PARVÈZ DOOKHY
Docteur en Droit en Sorbonne
Avocat à la Cour
Sooroojdev Phokeer peut-il présider les séances de l’Assemblée nationale, agir en qualité de Speaker de l’Assemblée ? Est-ce conforme à la Constitution ? Poser cette question, c’est en douter considérablement.
En effet, l’article 31-2 de la Constitution énonce que l’Assemblée nationale est composée (de manière exclusive) de députés (« The Assembly shall consist of persons elected in accordance with the First Schedule, which makes provision for the election of 70 members »).
Sooroojdev Phokeer n’est pas député. Il n’a pas été élu comme représentant de la Nation !
Par conséquent, Sooroojdev Phokeer ne fait pas partie de l’Assemblée nationale ! C’est d’une logique juridique implacable.
S’il fallait encore un élément complémentaire pour s’en convaincre, sur la non-appartenance de Sooroojdev Phokeer à l’Assemblée, l’on pourrait alors se référer, par analogie, à l’article 75A de la Constitution portant sur l’Assemblée de Rodrigues. Il s’agit d’une situation juridique plus ou moins similaire à celle du Speaker non-député.
L’article 75A-2 dispose que l’Assemblée de Rodrigues est, elle, composée d’un Président, qui n’a pas besoin d’être un élu de celle-ci (l’Assemblée de Rodrigues) et de ses membres élus (« The Regional Assembly shall consist of a Chairperson, who need not be an elected member of the Regional Assembly, and such other members elected … »).
Le Constituant (le législateur constitutionnel) a bien pris soin de préciser que le Président non élu de l’Assemblée de Rodrigues est un composant de cette même assemblée. Et dans le cas du Président non député de l’Assemblée nationale, le Constituant a voulu, par déduction, indiquer qu’il ne fait pas partie de cette dernière.
Néanmoins, l’article 32-1-a-i de la Constitution, révisé en 1996, dispose désormais que le Speaker, le Président de l’Assemblée, est désigné parmi les membres de celle-ci (l’Assemblée), entendons les députés, ou autrement (« or otherwise »).
Que signifie alors le terme « ou autrement » ?
Si on peut comprendre le sens des termes « ou autrement » dans le langage courant, en matière constitutionnelle, ils doivent être interprétés, comme tout texte juridique, par rapport au sens, la philosophie ou l’esprit du texte lui-même car ils sont flous et trop vagues.
Par définition, une Constitution est un cadre, un périmètre à ne pas outrepasser par les acteurs politiques et par les lois (ordinaires) dans leur contenu ou ordonnancement.
Or, les termes « ou autrement » s’ils peuvent être compris dans le sens commun, sont en réalité antinomiques par rapport à l’idée même d’une Constitution. C’est la négation même de la Constitution, du cadre qu’elle pose. Ils anéantissent complètement, s’ils sont compris dans le sens commun ou générique, le cadre constitutionnel. C’est comme dire que l’on peut faire comme prévu par la Constitution et aussi comme si la Constitution n’existait pas du tout (faire selon son bon vouloir).
L’on pourrait difficilement trouver une plus grande incongruité juridique. Les termes « ou autrement » n’ont pas leur place dans une Constitution.
Par conséquent, les termes « ou autrement » de l’article 32-1-a-i de la Constitution doivent être interprétés judiciairement.
Pour interpréter les mots « ou autrement », le juge constitutionnel (Cour suprême et Conseil Privé) pourrait se référer à l’article 31-2 précité (qui, a contrario, indique que le Speaker non député ne fait pas partie de l’Assemblée Nationale) et à l’esprit de la Constitution, qui est notamment défini en ses articles 1er et 46-1.
L’article 1er de la Constitution affirme que Maurice est un État démocratique.
La démocratie signifie que le Peuple est le Souverain et qu’il lui revient de désigner ses représentants, directement ou indirectement.
L’assemblée délibérante ou législative est composée de personnes élues par le Peuple.
L’on peut ainsi estimer que le Président de l’assemblée des élus doit obligatoirement, lui-même, être un élu. C’est ainsi dans l’ensemble des pays. Il s’agit d’une question de légitimité démocratique.
L’article 46-1 de la Constitution dispose que le « Parlement peut faire des lois pour la paix, l’ordre et la bonne gouvernance » (« Subject to this Constitution, Parliament may make laws for the peace, order and good government of Mauritius ».
La bonne gouvernance est un concept certes large mais résume en soi tout l’esprit ou la philosophie de la Constitution elle-même, en particulier la démocratie, l’équilibre des pouvoirs, le régime dit parlementaire de Westminster, entre autres.
Le seul argument qui pourrait démontrer que le Speaker peut ne pas être un député est que l’article 53-2 de la Constitution, évoquant l’hypothèse de l’exercice de la voix prépondérante (casting vote), énonce que le Speaker, député ou pas, peut participer ainsi au vote (pour départager en cas d’égalité des voix) (« Where […] the votes cast are equally divided, the Speaker, whether he is a member of the Assembly or not, […] shall have and shall exercise a casting vote »). Cependant, cet article, par ailleurs démocratiquement absurde, est en directe contradiction avec d’autres articles de la Constitution, dont l’article 46-1 prévoyant que les lois sont adoptées par l’Assemblée (or, selon l’article 31-2, le Speaker n’en fait pas partie) ou le bon sens démocratique contenu dans la notion constitutionnelle de « bonne gouvernance ».
Au vu de ce qui précède, tout député pourrait contester devant le Juge la désignation de Sooroojdev Phokeer, qui n’est pas député, en qualité de Speaker de l’Assemblée nationale. Le juge constitutionnel est chargé de faire vivre la Constitution, de la rendre vivante et dynamique en définissant et précisant son sens et son esprit.