Vidia Mooneegan : « Il faut se focaliser sur l’avenir et être moins complaisants »

Maurice n’est plus perçue comme leader en matière de technologies en Afrique. Des pays africains – tels le Kenya, le Nigeria, l’Afrique du Sud et le Rwanda – ont devancé Maurice sur plusieurs niveaux. D’ailleurs, le dernier Global Innovation Index place Maurice à la 75e place alors que l’Afrique du Sud se trouve à la 58e. Ainsi, pour que Maurice puisse être non seulement le leader en Afrique mais également se placer parmi les grandes nations mondiales, un changement de mentalité est nécessaire, tout autant que d’offrir des opportunités pour attirer des talents et des entreprises à Maurice, sans oublier une éducation de qualité. Tel est en tout cas le constat de Vidia Mooneegan, Senior Vice President de Ceridian Mauritius, qui ajoute croire dans le potentiel de Maurice. Il est également d’avis que « nous devons changer notre manière de voir les choses et être moins complaisant ».

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Maurice ambitionne de se faire un nom sur la scène digitale. Pensez-vous cela réalisable et a-t-on les capacités requises ?
Nous n’avons pas d’autres aucun choix. Nous devons penser à développer une industrie hi-tech très solide à Maurice. Il nous faut penser à la création des propriétés intellectuelles pour qu’il y ait de la valeur. L’époque où on devait venir à Maurice car la main-d’œuvre était plus abordable est révolue. Aujourd’hui, de plus en plus de pays possèdent une main-d’œuvre moins chère que Maurice et arrivent à réaliser ce que nous faisons. Nous devons maintenant nous focaliser sur une hausse des valeurs, sur la robotique et l’automatisation car ces technologies feront disparaître les métiers à faibles compétences. Les métiers qui requièrent également plus de compétences pourront aussi disparaître. Par exemple, des technologies « robo-advisors » peuvent remplacer les « wealth managers » conseillers dans la gestion de biens. Ce ne sont pas des emplois dont les compétences sont inférieures mais avec la technologie, certains de ces emplois vont disparaître. C’est un phénomène qui se produit mondialement et je crois que Maurice doit commencer à réfléchir sur sa transformation digitale. La technologie va changer notre manière de travailler, de faire des affaires, de commercialiser nos produits… Parmi les défis qui se présentent, nous avons un manque de leaders ayant une vision entrepreneuriale. Or, si nous voulons que Maurice soit différente dans les années à venir, il nous faudra des leaders pouvant faire de cette vision une réalité. C’est l’un des défis qui se présentent à nous.

Les investissements dans les technologies et l’innovation sont très faibles à Maurice. Nous avions une mesure dans le budget de l’année dernière où nous bénéficions d’une « double déduction » pour les entreprises investissant dans la recherche et le développement. Une année est passée et personne n’en a parlé de nouveau. La mesure n’a pas été mise en place alors que cela aurait été une très bonne opportunité pour venir à Maurice dans le cadre de la recherche et du développement. Même si on est une petite île, je crois qu’on travaille trop en silos. Les ministères ne parlent pas entre eux suffisamment. Par exemple, concernant notre secteur, qui se trouve sous la tutelle du ministère des TIC, notre plus gros problème est le « human capital » qui peut être résolu par le ministère de l’Éducation. Très souvent, lors des conférences ou des « working groups », pour notre secteur, le ministère de l’Éducation est rarement présent. Nous devons avoir plus de « cross-ministries » collaboration.

Au niveau du secteur privé, nous devons avoir plus de « cross-industry collaboration » pour trouver des solutions et réinventer nos secteurs. Je note que nous ne parlons qu’avec ceux qui ont autant de connaissance que nous. Et cela ne nous apprend rien. Les entreprises les plus innovantes sont celles qui offrent une « cross functional » collaboration . C’est de cette manière qu’on pourra innover. Il est temps de briser ces silos à Maurice. Nous avons aussi peur de la compétition et du risque à Maurice. Nous luttons toujours pour des filets de protections. Nous voulons être protégés par le gouvernement à travers des quotas, des accords préférentiels, des marchés garantis. Aussi longtemps que nous établirons nos industries sur des filets de protection, nous ne serons jamais les meilleurs au niveau mondial. Ce sont les quelques défis que nous devons prendre en considération.

Maurice a pour objectif de devenir un pays à revenus élevés. Que faire pour y arriver ?
Il nous faut de l’innovation et la transformation digitale dans tout ce que nous entreprenons pour que nous puissions devenir une économie à revenus élevés. Nous devons investir dans des industries productives qui pourront créer des emplois bien rémunérés. Nous investissons disproportionnellement dans des « bricks and mortar » et pas suffisamment dans les technologies et le capital humain. Nous devons créer une culture de l’innovation. Il ne faut pas oublier que dans le Global Innovation Index 2018, nous ne sommes plus premier en Afrique. L’Afrique du Sud se trouve à la 58e place alors que Maurice se situe à la 75e. Nous devons nous demander quelles sont les raisons pour que nous nous trouvions à cette place. Je crois que cela indique que l’innovation n’est pas forte à Maurice.

Nous devons nous focaliser sur des secteurs d’activité à forte croissance. Il faut voir quels sont les activités dont la performance est élevée et continuer d’y investir. Quant aux autres, dont la performance n’est pas forte ou en déclin depuis plusieurs années, il nous faut décider de la marche à suivre. Si une entreprise a trois produits qui se vendent bien et un autre qui ne se vend pas, l’entreprise va utiliser ses ressources dans les produits performants pour lui permettre de générer plus de revenus et créer plus d’emplois.
Cela demande du courage mais nous devons avoir une perspective à long terme. Nous devons également changer nos « business models » . En 2018, nous ne pouvons plus travailler de la même manière qu’en 2008. Si on ne fait rien de nouveau par rapport à l’année dernière, cela démontre que nous n’avons pas progressé.

Il faut également faciliter les affaires à Maurice car c’est quelquefois difficile d’en faire chez nous. Il faut que l’écosystème soit plus efficient et efficace. Est-ce que nos institutions sont prêtes pour ce changement ? Est-ce que nous leur avons donné les moyens adéquats ? Nous devons procéder à une mise à jour générale si nous voulons que Maurice devienne une économie digitalement transformée.

Si nous parlons des Smart Cities, même si l’idée est bonne, ce concept est très limité concernant sa capacité à transformer le pays. Ce sont des projets très localisés et les gens qui vivent tout près des Smart Cities pourront expérimenter une nouvelle façon de vivre et de travailler. Mais qu’en est-il pour le reste du pays ? Pourquoi n’avons-nous pas élaboré une stratégie de Smart City touchant l’ensemble du territoire ? En ce sens, nous pouvons laisser les municipalités et les conseils de district travailler pour le bien de leurs localités en optimisant les ressources. Ainsi, nous pouvons lancer une plate-forme digitale où les habitants peuvent envoyer leurs idées et contribuer à la transformation de leurs localités. Cette plateforme doit être transparente et visible pour les citoyens qui pourront suivre la mise en œuvre des solutions. Il y a aura plus « d’accountability ».

Quels en seraient les bénéfices ?
À travers une telle stratégie, plusieurs avantages en découleront. Ainsi, lorsque des particuliers sollicitent des services en ligne pour résoudre leurs problèmes, cela peut pousser les autorités à trouver des solutions plus rapidement. Nous pourrons créer plus de PME qui généreront des emplois intéressants. Un savoir-faire que nous pourrons exporter dans la région. Ainsi, Maurice sera un pays assez formé digitalement où les gens seront éduqués en utilisant leurs smartphones, leurs tablettes ou leurs ordinateurs. Maurice pourra alors devenir un pays “Smart”. Si nous voulons être une économie digitale, nous devons penser à toutes ces choses.

Que pensez-vous du potentiel africain en général, et mauricien en particulier, en matière de développement digital ?
La population africaine est appelée à doubler en 2050. Nous aurons plus de gens en Afrique qu’en Inde ou qu’en Chine. Et en Afrique subsaharienne, nous devrons créer 18 millions emplois chaque année jusqu’en 2035. Ce sont autant de personnes qui seront disponibles pour travailler. Alors que beaucoup de pays font face à un manque de main-d’œuvre, ils se tourneront de plus en plus vers l’Afrique.

D’un autre côté, nous constatons l’émergence de la classe moyenne en Afrique. La croissance économique moyenne en Afrique a été de 5%, et 11% des foyers migreront vers la classe moyenne. L’Afrique représente des opportunités pour le monde et Maurice peut profiter de ces opportunités étant donné les limitations de notre économie. Maurice peut se développer grâce à l’Afrique. Par ailleurs, au niveau des technologies, le continent a fait un grand bond. S’il n’y avait que 400 000 lignes de téléphone fixes en Afrique il y a 15 ans, aujourd’hui, on estime que 800 millions de téléphones portables sont utilisés en Afrique. Cela n’a pas été noté sur aucun autre continent. Je pense que l’Afrique est prête pour les affaires et attire des investissements. Si nous prenons le cas des “start-up” par exemple, celles-ci ont attiré pas moins de USD 200 millions pour les premiers six mois de cette année. Des pays tels que le Nigeria, le Rwanda ou l’Afrique du Sud sont des “hotspots” pour les “start-up”. Maurice doit se connecter avec les “hotspots” africains. Nous ne l’avons encore pas fait et je pense c’est ce qu’on doit faire.

Lorsque nous parlons du potentiel africain, certains pays font mieux que les autres. Le Rwanda, par exemple, prend les choses sérieusement. Ce pays avait tenu une conférence l’année dernière qui avait attiré Jack Ma d’Alibaba. Ils veulent inviter Elon Musk. Ce sont des personnes qui en attirent d’autres. Ils ne partent pas uniquement dans un lieu pour le visiter mais pour l’influencer. C’est dommage pour Maurice car, il y a dix ans, le pays aurait pu prendre son rôle de leader en Afrique, mais nous ne l’avons pas fait. Et nous entendons des événements tel que la signature d’un accord entre une compagnie américaine et le gouvernement rwandais pour développer davantage la technologie des drones. Et au mois de mai de cette année, le sommet Transform Africa avait attiré 4 000 délégués du monde entier. Je pense que personne n’était présent pour représenter Maurice. Nous devons commencer à réfléchir sur le potentiel de l’Afrique car plusieurs pays y investissent.

Maurice doit regarder ce qui se passe et faire partie de l’Afrique. Je crois que nous devons également changer notre manière de voir les choses et être moins complaisant. Aujourd’hui, nous constatons que de nombreux leaders de la diaspora africaine retournent en Afrique et établissent des entreprises et prendre des rôles clés dans le secteur public. Si nous ne faisons rien pour changer les choses, les pays africains prendront plus d’avance sur nous.

Le manque de main-d’œuvre à Maurice est-il aussi criant que le clament les professionnels du secteur ?
Notre premier désavantage à Maurice n’est pas la taille du pays mais plutôt notre faible population. La taille du Singapour est inférieure à Maurice mais sa population est plus importante. De plus, le taux de fertilité à Maurice est plus faible qu’en France et en Angleterre. Cela démontre que nous aurons une baisse au niveau de notre démographie si nous ne changeons pas cette tendance. En conséquence, nous faisons aussi face à une population qui vieillit. Une grande partie des étudiants qui partent étudier à l’étranger ne reviennent pas. Et ce sont plutôt ceux qui sont les plus brillants. Il y a aussi des professionnels qui préfèrent quitter le pays et travailler ailleurs. C’est un vrai problème que nous devons remédier. Il faut qu’on ouvre le pays pour attirer des talents. Nous n’avons pas de choix. Nous devons être sélectifs sur la qualité des personnes que nous voulons dans le pays et nous focaliser sur des professionnels dont les compétences sont hors pair. Il faut des gens qui sont dynamiques, qui ont des idées pour créer de nouvelles entreprises et renforcer des industries existantes. Il ne faut pas que Maurice devienne un pays pour des retraités. On ne peut pas chercher que des gens fortunés pour qu’ils achètent des villas à Maurice qui contribuent très peu à l’économie. Nous pouvons tirer des leçons de Dubaï et de Singapour. Mais de l’autre côté, il faut aussi se demander si les Mauriciens sont prêts à accueillir des étrangers de l’Afrique et d’Asie. Nous notons une certaine résistance. Nous devons être ouverts et attirer ces gens d’une manière très organisée. Nous n’avons pas le choix car notre population va diminuer et ce ne sera pas « sustainable ». C’est un très gros problème qui nous concerne tous et nous devons en parler. À la fin du jour, l’investissement suit toujours les talents.

L’AppFactory a été lancée à Maurice l’an dernier. Pouvez-vous nous dire en quoi cette structure consiste exactement ?
L’AppFactory est un partenariat entre Ceridian et Microsoft qui a été lancé l’an dernier. Cela nous a pris un peu de temps pour que nos gens soient formés et certifiés par Microsoft sur les nouvelles technologies. Pourquoi avions-nous pensé à cela ? Nous avons noté que plusieurs incubateurs étaient mis en place dans le pays mais n’avaient pas les gens qualifiés et en nombre suffisant qui pourraient convertir leurs idées pour créer un business. Alors, nous avons décidé d’apporter notre contribution pour régler ce problème. Nous avons accès aux experts et des ressources de Microsoft pour former les gens dans les dernières technologies. Nous travaillons avec différents partenaires à Maurice, qui ont besoin de talents qualifiés.

Le continent africain est-il apte à se mesurer aux autres pointures mondiales, notamment l’Europe et les Etats-Unis ?
L’Afrique est aujourd’hui le leader mondial en ce qui concerne les paiements mobiles. Ce qu’a fait M-Pesa en Afrique est maintenant répliqué dans d’autres pays de l’Ouest et en Inde. Si nous considérons le succès de la Chine dans l’intelligence artificielle, nous noterons aussi que les règlements ne sont pas aussi stricts qu’en Europe ou aux États-Unis et que cela permet à plusieurs projets d’être testés. Je pense que l’Afrique présente aussi cette possibilité car plusieurs règlements ne sont pas encore en place. Des entreprises qui ne pourront pas tester leurs idées et solutions à cause de règlements sévères pourront le faire en Afrique. Ce continent a un grand potentiel et plusieurs innovations en sortiront.
Nous pouvons également apprendre de l’Afrique. Par exemple au niveau des paiements mobiles. Nous sommes encore trop attachés à l’argent liquide. Je crois qu’il faut une stratégie de démonétisation où les gens utiliseront leur smartphone pour faire des transactions. L’argent liquide coûte cher au pays. De cette façon, nous pourrons réduire la corruption, l‘évasion fiscale et le blanchiment d’argent. Si nous voyons la tendance mondiale, plusieurs pays s’orientent vers un système sans « cash ».

Quid de l’éducation ? Êtes-vous d’avis que notre éducation tertiaire soit capable de former nos jeunes ?
Nous faisons face au défi d’encourager plus de créativité dans notre système éducatif. Nous avons peu d’élèves qui choisissent les sciences, les technologies, l’ingénierie ou les mathématiques. Si nous voulons attirer plus d’entreprises, il faut que les étudiants s’orientent dans cette voie. Notre stratégie de faire de Maurice un « education hub » ne s’est pas encore matérialisé. Nous avons perdu beaucoup de temps et commis beaucoup d’erreurs. Il faut qu’on améliore nos universités, que l’on dispose de meilleurs chargés de cours, de chercheurs et d’un bon curriculum. Il faut qu’il y ait plus de technologies à l’école. Il faut se focaliser sur la qualité de nos universités si nous voulons être crédibles. Par exemple, au Rwanda, la Carnegie Mellon University attire beaucoup d’étudiants sur le continent. L‘Africa Leadership University, citée comme le « Harvard of Africa », est présente au Rwanda et à Maurice. À Maurice, elle est connue comme l’Africa Leadership College.

Comment, selon vous, retenir les talents qui préfèrent l’exode ?
Beaucoup de nos jeunes talents partent ailleurs ou ne reviennent pas après leurs études. La plupart de nos lauréats ne reviennent pas. Pourquoi ne pas forcer les lauréats qui ne reviennent pas à rembourser l’État s’il ne retourne pas après quelques années comme dans d’autres pays? S’ils travaillent, ils auront le moyen de le faire. L’État mauricien finance les étudiants qui contribueront a l’économie des autres pays. C’est un sujet brûlant mais nous devons prendre la bonne décision pour l’intérêt du pays.

D’un autre côté, il faut créer une vision à long terme pour que les gens restent. Aujourd’hui, les jeunes veulent une société où existe la méritocratie, une société plus juste et moins de corruption. Ce sont des facteurs qui empêchent les jeunes de rester.. Il faut créer de bonnes entreprises qui offrent des opportunités de carrière intéressantes et bien rémunérées.

L’apport extérieur, en termes de compétences, est-il une obligation pour atteindre nos objectifs ?
Certainement. Il faut d’abord savoir que 40% de ceux qui travaillent à la Silicon Valley ne sont pas nés aux États-Unis. Beaucoup de pays profitent de l’immigration des cerveaux. De plus en plus de pays s’ouvrent à cause d’un manque de talents. Si nous voulons remédier à ce problème à Maurice, il faut qu’on s’ouvre également. Nous devons continuer à produire des talents et les encourager à rester au pays. On dit par exemple souvent qu’il existe trop de médecins à Maurice, Selon le WHO, Maurice a 1.07 de médecin par 1 000 habitants. La France a 3.23, l’Australie a 3.37 et l’Angleterre a 2.82 médecins par 1 000 habitants. Les Mauriciens ont la chance d’avoir des médecins étrangers dans notre pays pour pallier le manque de talents.

Un dernier mot ?
On est trop complaisant à Maurice. Les gens ne veulent pas le changement et résistent contre tout changement. Je pense que les adultes qui résistent aux changements doivent penser à leurs enfants. S’ils n’acceptent pas le changement, ce sont leurs enfants qui en paieront les conséquences. Il est mieux de changer maintenant que d’attendre, car il sera plus difficile et onéreux de changer après. Si on veut être le meilleur, nous devons changer notre mentalité et notre comportement Mais je ne vois pas cela. Les gens se plaignent trop au lieu de trouver des solutions. Il faut se focaliser sur la construction de l’avenir et devenir un « first world country ».

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