Cœur rouge de Paris

À nous deux Paris, dit mon esprit enfiévré par la grandeur vétuste des lieux. Je traverse les avenues larges, fleuves immenses où l’on se noie si facilement.

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Tout doux, mon cœur, répond le pavé sombre. Ne prends pas la voie des ambitieux, des touristes qui font et défont les lieux. Laisse-toi porter par les flots.

J’ai rangé mon écran. J’ai coupé la musique. La rumeur m’est venue. Des vies s’engouffrent dans la gare Montparnasse pour le départ, d’autres retrouvent l’être aimé qui charge la valise. Les arbres les ombrent et laissent tomber leurs feuilles exotiques sur moi, le passant.

J’avance sans but, suivre juste la prochaine pierre en Petit Poucet ; attraper peut-être un rêve de passage. Dans une ruelle, entendre une petite voix ou un cœur qui bat. Le mien, celui de la ville ? Peu importe.

Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse.

Musset gravé sur les murs à la peinture. Je muse sur les pavés, navigateur sans astre de repère. Déambulation continue, sans but et sans raison. Je frôle le crépi des siècles.

Et les Parisiennes qui dansent, jolies avec ce qu’il faut de mépris pour être élégantes en pleine rue, qui laisse après elles le sucre du parfum dans un nuage de tabac imaginaire. Va, vapoteuse.

Plus belles sont celles qui traversent les siècles, bâtisses anciennes dans leur robe d’architecte, toujours prêtes à vous ravir l’âme. Pour ces sirènes des pavés parisiens, il faut couper les cordes du grand mât. Lâche prise, mon cœur.

15e Arrondissement. Les lieux sont vides.

Qu’importe le ciel, les dimanches sont les mêmes. Aucun café en terrasse. Un banc nu et vert porte le déjeuner d’un couple. Ils prennent l’ombre sous les feuilles d’un platane. Petite barquette posée sur le bois, entre eux. Ils picorent et rient.

Nous ne sommes pas au Flore, Jean-Paul et Simone n’argumentent pas. Avec le prix de l’essence, tu peux plus hein …je souris. L’existence a besoin d’essence. Ils me remarquent, je salue et m’éloigne comme un voleur pris.

Je regarde devant moi. Coup de foudre sous un ciel bleu. Elle est devant moi, elle l’était depuis le début. Je regardais ailleurs, absorbé par la comédie humaine. Là, je murmure : quel ravissement !

Je suis arraché à moi-même devant une beauté telle. Elle n’est plus toute jeune, le temps a caressé son visage. Les couleurs se nuancent au contact de la vie ; elles pâlissent et s’effritent sous la pluie. Elle est jolie comme ce qui dure, comme ce qui résiste et demeure.

Je traverse la rue sans regarder, comme un enfant pris dans son jeu. Je lève les yeux. Son porche-clocher porte mon regard jusqu’au ciel. Beauté infinie.

Une minuscule dame en noir se met à côté de moi et se signe. Ces yeux très bleus me rencontrent.

Vous connaissez Saint Jean-Baptiste de la Salle ?

Oui, Madame.

C’est bien, mon garçon. La bonne journée à vous.

L’église qui m’a touché est celle du saint patron des enseignants. Les flots de Paris mènent à bon port. Je prends l’escalier en arc qui mène jusqu’à la porte centrale. Sur la plate-forme, une porte rouge me surplombe.

Je m’approche, lentement. Mes doigts glissent sur ce bois lourd, peut-être d’une forêt ancienne, elles frôlent les clous en fer. Les entailles disent la vie. Je la sens verrouillée. Pourtant, sous mes doigts, je ressens une pulsation.

Mon oreille contre cette porte fermée, j’entends des vibrations. Est-ce une parole ? Peut-être le soupir d’un cantique ou d’une supplique. Je ferme les yeux pour imaginer le cœur de cette église. Je la construis en moi, je m’y promène.

Elle a peut-être un jardin secret où poussent des arbres hauts, où des hommes qui ont renoncé au commun viennent s’offrir aux livres et aux silences. J’imagine cette vie austère et paisible. Les après-midi ne sont faits de vent qui n’existe que dans les feuilles qui bougent.

Mon cœur contre cette porte verrouillée. Pas encore, mon cœur.

Je sens que je ne verrais pas l’intérieur, que ce n’est pas encore le moment…que le voyage c’est aussi laisser quelques portes fermées pour que demeure le rêve.

Je reprends l’escalier, mon pas est lent. J’ai le sentiment d’avoir trouvé quelque chose, d’avoir touché quelque chose de fondamental. Peut-être que les rues me ramèneront un jour ici. C’est ce que je dis à la statue de Jean-Baptiste.

À peine quelques pas, encore dans mes pensées, rêvant encore du jardin et de son secret, je retrouve la silhouette connue. La petite vieille dame debout dans son âge, les mains crispées sur un sac qu’elle tient. A ses pieds, un corps gisant.

Malgré une barbe embroussaillée, un visage strié de boue ou de suif, je vois la jeunesse. À peine adulte. Terriblement jeune. Ses vêtements loqueteux disent sa condition qu’il n’a que des porches et les étoiles pour maison.

Son sac à dos, toute sa vie, toujours collé à lui, il est là, vulnérable, et les bras en croix. J’ai un frisson en m’approchant. Elle me répond, comme si elle lisait mes pensées :

Ce pauvre enfant. J’ai eu peur. Il respire encore. Il y a en tant comme lui, vous savez. Des enfants perdus et ivres de solitude. Je voudrais pouvoir l’aider, laver son visage si tendre encore…lui apporter juste ce qu’il faut de douceur pour qu’il ne perde pas foi en la vie. Je n’habite pas loin, je vais lui ramener quelque chose…

Elle s’éloigne sans un mot, comme une évidence qui marche. Je la regarde partir, je voudrais lui demander…Je suis pris par le temps. Après tout, je suis de passage. Une autre porte fermée. Et un train qui m’attend.

Il me faut rentrer et j’ai le cœur lourd de laisser là cette histoire. Mon esprit muse plus que mes pas. Je voudrais savoir le dédale qui jette un enfant à la rue, aujourd’hui encore. Je dis à Jean-Baptiste que notre mission ne s’arrête donc jamais…je me demande ce qu’elle va lui ramener…

Je repasse devant la statue de mon saint patron. En maître à travers le temps, il me souffle la réponse : elle va lui ramener de l’espoir, mon fils.

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