Briser le silence. Violences sexuelles faites aux enfants

- Publicité -

PAULA LEW FAI

Elle est devant moi, incapable de parler davantage.
Elle a 26 ans et agressée sexuellement par un de ses patrons, conseillée par des ami(e)s, elle a fini par loger une plainte formelle contre lui mais elle a horriblement peur pour elle, pour son emploi, pour sa petite fille de 5 ans qu’elle élève seule. Regrets, culpabilité, désarroi, insomnies, tentative de suicide…

Silences lourds de souffrances du présent et du passé. Vécus dans une grande solitude. Un passé qui remonte lentement, difficilement.

Les souvenirs, longtemps réprimés sont hachés entre sanglots, palpitations, malaises, pleurs, colères. Elle repense à son oncle et le dégoût la submerge. Un oncle très jeune, 14 ans ; elle 5 ans.

Comme avec lui, « tout ce qui m’arrive j’accepte. Je fais comme si c’est normal mais ça me tue. C’est un fardeau que je porte sans que quiconque le remarque. Tout le temps ‘mo kasiet’. ‘C’était une honte pour moi. Je m’accusais moi-même : ‘Mo lafot sa’. ‘Je me sentais différente des autres, je voulais une enfance normale, je n’avais pas l’innocence que je devais avoir. À l’école, les enseignants disaient que je suis toujours dans la rêverie, impossible de me concentrer. J’ai créé un monde imaginaire avec des personnages pour ne pas faire face à la réalité. Quand il y a une difficulté, j’entre dans cet univers, je change de personnages’ ».

Pendant 6 ans, dans « karokann, dans la salle de bain, dans la chambre…, j’ai mal, mal, extra mal, une douleur que je n’oublierai jamais. Je sens encore l’odeur et ça me dégoûte. Je retrouve ces souvenirs ; je ressens la peur ; mon cœur bat vite. Je vais mourir ».

« J’ai prié, prié : ‘Pa les li fer sa’. » Mes prières n’ont pas été exaucées.

« À l’intérieur, je suis déjà morte. Quelque chose m’a clouée à l’intérieur. Je demande à Dieu de retirer les gens qui me font du mal. Pourquoi je dois subir ça ? Pourquoi les hommes me font du mal ? Pourquoi moi ? Est-ce que c’est moi qui suis en tort ? Est-ce que ça arrivera à ma fille ? Je dois la protéger pour qu’elle ne subisse pas ça. … Je montrais à ma famille un autre visage comme aujourd’hui à mon travail ; à l’intérieur de moi, j’agonisais et pensais au suicide. J’avais 13-14 ans. J’ai pris des comprimés ».

Comme J., d’autres femmes, jeunes et moins jeunes viennent me parler d’un mal être au travail, dans les études, dans le couple.  En déroulant la trame de leurs vies et en remontant les événements de l’enfance, émergent très souvent des traumatismes liés à des agressions sexuelles, la survie à tout prix en silence, ce silence si lourd, trop lourd. Acheté avec des gâteaux, des cadeaux, des menaces.

Dans les milieux les plus modestes comme dans ceux, plus privilégiés, celles qui me racontent tout ce qu’elles ont subi en silence, sont de véritables survivantes. Silence saturé de peur, de honte, d’obscurité et de désespoir.

« Un silence si bruyant. C’est celui dans lequel on est enfermé à force de se croire folle ou fou parce que personne ne comprend les conduites d’évitement, les reviviscences, la dissociation, l’hypervigilance, les douleurs inexpliquées. »

Le rapport CIIVISE « Violences sexuelles faites aux enfants : on vous croit »

Publié ce vendredi 17 novembre 2023, ce rapport de la Commission Indépendante sur l’Inceste et les violences faites aux enfants en France restitue trois années d’analyse des violences sexuelles faites aux enfants, avec appels à témoins. 27000 témoignages de victimes, plus de 80 contributions d’experts. Il a été rendu public le lundi 20 novembre 2023 à 17 heures (Maurice).

Il présente 20 préconisations de politique publique. Quatre parties le structurent : les piliers, la réalité, le déni, la protection.

En France, « 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année, 5,4 millions de femmes et d’hommes adultes en ont été victimes dans leur enfance, l’impunité des agresseurs et l’absence de soutien social donné aux victimes coûtent 9,7 milliards d’euros chaque année en dépenses publiques. Les deux tiers de ce coût faramineux résultent des conséquences à long terme sur la santé des victimes. La réalité, c’est d’abord le présent perpétuel de la souffrance.

Ce que la CIIVISE a à dire après trois ans d’engagement, d’écoute, de discernement et d’action, c’est ceci : nous, la société, nous nous sommes trompés. Nous avons cru qu’il était préférable de faire comme si ça n’existait pas, comme si c’était impossible.  Nous avons préféré ne pas voir. La CIIVISE ne sera pas la première à mettre en évidence le déni dont les violences sexuelles faites aux enfants font l’objet.

Il est possible de sortir du déni, de remettre la loi à sa place, d’être à la hauteur des enfants victimes et des adultes qu’ils sont devenus.

Elle espère enfin que ce rapport sera connu des enfants, d’une manière ou d’une autre ; que les enfants en entendront parler et se diront que cette CIIVISE a fait un travail sérieux, comme les enfants font un travail sérieux parce que les enfants sont des gens sérieux, qui vivent leur vie sérieusement ; que les enfants victimes se diront qu’ils vont être protégés, que les adultes qui les croient et veulent les protéger vont réussir parce qu’ils ne sont pas tout seuls ».

« Il faut faire un effort sur soi-même pour se représenter le monde intérieur d’une petite fille, d’un petit garçon, ou des adolescents victimes de violences sexuelles, soumis au pouvoir d’un proche, qu’il s’agisse d’un membre de la famille ou de tout autre adulte de son entourage. L’enfant est habité par la peur, la honte, la culpabilité et est dans l’incompréhension de ce qu’il vit. Les menaces et les paroles de l’agresseur – ‘c’est normal’, ‘c’est parce que c’est toi’, ‘n’en parle pas’, c’est parce que c’est toi » – isolent et enferment l’enfant. C’est pourquoi la sortie du silence est longue : c’est le plus souvent après la majorité et une fois qu’ils sont en sécurité que les enfants dénoncent enfin les viols et les agressions sexuelles qu’ils ont subis. Les témoignages confiés à la CIIVISE montrent en effet qu’à peine plus d’une victime sur 10 a révélé les violences au moment des faits (13%) ».

« Révéler les violences, c’est avant tout prendre un risque. Un enfant ne peut le surmonter qu’à deux conditions : la première est la certitude que la personne à qui il révèle les violences sexuelles est capable de se représenter ce qu’il vit ; la seconde est la certitude qu’il sera mis en sécurité. Ces deux certitudes ne peuvent être acquises que si le ‘monde des adultes’ – composé d’abord de son entourage familial le plus proche et plus généralement des adultes qu’il côtoie dans les institutions telles que l’école, l’hôpital, le tribunal, le commissariat ou le foyer –, décide enfin de croire l’enfant qui révèle des violences sexuelles. Parce qu’il est extrêmement vulnérable, l’enfant qui révèle des violences et qui perçoit dans le regard ou l’attitude de l’adulte qui l’écoute qu’il n’est pas cru, risque un effondrement psychique ».

« On entend par soutien social ‘positif’ les comportements adaptés et rassurants des proches des victimes de violences sexuelles, comme le fait d’être à l’écoute, de poser des questions, de protéger : ‘je te crois, je te protège’. Le soutien ‘négatif’ renvoie aux comportements tels qu’inverser la culpabilité, éviter le sujet, ramener l’attention sur soi : ‘je te crois mais’. L’absence de soutien, c’est le rejet de la parole de l’enfant : ‘tu mens’. Il importe de faire la distinction entre manque ou absence de soutien positif et soutien négatif, puisque l’un et l’autre n’entraîneront pas les mêmes conséquences pour les victimes (Barrera, 1986 ; King et al.). La honte et la culpabilité habitent fréquemment les victimes de violences sexuelles. C’est pourquoi les propos et comportements des proches et professionnels en réaction à la révélation des faits peuvent avoir un impact durable. Lorsque la réaction est culpabilisante, les victimes rapportent une plus faible estime de soi (Filipas et Ullman, 2001).1999 ; Ullman, 1999). »

« Ce que je voudrai dire, c’est que je témoigne pour tous ceux qui en sont morts, qui se sont jetés d’un pont sous un train. Je voudrais témoigner pour tous ceux qui ont choisi de mourir plutôt que de vivre dans le néant… Nous sommes terrés dans le silence et la peur, mais nous sommes là et nous sommes aussi un des visages de l’humanité. Et ce que je voudrais dire c’est que tous ceux-là, ils aspirent à la lumière et qu’au-delà de mes mots, ma parole, elle est aussi pour eux. »

Témoignage reçu à la CIIVISE

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour