Ça presse, ça urge…

“Democracies require strong media to keep governments honest”.

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On mesure pleinement la portée de ce qu’affirme là Julian Assange, le fondateur de Wikileaks, au vu de ce qui se passe actuellement au niveau de la presse mauricienne. Frappée par une importante crise qui se déploie à plusieurs niveaux.

Notre presse fête cette année son 250ème anniversaire, comme retracé dans un ouvrage qui sera lancé la semaine prochaine par Pamplemousses Editions. C’est en effet en janvier 1773 que Nicolas Lambert lançait Annonces, affiches et avis divers pour les colonies des Isles de France et de Bourbon, première publication de Maurice, mais aussi du continent africain, voire de l’ensemble de l’hémisphère sud. Cette publication a la particularité d’être sous le contrôle de l’administration coloniale, et sert principalement à publier des informations officielles, des annonces de commerçants et de particuliers. Soixante ans plus tard, Adrien d’Epinay crée le premier journal dit « indépendant » de l’île, Le Cernéen, alors même qu’il est en train, au nom l’oligarche sucrière locale, de négocier avec l’administration britannique pour l’obtention d’une compensation pour les propriétaires d’esclaves dans le cadre de l’abolition de l’esclavage.

On le voit bien, la presse a toujours été une question de pouvoir.

Il fut un temps où l’on désignait la presse sous l’appellation de « quatrième pouvoir », ayant la capacité et le devoir de se pencher sur les agissements, et éventuels manquements, déviances et abus des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Le scandale du Watergate, où les deux journalistes d’investigation du Washington Post, Bob Woodward et Carl Bernstein, finirent par obtenir en 1974 la démission du Président Richard Nixon pour espionnage, constitue l’épitome du pouvoir médiatique.

Mais depuis quelques années, partout à travers le monde, le modèle économique de la presse est mis à rude épreuve. Il est bien fini le temps où le lectorat finançait, à travers l’achat, plus de 50% des revenus de son journal, le reste venant de la publicité.

Aujourd’hui, sans publicité, les medias ne peuvent quasiment plus exister (à quelques rares exceptions près, comme le montre par exemple l’expérience Mediapart, qui semble néanmoins très difficile à reproduire et généraliser). A côté de nous à La Réunion, le journal Le Quotidien se débat en ce moment même contre la fermeture pour cause de problèmes financiers, alors que Le JIR est lui aussi menacé de disparition.

Aujourd’hui, alors que l’on n’achète quasiment plus son journal, internet a aussi amené la multiplication exponentielle des sites et lieux générant de l’information, nous plaçant dans l’hyperchoix tel que décrit par Alvin Toffler dans Le Choc du futur, imposant sensationalisme et immediateté, qui se reflètent dans les pratiques de la presse dite « traditionnelle ».

Et il n’y a pas seulement le pouvoir politique qui tente, comme chez nous, d’étouffer financièrement la presse en faisant réduire la pub qui lui est attribuée. Il y a aussi le pouvoir économique qui en profite pour étendre sa mainmise. La situation actuelle de la presse française en est une édifiante illustration.

Aujourd’hui, en France, neuf milliardaires se partagent l’essentiel de la presse écrite, radiophonique et télévisée. Entre  Bernard Arnault et son groupe de luxe LVMH ; le géant du BTP et des télécoms Martin Bouygues ; la famille Dassault qui a fait fortune dans l’armement ; le patron de Free Xavier Niel ; Patrick Drahi, magnat des telecoms qui a notamment racheté Le Monde, BFM Tv, RMC, en licenciant un tiers des effectifs en 2020 ; ou l’industriel Vincent Bolloré et son groupe Vivendi qui a notamment racheté le groupe Canal Plus et iTélé devenu CNews et depuis considéré comme un équivalent du Fox News américain.

Il est en conséquence inévitable que cela alimente chez le public les plus grands doutes sur l’indépendance des journalistes et leur réelle marge de manœuvre dès lors que l’actualité qu’ils sont censés traiter concerne les intérêts des actionnaires du groupe qui les financent.

Oui, l’info est un enjeu de pouvoir politique et économique. Et la presse n’échappe bien évidemment pas à cette dynamique. Elle en participe.

A Maurice comme ailleurs, le Covid est venu davantage asphyxier un secteur déjà à la peine économiquement. Avec le resserrement et les difficultés occasionnées par la pandémie, il est évident que le premier budget qu’ont fait sauter les entreprises est celui de la pub. Il en est aussi ressorti que certaines entreprises de presse, puisque ce sont aussi des entreprises soumises à une logique économique, se sont prévalues des nouvelles lois du travail passées pendant le Covid pour remercier à moindres frais un certain nombre d’anciens journalistes dont les salaires seraient devenus insoutenables pour leur équilibre. Avec pour résultat l’embauche de nouveaux jeunes journalistes souvent peu ou pas du tout formés, sans bagage, sans recul, sans compétences d’analyse, qui se contentent de tenir le micro ou le clavier en porte-voix de ce qui leur est dit et transmis.

Oui, il faut le reconnaître : la presse mauricienne est elle aussi affectée aujourd’hui par un déficit de qualité. Et cela est d’autant plus grave que nous sommes confrontés à un pouvoir de plus en plus autocratique, puissant, ruthless. Face auquel nous aurions plus que jamais besoin d’une presse formée, forte, déterminée.

On peut critiquer la presse mauricienne sur beaucoup de points. Mais il faut aussi reconnaître que sans elle, nous n’aurions pas été au courant de nombre des scandales dont nous sommes actuellement abreuvés jusqu’à la nausée.

Et il faut reconnaître les conditions difficiles dans lesquelles travaillent les journalistes. Il y a Murvin Beetun qui a été verbalement et physiquement menacé par un haut gradé de la police sur le lieu même de son émission radiophonique, sans que son employeur prenne sa défense et assure sa sécurité, et qui a aussi vu sa femme recevoir des menaces de viol sans qu’aucune enquête soit initiée à ce sujet par la police. Il y a Al Khizr Ramdin, qui ne cesse de clamer qu’il a été « installé » et viré par une direction à la solde d’intérêts financiers tentaculaires. Il y a Narain Jassodanand qui affirme qu’un haut responsable qu’il avait critiqué dans un article lui a foncé dessus avec sa voiture la semaine dernière, affaire sans suites pour le moment.Il y a tous ces journalistes convoqués pour un oui pour un non aux Casernes centrales pour publication d’articles ayant déplu au pouvoir. Il y a ces journalistes qui reçoivent des appels anonymes nocturnes les menaçant des pires sévices corporels et sexuels parce qu’ils ont apparemment déplu à l’un ou l’autre, et qui savent qu’ils ne peuvent compter sur la police pour les protéger. Et entre, il y a toutes les tracasseries et pressions auxquelles ils-elles sont soumises au quotidien en tentant d’exercer un métier qui voudrait rester intègre.

La semaine dernière, une nouvelle entité, la Journalists Association of Mauritius (JAM), a organisé une conférence où l’ex Directeur des Poursuites Publiques, Me Satyajit Boolell, a aussi fait ressortir que si les journalistes mauricien-nes ne sont pas au-dessus des lois, il convient aussi de dire que l’arsenal légal mauricien comporte, à son sens, des lois « dépassées, qui empiètent sur la liberté d’informer ». Il en cite deux. D’une part la loi sur la sédition, qui sanctionne ceux jugés coupables d’insurrection contre l’Etat, loi qui selon lui « n’a pas sa raison d’être dans une démocratie ». Et d’autre part la loi qui définit l’infraction de « scandalising the judiciary ». En d’autres mots qui met le judiciaire à l’abri de tout questionnement ou critique de son fonctionnement, de son action et de ses décisions. Alors que l’on devrait pouvoir par exemple dénoncer « les lenteurs inacceptables » avec lesquelles souvent la justice est administrée à Maurice. Parce que la justice devrait être ouverte à la critique  aussi longtemps que celle-ci est « reasonable and based on facts ».

Pour l’ex DPP, tout cela est à revoir alors que Maurice s’approche dangereusement de ce qu’il considère être une « elected dictatorship », où le Cabinet du Premier ministre contrôle tout.

Plus que jamais, il presse, conclut-il, de prendre conscience de tout cela.

C’est le DPP sortant qui le dit…

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