Construire un espace public pour faire dialoguer les mémoires

REYNOLDS MICHEL

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De La Réunion

Comme de nombreuses personnes, je suis passé maintes fois devant la statue de Mahé de La Bourdonnais, place du Barachois à Saint-Denis, sans même la regarder, encore moins m’arrêter pour lire l’inscription apposée sur le socle de la structure. Je savais sans plus qu’il était gouverneur général de l’île de France et de Bourbon au XVIIIe siècle. Le débat en cours sur le déplacement de cette statue m’a donc appris beaucoup de choses sur le personnage, entre autres qu’il a participé de façon active à la traite des esclaves dans les « îles sœurs »  et à la répression impitoyable contre les marrons. « Je trouvai le secret de les détruire en armant Noirs contre Noirs », confia-t-il dans ses Mémoires historiques (1890).

Restée longtemps une histoire du silence et du déni, l’histoire de l’esclavage – « la plus grande tragédie de l’histoire humaine par son ampleur et sa durée » (Jean-Michel Deveau) – est sortie de l’oubli, depuis quelques décennies seulement. Et ce, grâce à l’effort entrepris par quelques historiens et militants pionniers et une série d’événements, dont la Route de l’Esclave lancée par l’UNESCO en 1994.

Cette tragédie « des victimes mortes au champ de l’inhumanité » (Serge Daget, historien) ne passe pas pour de très nombreuses personnes afro-descendantes et/ou descendantes d’esclaves : elles ne supportent plus de passer devant des statues, monuments, rues… qui reflètent une histoire « univoque » et mettent « à l’honneur » des personnalités controversées qui ont un lien direct ou indirect avec l’histoire de l’esclavage ou l’histoire de la colonisation. Elles se sentent profondément blessées dans leurs âmes par toutes ces structures coloniales qui offensent les mémoires des victimes et blessent une partie du corps social.

« Quand vous êtes noir et que vous vous promenez dans Bordeaux, il y a toujours ces marques d’une histoire qui autorise à faire de votre corps un objet », écrit Karfa Diallo, le fondateur du réseau associatif Mémoires et Partages.

« Quand on marche à la Réunion, on ne respire pas un bon air. Il y a quelque chose de grave, il y a quelque chose de lourd. Qu’est-ce qu’on voit ? On voit que dans les rues, de Saint-Pierre à Saint-Denis en passant par Saint-Paul, Sainte-Suzanne, il n’y a que des noms d’esclavagistes », déclare pour sa part Gislaine Bessière de Rasine Kaf.

Ces propos ne relèvent nullement du communautarisme, mais expriment plutôt une souffrance, la prise de conscience d’une histoire tronquée, partiale, qui exige un rééquilibrage. Prenons le temps d’écouter ces personnes et de comprendre leurs demandes de « réparation symbolique », peu exigeantes et pacifiques dans notre département. Cette exigence de reconnaissance de la mémoire des victimes émane aujourd’hui de toutes parts. Elle est mondiale, sous des formes différentes selon les sociétés.

Pour bien comprendre cette exigence de réparation symbolique qui s’exprime par le biais du déplacement de telle ou telle statue ou de la construction d’un contre-monument à proximité du monument contesté, il convient de réfléchir sur ce qu’est une statue, ce qu’elle représente et la place qu’elle joue dans notre société. Si la statue, en l’occurrence celle de Mahé de La Bourdonnais, est incontestablement une œuvre d’art, elle n’est pas que cela. C’est une œuvre d’art qui joue un rôle bien particulier et qui n’est ni politiquement ni moralement neutre. Par sa posture, son piédestal, son érection, sa devise, son commanditaire, elle induit une vision de l’histoire : l’histoire du grand homme, l’histoire des vainqueurs. L’érection de la statue de Mahé de La Bourdonnais est une bonne illustration de cette vision du monde (cf Françoise Vergès, 09/05/2023 ; Gilles Gauvin, 11/05/23 ; Philippe Bessière, 08/05/2023). Il faut remonter l’histoire de cette statue et son édification à cette place précise, pour mieux saisir les effets qu’elle peut produire dans l’espace public : des souffrances et un rapport de domination.

« Les monuments, écrit l’historien Emmanuel Fureix (voir note 2), sont aussi des lieux de pouvoir où s’exprime une domination symbolique qui peut être ressentie comme une violence dans le présent, et qu’il s’agit de réparer. » Ou encore : « Les statues de grands hommes n’incarnent pas seulement des individus, elles inscrivent des discours dans l’espace, imposent des normes de gloire et façonnent (parfois) des rapports de pouvoir. » Conséquemment, agir sur eux, c’est agir sur des leviers de domination cachés, conclut notre historien.

C’est dire qu’il ne faut pas prendre à la légère certaines revendications mémorielles, surtout lorsqu’il s’agit du déplacement d’une statue – figure aujourd’hui controversée pour sa participation à la traite et à l’esclave – à l’occasion de l’aménagement d’un espace hautement symbolique de notre histoire : la place du 20 décembre. En la circonstance, le coup politique porté par la Région au projet en cours de la Mairie de Saint-Denis me paraît incompréhensible, voire inconcevable. En tout cas, bien mystérieux ! Par ailleurs, déplacer une statue, voire la déboulonner, n’a rien à voir avec l’effacement de l’Histoire, qu’il convient de ne pas confondre avec une commémoration. Dresser une statue, c’est commémorer un homme, c’est offrir une figure exemplaire, un modèle aux citoyens. Elle n’est pas neutre. « Elle énonce des normes de gloire, qui par nature sont sujettes à révision constante », analyse Emmanuel Furieux, auteur de L’œil blessé/Politique de l’iconoclasme (2019).

Il est donc normal de repenser la pertinence de nos monuments.

Pour conclure : faire exister d’autres mémoires et des rapports sociaux plus justes

Si parfois le retrait de certaines statues, qui « blessent l’œil et offensent des mémoires », peut pleinement se justifier après un processus de consultation, il convient néanmoins de penser plus par addition que par soustraction. Comment ? En construisant d’autres monuments pour faire exister dans l’espace public d’autres mémoires, d’autres figures reflétant toute la diversité de notre histoire ; en contextualisant par des plaques explicatives les figures controversées, voire en neutralisant par des gestes artistiques le message pernicieux de certaines statues. La meilleure des pédagogies est d’expliquer, de dialoguer, de contextualiser. L’une des premières solutions passe par l’éducation et la lecture du statuaire. Et surtout la lutte pour la transformation des sociaux pour moins d’inégalités et plus de justice.

Ces propositions, me semble-t-il, vont dans le sens d’un apaisement et d’un dialogue des mémoires. Aux historien-ne-s et militant-e-s de la culture de nous aider à trouver un récit commun ouvrant la voie à une mémoire commune.

Notes

« 1 200 à 1 300 esclaves furent importés par an pendant son gouvernement », selon J.-M. Filliot, p. 58, 1974. « C’est aussi pendant son administration que les premières expéditions de traite furent envoyées à la côte d’Afrique pour en rapporter des esclaves réputés plus dociles que ceux de Madagascar », écrit l’historien mauricien Auguste Toussaint dans Histoire des îles Mascareignes, p. 501972.

Une vision du monde, écrit l’historien Emmanuel Fureix, spécialiste de l’histoire de l’iconoclasme. Il est notre référent pour ce papier. Cf Déboulonnages et dévoilements : l’histoire en morceaux, dans Ecrire l’histoire, 2021.

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