à ce qui semble être une épidémie d’autisme. Si les ONG ne s’occupent pas des Mauriciens enfants et adultes qui souffrent de handicaps mentaux et physiques, qui va le faire ? Est-ce que la solution, c’est d’envoyer les élèves de l’APEIM dans les écoles dites normales, dans des classes avec des professeurs qui ne sont pas formés au handicap ? C’est quelque part leur dire qu’ils n’ont pas de place dans la société mauricienne ! Si, par exemple, Friends in Hope et Open Mind sont obligées d’arrêter leurs activités, que va-t-on faire de ceux dont ces ONG s’occupent ? Les envoyer rejoindre les 400 “patients” réhabilités de Brown Sequard ? Savez-vous qu’il y a, à l’hôpital psychiatrique de Beau-Bassin, 400 patients réhabilités qu’on ne sait où envoyer et qui doivent “habiter” à Brown Sequard, qui est devenu une prison pour eux !
Là où la ministre Mireille Martin a envoyé les pensionnaires du foyer Namasté ?
Sans commentaires. Ces personnes réhabilitées, ces enfants ont besoin de plus de soin, de plus d’attention, de plus d’encadrement que les autres. C’est le contraire qu’on est en train de faire à Maurice.
J’aurais cru qu’avec les avancées de la science et de la technologique, les choses auraient été plus faciles ?
C’est vrai. Elles auraient dû l’être. Aujourd’hui, avec l’internet, l’information circule plus et on sait que les handicaps peuvent être, sinon soignés et guéris, tout au moins maîtrisés et que l’on peut développer les malades dans certaines limites. Mais il y a des réticences et des comportements qui retardent le combat et nous font reculer au lieu d’avancer. Il faut mettre sur pied un partenariat ONG/gouvernement, signer des accords parce que nous sommes complémentaires. Le gouvernement a besoin de nous, de notre expérience, de notre engagement, de nos volontaires. Nous avons besoin de son soutien financier — contrôlé — pour faire avancer nos projets et permettre d’améliorer le sort des Mauriciens autrement capables. Ce sont des citoyens Mauriciens qui ont droit aux mêmes prestations, aux mêmes avantages que les autres. Ce combat est trop important pour que l’on se permette des affrontements de temps à autre. Chaque réticence, chaque retard se font au détriment des Mauriciens autrement capables. Est-ce que ce n’est pas le rôle et le devoir d’un gouvernement de s’occuper des plus pauvres, des plus désarmés de ses citoyens ? Est-ce que ce n’est pas notre mission d’humains d’aider les plus démunis ? Il faut que les Mauriciens se mobilisent — et ils savent le faire — pour que les droits de leurs compatriotes autrement capables soient respectés !

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