THÉRÈSE HARGOT: « Les jeunes Mauriciens ont besoin d’être éduqués à la sexualité »

Notre invitée de ce dimanche est Thérèse Hargot, philosophe et sexologue belge, qui vient d’effectuer une série de conférences sur la sexualité à l’invitation de l’Institut Cardinal Jean Margéot. Voici l’essentiel de l’interview qu’elle nous a accordée avant son départ.
— Comment peut-on être philosophe et sexologue en même temps ? C’est un mélange un peu, disons, surprenant…
Tout simplement parce que j’ai fait deux formations, un double master. En philosophie j’ai travaillé sur les questions qui touchaient à la femme, à la sexualité, à la famille et au féminisme. Pour bien connaître ces sujets, j’ai décidé de faire en parallèle des études sur la sexualité qui me donnaient une connaissance de trois grands volets — médical, biologique et psychologique — des sciences humaines. Cela m’a fourni un bagage assez large de ces sujets qui donnent une grande originalité à mon travail. Je ne suis pas une sexologue qui serait juste une technicienne, mais avec une dimension philosophique et psychologique du sujet.
— Vous êtes-vous engagée dans cette voie parce que vous aviez des prédispositions pour la sexualité depuis la maternelle ?
Depuis toute petite je disais que je voulais travailler sur tout ce qui a trait à l’amour. On ne parlait pas encore de sexualité à l’époque. Toute jeune, j’étais intéressée par les débats de société sur l’avortement, le sida, le préservatif. En Belgique, mon pays natal, nous sommes assez avant-gardistes sur les débats de société.
— Ce qui a dû vous changer avec la manière dont ces sujets sont abordés à Maurice…
Ah oui ! On va dire qu’il y a un vrai décalage sur ces questions-là à Maurice. Je suppose qu’il y a des sujets tabous et que du fait que tout le monde connaît tout le monde, il y a des questions qu’on n’aborde pas en public à Maurice.
Revenons à votre parcours professionnel…
Je suis donc Belge et je suis allée à Paris pour faire mes études de philosophie parce que, pour moi, la France c’est le pays de la philosophie. Puis, j’ai fait mon master en sexologie en Belgique.
— Le pays de la sexualité ?
Comme tous les pays du monde ! J’ai ensuite habité deux ans à Bruxelles où j’ai créé une association, Love Generation, qui parlait d’amour et de sexualité dans les établissements scolaires. Ce qui m’a permis de développer le thème de la sexualité affective. Ensuite je me suis mariée et suis partie à New York où mon mari travaillait. C’est là-bas que j’ai ouvert un cabinet conseil où j’ai accompagné les couples de célibataires qui venaient me voir parce qu’ils avaient des problèmes dans leur vie affective et sexuelle. En même temps, j’écrivais pour un magazine francophone et j’ai lancé mon exercice de thérapeute. Après trois ans et demi à New-York, je me suis installée à Paris où je vis et travaille depuis quatre ans selon le programme suivant : des consultations le matin à mon cabinet, des interventions dans les écoles l’après-midi et des conférences le soir.
— Vous faites tout ça pour dire quoi ? Quel est le message que vous voulez transmettre ?
On peut dire que je fais tout ça pour dénoncer des choses, des idéologies de la société qui me posent problème. Pour moi, toute cette idéologie de libération sexuelle des années 68’ est problématique à différents niveaux. C’est pour ça d’ailleurs que le livre que j’ai publié l’année dernière s’intitule Une jeunesse sexuellement libérée (ou  presque). On dit qu’on est libéré sexuellement mais on ne l’est pas vraiment. Je fais aussi tout ça pour annoncer une autre manière de vivre l’amour et la sexualité que celle qui nous a été imposée depuis une cinquante d’années, la soi-disant sexualité sans entrave. En fait, j’annonce une sexualité qui serait plus relationnelle, interpersonnelle, dont la jouissance ne serait pas l’aspect fondamental. En fin de compte, on peut dire que je dénonce et que j’annonce en même temps.
— Vous êtes en train de dire que le système — on va dire sexuel — qui prévalait avant mai 68 était meilleur que celui qui l’a remplacé …
Non, absolument pas ! Je ne dirai jamais ça et je ne réclame pas un retour en arrière. Je ne dis pas que c’était mieux avant, mais je dis, en passant, on n’a pas demandé à ceux qui sont nés après mai 68, comme moi, s’ils étaient pour ou contre le nouveau système : on le leur a imposé. Simplement, je vois les impacts de ce qu’on a appelé libération sexuelle et je suis pour un nouveau projet de société.
— Quels sont les impacts de la libération sexuelle post 68, selon vous ?
On a entendu le mot liberté dans le sens que chacun pouvait faire ce qu’il voulait, comme il voulait et avec qui il voulait au niveau sexuel. Un des emblèmes de cette libération, c’est la pilule contraceptive. On a dit aux femmes: c’est formidable, en utilisant cette contraception vous allez être délivrées de l’angoisse d’avoir un enfant non désiré. Ma grand-mère a accueilli  cette mesure favorablement, mais moi je ne suis pas de sa génération et je pense autrement. Premier problème, on nous dit que la pilule est un médicament qui va nous délivrer et moi, je ne comprends pas comment on peut vivre une liberté, dans une dépendance à un produit prescrit par un médecin, fabriqué par une industrie, délivré en pharmacie. Cela veut dire qu’il y a déjà des dépendances à la liberté annoncée. Autre problématique : pour moi, ce moyen-là est un médicament et par définition il a potentiellement des effets secondaires sur la santé. Pourquoi propose-t-on des médicaments à des femmes qui ne sont pas malades, au risque de provoquer en elles des pathologies ? Je suis de la génération qui a connu les scandales de la contraception et cela me pose problème. Je ne comprends pas comment on peut faire un symbole de la libération sexuelle un produit qui agit sur la libido des femmes, parce que la contraception hormonale modifie le corps des femmes de l’intérieur et élimine les phases naturelles où elles ont davantage envie d’une relation sexuelle. Si les hommes prenaient la pilule contraceptive, ils n’auraient plus d’érection spontanée, ce qui les affoleraient, n’est-ce pas ? Nous les femmes, on doit accepter la modification de notre corps et de nos désirs.
— Votre raisonnement est malin sur le plan de la discussion. Mais qu’en est-il sur le plan concret ? Les femmes arrêtent de prendre la pilule contraceptive pour retrouver leurs désirs naturels ?
Soyons bien clairs! Je ne suis pas contre la contraception. Par contre, je remets en cause le discours sur la pilule qui nous dit que c’est formidable, que cela nous libère. Je suis gênée par rapport au discours féministe qui entoure la question
— Donc, on garde la pilule, mais on change le discours qui l’enveloppe…
On change le discours, on le nuance et surtout on dit la vérité aux femmes à qui on a menti pendant des années. On ne leur a pas dit que la pilule pouvait provoquer des effets secondaires sur leur vie. La pilule ne me gêne pas comme produit, mais il me gêne comme emblème de libération de la femme. Par ailleurs, on a ouvert la contraception en disant que cela allait diminuer le nombre de grossesses non désirées, mais en France on a 230 000 avortements par an et ce chiffre ne diminue pas, alors qu’on a une couverture contraceptive qui est excellente. Le tout-pilule ne fonctionne pas pour des centaines de milliers de cas. Il faut accompagner les jeunes, leur apprendre à être plus responsables, mettre en place une  nouvelle stratégie car, je le souligne, la pilule ne règle pas tous les problèmes de la contraception et il faudrait trouver autre chose.
— Quoi précisément ? Un retour aux méthodes de régulation naturelle des naissances ?
C’est une piste que je trouve intéressante. D’autant qu’elle repose sur la base suivante : faire confiance aux femmes, ce qui m’intéresse comme féministe. Ces méthodes naturelles permettent aux femmes de mieux connaître leurs corps et, comme vous le savez aussi bien que moi, le savoir c’est le pouvoir. Après, il faudra demander à l’homme d’être coresponsable de cette connaissance et de cette maîtrise  parce que la contraception ce n’est pas qu’une affaire de femmes. Par ailleurs, les méthodes naturelles de contraception n’ont pas d’effets secondaires  négatifs pour la santé et ne représentent pas une menace pour l’écologie. On refuse de plus en plus de manger du poulet bourré aux hormones et on trouve normal que la femme le soit à travers la pilule contraceptive. Je crois qu’on peut encore développer des méthodes naturelles de contraception encore plus efficaces. Je ne prône pas un retour au temps de nos grands-mères, mais la recherche de méthodes naturelles adaptées à notre époque.
— On connaît votre attitude sur la pilule contraceptive. Et l’avortement, vous êtes pour ou contre ?
Je ne suis pas contre l’avortement et on m’a reproché de l’avoir dit, mais je ne le regrette pas. On ne m’a jamais demandé si j’étais pour ou contre, je suis née dans un système dont faisait partie l’avortement. La question que je pose est : est-ce que l’avortement est bon pour moi, est-ce que c’est de ça dont j’ai envie ?
— On récapitule : on garde la pilule mais on encourage des recherches pour rendre plus efficaces les méthodes naturelles de contraception. Par ailleurs, on garde l’avortement mais on fait un travail de responsabilisation pour l’éviter autant que possible…
Oui, le travail doit se faire en aval et répondre à ce véritable besoin de maîtriser la fécondité. La question est de savoir quels sont les moyens dont nous disposons pour développer des alternatives naturelles et efficaces, sans conséquences pour la santé des femmes et des hommes  et de leurs besoins. Il faut développer ces méthodes pour éviter une grossesse non désirée qui se termine par un avortement. Comment arrive t-on à cette situation ? Je ne veux pas mettre toute mon énergie dans un combat pour enlever la loi sur l’avortement.  J’ai envie de me battre pour que les situations de détresse soient moins nombreuses et que les jeunes filles et les femmes ne se retrouvent pas dans une situation de grossesse qu’elles ne pourraient pas assumer.
— Revenons à la pilule contraceptive. Elle est source de très gros profits pour l’industrie pharmaceutique mondialisée. Vous croyez qu’elle va se laisser défaire de ses sources de revenus/profits sans réagir ?
Derrière la soi-disant sécurité de la femme qui fait partie de sa “libération”, il y a un immense système économique dont les clients sont plus de la moitié de la population mondiale. La libération sexuelle se fait dans le cadre d’un libéralisme économique dans cette société de marché qui est la nôtre. C’est pourquoi je dis qu’il faut lier les questions dont nous débattons à un changement, à un autre projet de société. Parce que la société libérale capitaliste, on n’en veut pas, elle n’est pas à notre service. Elle a marchandisé l’homme et la femme, et fait du sexe un produit de consommation. Prenons certains centres de rencontres ou vulgairement dit les plans Q. On s’inscrit, on met une photo et on passe en revue d’autres photos, et après on choisit celui ou celle qui a une bonne tête. Ces entreprises classent les gens, les enferment dans un code de désirabilité sexuelle : les plus beaux au début et les plus moches à la fin. Ses clients sont devenus de simples produits. Aujourd’hui on consomme sexuellement un homme ou une femme comme on achète une paire de chaussures ou on met un produit dans un caddie. C’est ça la libération sexuelle ? Mais c’est encore et toujours la guerre des sexes et l’homme est devenu, comme la femme l’a été pendant longtemps, un objet de consommation, un objet sexuel.
— Vous avez participé en France à des activités de la manif pour tous, ici, vous êtes l’invitée de l’ICJM, une institution catholique, et le discours que vous tenez sur notamment l’avortement a dû choquer, non ?
Je ne sais pas mais je peux vous assurer que je tiens le même discours où que j’aille, parce que je suis intègre, ce qui me donne une grande liberté. Est-ce que les conférences que j’ai données à Maurice ont plus ou moins choqué ? Je n’en sais rien et, pour vous dire la vérité, je m’en fiche. J’ai été invitée pour tenir mon discours. Je l’ai fait en toute liberté, c’est tout.
— Est-ce que vous êtes catholique, Thérèse Hargot ?
Non. Et je vais vous dire que c’est la deuxième recherche sur Google me concernant. J’ai été baptisée et j’ai perdu la foi quand j’avais quinze ans, mais tout le monde croit que je suis une fervente catholique. D’abord, sans doute à cause de mon prénom et surtout parce que mon discours est en cohérence avec celui de l’église catholique. Je suis un peu la catho compatible, parce que je partage la même vision de la personne humaine, mais je ne crois pas en Dieu. Mais les catholiques m’adorent
—Comme les organisateurs de la manif pour tous en France, parce que vous apportez de l’eau à leur moulin..
Oui, mais je déteste quand on utilise mon image, qu’on m’enferme dedans. C’est pourquoi je tiens à préciser qui je suis et ce que je pense pour éviter tout malentendu.
— Passons à autre chose. Vous avez eu l’occasion de parler avec des jeunes ici et ailleurs. Avec Internet, le téléphone portable et ses multiples applications, les jeunes ont-ils encore besoin des informations que vous pouvez leur apporter sur la sexualité ?
Ils n’ont pas besoin d’informations mais d’éducation, de réflexion. Ce que je leur propose c’est des espaces de dialogue et de réflexion sur la sexualité. On réfléchit ensemble, collectivement à l’amour et la sexualité. Ma technique ce n’est pas la conférence et les questions-réponses. C’est moi qui pose les questions pour les faire réfléchir sur les grandes questions de la vie : la liberté, l’amour, le consentement, les abus. Je travaille en tant que philosophe sur les grandes questions de la vie mais à travers l’expérience de la sexualité. Les jeunes ont besoin de l’éducation sur le long terme sur ce sujet.
— Mais qui va leur donner cette éducation ? Les parents ont démissionné, l’école ne le fait pas, il reste les copains et Internet…
Vous avez raison, les jeunes vivent une nouvelle réalité. Les parents ne s’en occupent plus parce qu’ils ont de plus en plus d’autres enjeux, d’autres problèmes à régler. Il faut que l’école et surtout les éducateurs s’emparent de cette question. C’est pour cette raison que j’ai écrit un livre et que je parcours le monde pour donner des conférences pour les éducateurs et les parents. Il faut prendre du temps pour parler aux jeunes, mais surtout pour les écouter et répondre à leurs questions. C’est une urgence.
— Les jeunes que vous rencontrez vous écoutent-ils et surtout vous parlent-ils de sexualité ?
Je vais parler de Maurice où  l’accueil  des jeunes a été incroyable. Je suis une Belge qui vient parler à des Mauriciens et je ne  savais pas ce qui m’attendait
— Les garçons ont dû se dire : on va l’écouter et puis la draguer, la petite Belge…
Si c’est comme ça que font les jeunes Mauriciens, ils ressemblent aux Belges alors ! Soyons sérieux. À la première conférence, il y a 800 adolescents et ça a continué comme ça par la suite. J’avais très peur quand je suis arrivée, je me suis dit : qu’est ce que je vais pouvoir leur raconter ? Mais après, quand on a commencé à discuter, je me suis vite rendu compte qu’ils avaient les mêmes questions que les adolescents français ou belges. Ils ont les mêmes craintes, les mêmes envies, suivent les mêmes programmes de télévision et d’Internet : c’est la mondialisation. Mais il y a beaucoup de sujets tabous, malgré le fait qu’ils ont la même culture que les ados de France et de Belgique. Et il faut reconnaître qu’ils en parlent parce que j’arrive comme une grande soeur, une copine sympa, pas comme une maman avec qui ils peuvent être en conflit, notamment au niveau de l’autorité.
— Et les parents mauriciens qui ont assisté à vos conférences, comment ont-ils réagi ?
Très bien. Ils sont hyper désireux de savoir comment il faut faire, parce qu’ils ont l’impression qu’ils ne le savent pas, qu’ils sont gênés d’aborder certains sujets avec leurs enfants. Les parents viennent d’abord se renseigner car ils sont dépassés par l’accès de leurs enfants aux médias et à l’information. Les tablettes, les smartphones et l’ordinateur ont tout changé pour eux, et même pour moi. Quand j’étais ado, Internet à haut débit n’existait pas. L’ordinateur était dans le salon et on ne pouvait pas aller sur n’importe quel site. Aujourd’hui les ados, et mêmes les enfants, ont directement accès à la pornographie depuis leur téléphone personnel. La pornographie n’a plus rien de transgressif pour les ados comme c’était le cas pour leurs parents. Il faut expliquer aux parents la nouvelle situation, les nouvelles préoccupations des jeunes et ils ont besoin d’être guidés pour savoir quel est leur rôle et comment l’assumer.
— Vous êtes à Maurice pour deux semaines. Vous donnez plusieurs conférences aux éducateurs, aux jeunes et aux parents. Est-ce que cela suffit pour modifier les choses ?
C’est déjà une première, non ? Ce qui me déprime c’est le one shot. Si cela reste à ce niveau, j’aurais passé deux semaines dans une île magnifique, j’aurais fait de très belles rencontres, mais ce n’est pas suffisant. Je n’ai pas la prétention de croire que cela suffit pour provoquer un vrai changement. Ce qui me passionne c’est de créer un mouvement par mes conférences et mes actions pour donner l’envie de continuer, susciter des vocations, encourager les gens à être acteurs sur le terrain, témoigner de ces idées. En ce qui concerne Maurice, je suis en train de discuter pour savoir si je peux revenir pour cette fois faire plus de formations et pas seulement sur l’éducation. C’est seulement un point de mon travail qui est beaucoup plus large, notamment sur des problématiques d’adultes face à la sexualité.
— Parlons un peu d’amour. Votre livre a pour sous titre « C’est quoi ce bordel avec l’amour ». C’est quoi l’amour pour vous ?
Faire en sorte que dans la relation on fasse en sorte que l’autre soit davantage lui-même. S’émerveiller de ce qu’est l’autre, l’aider à développer son potentiel et ses talents, et gagner en liberté. L’amour permet de nous épanouir, pas de posséder.
— Permettez-moi de terminer par une confidence qui touche à votre image. Quand on m’a invité à vous rencontrer, je me suis dit : une sexologue catholique, c’est sûrement une espèce de femme en tailleur qui ressemble à Christine Boutin, la passionaria contre le mariage pour tous en France. J’ai été surpris — et ravi — de découvrir comme une cousine de l’actrice américaine Cameron Diaz
J’espère que vous allez mettre ça dans votre papier !

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