THÉÂTRE—HAMLET: De la bonne humeur dans la tragédie

Le Hamlet du Shakespeare’s Globe Theatre s’est joué à guichets fermés vendredi soir, quelques heures après la séance pour le jeune public. Organisée dans le cadre des 450 ans du dramaturge, cette escale d’une tournée mondiale inédite aura marqué la tragédie du Prince du Danemark du sceau de la vitalité, du dynamisme et de la bonne humeur, ne laissant pas le spectateur baisser la garde.
Maurice aura été, vendredi 22 janvier, le 163e pays où le Shakespeare’s Globe Theatre a donné Hamlet, c’est tout dire ! Cette tournée anniversaire qui dure depuis bientôt deux ans a amené cette troupe de seize personnes à jouer dans les conditions les plus variées, dans des parcs publics du Chili, pour des séances de plein air au Soudan où quelque 3 000 personnes sont venues, aussi bien que dans les théâtres nationaux les plus prestigieux ou dans des lieux symboliques comme la Bibliotheca Alexandrina en Égypte pour ne prendre que cet exemple. Elle a joué sur tous les continents et sous tous les climats, au-delà du cercle arctique comme dans les zones équatoriales !
Il n’était donc pas étonnant de découvrir la légèreté et la polyvalence des décors sagement posés sur la scène du Mahatma Gandhi Institute vendredi dernier pour la représentation scolaire de midi et la soirée de gala. Trois toiles tendues font office de fond de scène offrant deux entrées possibles. Des malles de voyage sont manipulées lors des changements de scènes pour se prêter à tous les usages possibles, du trône à pierre tombale en passant par les murs d’enceinte, table et autre lit, etc. Un fil tendu sert au fond à accrocher toutes sortes d’objets… armes, instruments de musique, chapeau, sac et autre veste pouvant servir aux personnages, tandis qu’un autre à l’avant-scène porte un rideau, tiré de temps à autre, derrière lequel Polonius aura la mauvaise idée de se cacher, ce qui lui sera fatal…
Dans le même esprit, les costumes se caractérisent par leur sobriété relativement à l’apparat des cours royales du début du XVIIe siècle, mêlant vêtements contemporains et accessoires anciens, ces derniers indiquant symboliquement les fonctions des personnages : une épée pour les officiers de la garde, une étole et une tiare rouge sang pour le personnage qu’Hamlet s’invente, un long manteau aux motifs excentriques pour le couple royal, mais rien de trop lourd ou encombrant. Seul le spectre avec sa cotte de maille, semble réellement appartenir à des temps reculés. Les artistes ont besoin de voyager le plus léger possible avec des décors et costumes capables de s’adapter à toutes les circonstances, d’où cette petite scène reconstituée au milieu de celle du MGI qui fait penser aux théâtres itinérants de l’époque qui se produisaient sur les places publiques pour apporter du divertissement dans le plein sens du terme.
Polyvalence, action et musique
Au public rompu au style classique et habitué à un Hamlet grave et tragique, cette version de la plus célèbre et longue pièce de Shakespeare aura apporté un certain dépaysement. La musique y est tout d’abord un élément clé puisque toute la troupe chante et joue violon, accordéon, cymbale et autre banjo en introduction comme en conclusion, histoire d’enrober cette tragédie d’un vent de légèreté et de bonne humeur. La musique ou les effets sonores produits sur scène reviennent régulièrement dans les transitions pour ponctuer les changements de décor et/ou passage d’une scène à une autre, ou encore accompagner le jeu des comédiens de quelques bruitages ou rythmes percussifs.
La polyvalence des comédiens se traduit dans le passage non seulement de l’action théâtrale à la musique mais aussi et surtout d’un rôle à un autre. La distribution change d’une représentation à l’autre, comme c’était le cas vendredi avec par exemple, un Hamlet sous les traits de Naeem Hayat le midi, puis de Ladi Emeruwa le soir. Qui plus est, dans la même représentation, à part le rôle-titre, tous les comédiens sont amenés à jouer plusieurs rôles, à l’instar de Keith Bartlett qui joue Polonius, le Lord chambellan et conseiller du roi, et devient fossoyeur après avoir été tué par Hamlet croyant alors toucher le roi usurpateur Claudius. Interpréter environ 25 personnages exige une certaine souplesse de la part des douze comédiens qui deviennent aussi figurants et participent aux changements de décors quand ils ne jouent pas un rôle…
Dans pareil contexte, le jeu d’acteur se doit d’être puissant, vivant et habité, et en ce domaine, Ladi Emeruwa a incarné un Hamlet émouvant qui sait tour à tour bouillonner de passion et déborder de vie comme le veut son jeune âge, révéler le sentiment de fragilité le plus dévastateur, se laisser ronger par le doute, ou encore par la plus insondable déception et le dégoût que lui inspire son oncle Claudius qui a assassiné son père pour lui chipper le trône, ou sa propre mère qui n’a pas tardé à se marier à ce dernier… Son « to be or not… » est un cri lancé au public, où affleurent jeunesse et vitalité et dont il décline les multiples nuances avec aisance.
Jennifer Leong compose une Ophélie aérienne et poétique, qui dans la fameuse scène de la folie nous fait toucher du doigt cette étrange évaporation de l’être qui perd la raison et se prépare à une fin inéluctable. Peu de cas est fait des femmes dans ce monde très masculin, où son contrepoint féminin, la reine Gertrude mère d’Hamlet, incarne la veulerie et la trahison. Autre contrepoint, mais d’Hamlet en fils vengeur bien conforme, Beruce Khan est un Laertes tout feu tout flamme, genre de chien fou prêt à en découdre, tandis que l’ami fidèle d’Hamlet, le stoïque Horatio joue dans la mesure et la discrétion, toujours prêt à écouter. Keith Bartlett apporte une amusante truculence au très courtisan personnage de Polonius jouant avec finesse et humour sur les travers de la langue, feignant la perte de mémoire et le gâtisme, faisant volontiers des mimiques et clins d’oeil quand l’instant s’y prête, ce qui ne l’empêche pas d’être très puritain avec sa fille.
Le théâtre vérité
Tout ce joli petit monde nous fait vivre 2 heures 45 d’action à un rythme effréné, dans une dynamique qui montre à quel point l’écriture de cette pièce est savamment articulée et sa progression dramatique, des plus complexes. L’absence totale de temps mort ou même de silence allège le texte et lui insuffle une grande vitalité, mais cela ne laisse guère au spectateur de temps d’imprégnation, de réflexion voire d’identification, nécessaire pour prendre conscience de son ressenti après les grandes tirades philosophiques ou les moments clés. Cette pièce exige beaucoup d’attention, sans compter l’effort de concentration que demande l’écoute d’une langue ancienne éloignée de la langue maternelle de beaucoup de spectateurs, dont l’accentuation et la diction étaient plus accessible chez certains comédiens que chez d’autres.
Cette écriture associée au talent de Ladi Emeruwa fait progressivement émerger un Hamlet qui finalement remet tout en question des valeurs de cette société à laquelle il appartient, y compris d’ailleurs le désir de venger son père incarné par le spectre (rôle que Shakespeare interprétait lui-même…). Aussi dénonce-t-il l’archaïsme du pouvoir, l’absurdité des guerres et de la violence, etc. La vie elle-même n’a plus de sens. Hamlet feint la folie, en appelle à des comédiens pour monter un stratagème appelé à confondre son oncle, rejette Ophélie de la manière la plus désolante qui soit, honnit les femmes qu’il perçoit incarnées par sa mère. Mais l’homme torturé et fragile du début trouvera peu à peu le chemin de la vérité et de l’authenticité, notamment grâce au pouvoir révélateur du théâtre qu’il met en abîme, soit en feignant la folie, soit en commandant une pièce à des comédiens.
Il retrouve dans un cimetière, exhumé par le fossoyeur, le crâne du bouffon qu’il a adoré alors qu’il était enfant, moment clé qui lui fait mesurer la fragilité des êtres et de la vie, leur relativité aussi lorsqu’il réagit aux commentaires des fossoyeurs particulièrement distants. Au fil de ses doutes et interrogations, il se construit et devient lui-même, homme agissant prêt à affronter et vivre sa vie quand il accepte d’affronter Laertes, et donc à assumer ce qui lui arrivera. « The readiness is all ». Son dialogue avec Horatio montre qu’il est prêt à vivre pleinement sa vie, mais il est trop tard, les dés ont déjà été jetés…
Si Hamlet incarne de nouvelles valeurs dans un monde devenu archaïque et colle en cela à notre époque actuelle de bouleversement et transition, cette pièce tient aussi un propos sur le rôle du théâtre dans la société. La pièce dans la pièce confond Claudius au point de le faire culpabiliser sur le meurtre qu’il a commis. Aussi ce théâtre de la vérité s’oppose-t-il à un autre théâtre, celui du pouvoir, faux et déloyal, incarné par le couple royal. Hamlet meurt à la fin, peut-être parce qu’il est trop honnête et en avance sur son temps, tandis que les autres payent en quelque sorte leurs exactions et leurs tromperies. Après l’hécatombe finale des principaux personnages, la magie du théâtre reprend ses droits et la musique réinsuffle vie aux comédiens qui se remettent à chanter.

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