Firoz n’est pas mort : son œuvre  est là, au-delà de toute inertie…

DOMINIQUE BELLIER GHANTY

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Pour la première fois, depuis la disparition de mon époux, Firoz Ghanty, j’ai accepté d’exposer deux pièces de lui, un autoportrait et un coffre qu’il a tapissé de ses motifs, au Salon de Mai qui va fermer ses portes, ce samedi. La curatrice de cette quarantième édition, Nirveda Alleck m’a demandé un témoignage sur le legs des artistes disparus, qui puise à la fois dans mon vécu de compagne et mon expérience de journaliste culturelle. Le texte ci-dessous est affiché aux côtés des travaux de Firoz, ainsi que de feu Saïd Hossanee et Vaco Baissac.

Étrange et vaste vacuité

Petit coup de gueule d’une veuve

Nous avons échangé il y a un an, ici même, dans le même contexte au sujet du legs des artistes disparus… Les participants ont évoqué plusieurs pistes qui permettraient aux ayant droits d’être moins perdus, lorsqu’ils doivent apprendre à gérer une œuvre, sa conservation et sa valorisation. La table ronde était sympathique avec la contribution de représentants du National Arts Fund et de la National Art Gallery, le témoignage de Brigitte Masson à propos de tout ce qu’elle a réussi à faire pour son père, Hervé, malgré les nombreux obstacles et l’adversité, et le mien, à propos de Firoz, qui m’a laissé un énorme chantier sur les bras en disparaissant subitement et bien trop tôt, en décembre 2019.

Vaco Baissac avait fait le déplacement et s’était levé pour dire la nécessité de travailler sur la mémoire visuelle artistique associée à notre pays… Il vient de disparaître. Tristan Bréville avait tiré déjà sa révérence en mars 2022. Saïd Hossanee qui a œuvré pour les échanges culturels vient de les rejoindre… Avec la légendaire gentillesse mauricienne et l’hypocrisie qui va avec, nous nous sommes quittés d’un air concerné et entendu, affichant sans y croire la ferme intention de transformer l’émulation intellectuelle en actions concrètes. Le résultat, d’une terrible prévisibilité : absolument rien ne s’est passé depuis !

Lorsque mon mari Firoz a peint Loys Cassambo, Ti Frer et quelques autres figures du panthéon culturel mauricien, il ne pensait pas simplement à leur irremplaçable valeur en tant qu’artistes, et n’était pas seulement mu par l’idée d’inscrire leurs visages emblématiques dans un témoignage artistique contemporain. Firoz ressentait la nécessité d’accomplir ce geste pour qu’on ne les oublie pas, quand en réalité, tout est fait pour qu’ils sombrent dans le néant !

On dit que l’art est ce qu’il reste d’un pays quand il n’y a plus rien. Mais à Maurice, il ne restera des investissements publics dans l’art plastique que des statues mal faites et des tombeaux funéraires. Les politiciens sont prompts à utiliser le travail des artistes pour faire de beaux discours, alignant les promesses qu’ils ne tiennent pas juste pour en récolter un illusoire bénéfice image. Ils ne sont pas les seuls ! Quand un artiste meurt, bien des gens se réclament de lui et se repaissent de sa dépouille avec parfois une indécence époustouflante.

Des petits pas ont été franchis, de nouveaux et jeunes artistes sont apparus bénéficiant — souvent sans le savoir — des luttes de leurs aînés. Des initiatives privées salutaires animent l’actualité dans les galeries et centres culturels. Mais dans ce pays sans politique culturelle, sans musée d’art contemporain, sans galerie nationale physique, sans banque de données artistiques digne de ce nom, dans ce pays trop petit pour qu’un marché de l’art s’y structure et concentre les compétences et métiers nécessaires, dans ce pays où la formation aux beaux-arts se réduit à reproduire des profs et où la culture artistique de base est lacunaire, où les organismes en charge du développement dispensent de l’argent sans véritable ingénierie culturelle, l’essentiel reste à faire : une politique, de l’audace et de l’action…

Alors, pour les morts, on repassera ! Ils peuvent bien attendre… Mais leurs travaux n’attendront pas, les carias font déjà le siège ! Et moi la veuve, j’erre avec au cœur un étrange et vaste sentiment de vacuité, enlisée dans un passé qui frappe obstinément à la porte de notre mémoire culturelle. Firoz n’est pas mort : son œuvre est là, au-delà de toute inertie et demande notre attention !

[Dominique Bellier Ghanty]

Firoz Ghanty

(Rose-Hill, 14 août 1952 – Moka, 3 décembre 2019)

Autoportrait : L’écritures VIII – Rêve, oct/nov 2006

Coffre, septembre 2011

Activiste des droits humains, défenseur du patrimoine historique et culturel, militant de gauche depuis les années 70, Firoz Ghanty a été arrêté pendant le mouvement étudiant de 1975 et a purgé une condamnation à la prison en 1981. De l’Arte povera, des déchireurs d’affiches et du Pop art à la réinvention d’une esthétique de l’identité et de la culture nationales, l’artiste a fait de la Kreolité un pilier de sa pensée… À partir des années 90, ses travaux se déclinent sous le triptyque — signes, symboles, archétypes — puisant dans l’ésotérisme et de multiples traditions visuelles. Il se libèrera ensuite des contraintes de la toile sur cadre, pour travailler la verticalité et inscrira son expression dans une approche de plus en plus littéraire et philosophique.  Quelques expositions : 2017 – Portraits pour ma mémoire, galerie Imaaya ; 2016 – VIVA LA MUERTE… Hominum mundum, Institut Français de Maurice ; 2012 – Prakzis, galerie du Consulat Agartha, Port-Louis ; 2008 – Mon corps, moi mis à nu, Maison Ghanty/ Beau-Bassin ;  2003 – After Tokyo, Rose-Hill ; 2002 – Encounters – Le Pont III, Logos Gallery, Tokyo Japon, précédée de Le Pont I & le Pont II ; 1995 – Made in Mauritius, Kunstakademie, Düsseldorf, Allemagne ; 1987 – Figuration critique ; etc.

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